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Nous avons déjà évoqué dans ce blog l'artiste américaine Joan Mitchell (1925-1992), que nous avions découverte à l'occasion d'une exposition à la Fondation Leclerc à Landerneau (notre billet du 4 mars 2019).
Son œuvre fait l'objet d'une très belle rétrospective dans un étage de la Fondation Louis Vuitton, prélude à la magistrale exposition Monet - Mitchell qui occupe les autres étages du bâtiment de la Fondation, et qui fera l'objet d'autres billets dans les semaines à venir.
La chronologie sera respectée dans ce parcours : seule œuvre faisant exception, ce polyptyque de 1980, huile sur toile, intitulé Minnesota bien que peint à Vétheuil.
NEW YORK
En 1947, après des études à Chicago, Joan Mitchell s'installe à New York avant de partir à Paris. Elle rentre après un peu plus d'un an et confirme son souhait de se tourner vers l'abstraction la plus vivante de la période en visitant les ateliers de Franz Kline, Willem de Kooning et Philip Guston. Dès 1951, elle est reconnue de ses pairs, participant au «Ninth Street Show », exposition collective considérée comme l'acte de naissance officiel de l'expressionisme abstrait américain.
Sans titre, 1950, huile sur toile
Cette peinture est très proche de celle présentée par Joan Mitchell en 1951 lors du « Ninth Street Show. » Cette exposition collective de plus de soixante-dix artistes, organisée par Leo Castelli, est un des actes de naissance historiques de l'expressionnisme abstrait américain. Mitchell y expose notamment avec Jackson Pollock, David Smith, Robert Motherwell. Avec ses contemporaines - Grace Hartigan, Helen Frankenthaler, Elaine de Kooning et Lee Krasner-, elle est une des rares femmes présentes et côtoie sur un pied d'égalité Willem de Kooning et Franz Kline, qu'elle admire.
City Landscape, 1955, huile sur lin
Sans titre, 1953-1954, huile sur toile
Après les couleurs vives de ses premières abstractions, Mitchell réalise un groupe de peintures bâties à partir d'une palette subtile de gris, de blancs, de beiges hachurés. Les marques de pinceau créent une sensation d'espace complexe et dense, avec des formes qui donnent l'impression de s'avancer puis de s'éloigner les unes des autres. Cette complexité de couches deviendra une caractéristique de son œuvre. Bien que les marques et les coulures donnent à penser qu'elle travaillait rapidement, le processus de peinture de Mitchell était en fait tout à fait délibéré et réfléchi.
Swamp, 1956, huile sur toile
TRANSATLANTIQUE
En mai 1955, Mitchell opère un premier déplacement à Paris. « Je pense qu'il serait plus facile de vivre une vie de peintre ici - le travail continu sans exposer pendant des années. Elle est acceptée et a sa dignité », écrit-elle lors de son départ. Les allers-retours avec New York sont fréquents jusqu'en 1959. Si The Bridge (1956) peut être lu comme un symbole de ces passages, Mitchell y démontre sa capacité à penser sa peinture dans un format alors rare, le polyptique, qui deviendra une de ses marques de fabrique. Datant de ces années, Hemlock, peinture nourrie par le poème « Domination of black » de Wallace Stevens (1879-1955), où il est question de lourds sapins, situe son œuvre au-delà de la dichotomie entre abstraction et figuration.
The Bridge, 1956, huile sur toile
The Bridge est le premier polyptyque de l'artiste, un format impliquant plusieurs toiles juxtaposées qui va devenir une forme de signature au début des années 1960. Le titre appelle des références mêlées aux ponts construits par son grand-père à Chicago, à son premier appartement new-yorkais sous le pont de Brooklyn et aux ponts parisiens. Peinte en France et exposée à la Stable Gallery de New York, l'œuvre incarne les mouvements transatlantiques de Mitchell et signifie l'importance de la mémoire et du mouvement dans son œuvre.
Harbour December, 1956, huile sur toile
Water Gate, 1960, huile sur toile
Hemlock, 1956, huile sur toile
Evenings on 73rd Street, 1957, huile sur toile
FRÉMICOURT
En 1959, lorsqu'elle trouve un atelier définitif à Paris, rue Frémicourt, Joan Mitchell développe une grammaire basée sur des marques moins conventionnelles. Les couleurs qui se chevauchent sont parfois étalées au chiffon, projetées sur la toile. La peinture elle-même, sa matière, devient un des sujets de son œuvre. Son vocabulaire est vaste, elle emploie aussi bien des pigments très dilués qu'une huile tout juste sortie du tube. Rock Bottom, comme Bonhomme de Bois sont exemplaires de son œuvre, alors inscrite dans le double contexte de l'expressionisme abstrait américain et de la peinture lyrique européenne.
Mud Time, 1960, huile sur toile
Significative des peintures réalisées par Mitchell lors des premiers mois suivant son installation rue Frémicourt, son premier atelier pérenne à Paris, Mud Time est une véritable explosion de marques, de touches, de traits, qui démontrent l'étendue et la vélocité dominantes et caractéristiques du travail au pinceau de Mitchell à cette époque. Le titre, lui, provient du poème de Robert Frost « Two Tramps in Mud Time », qui évoque la transition grise et humide entre l'hiver et le début du printemps. Des rouges et des violets brillants sont posés sur des teintes plus sombres d'olive terne, de gris et de noir profond.
Rock Bottom, 1960-1961, huile sur toile
Bonhomme de bois, 1961-1962, huile sur toile
Sans titre, 1961, huile sur toile
VÉTHEUIL
En 1967, Joan Mitchell acquiert La Tour, une importante propriété à Vétheuil dominant la Seine. Vétheuil, avec ses masses fluviales, sa construction entre deux rives, témoigne de ses premiers séjours dans la maison. Lorsqu'elle s'y installe définitivement à la fin de l'année 1968, le paysage produit un effet immédiat sur son œuvre. D'énormes tournesols atteignant près de trois mètres entourent la maison et raniment sa passion presque adolescente pour Van Gogh. « Ils ont l'air si merveilleux quand ils sont jeunes, et ils sont si émouvants quand ils meurent. Je n'aime pas les champs de tournesols. Je les aime seuls, ou, bien sûr, peints par Van Gogh » disait-elle.
Sans titre, triptyque, 1969, huile sur toile
Also Returned, 1969, huile sur toile
Girolata Triptych, 1963, huile sur toile
De gauche à droite :
Vétheuil, 1967-1968, huile sur toile
Russian Easter, 1967, huile sur toile
My Landscape II, 1967, huile sur toile
L'emploi du possessif dans le titre est révélateur du sentiment d'appropriation et de création du paysage par Mitchell. Enchevêtrement de verts et de bleus lumineux, cinglés de rouge carmin, My Landscape Il a été peint à Paris alors que Mitchell commence à explorer la campagne environnante à la recherche d'une maison. La toile est presque recouverte d'une maille de gestes. Cette densité contraste avec les formes plus distillées, observées plus tard dans Vétheuil, la peinture réalisée alors que l'artiste ne travaille pas encore dans la demeure acquise en 1967.
Little Trip, 1969, huile sur toile
CHAMPS ET TERRITOIRES
Mitchell parlait de « fields or territories », champs ou territoires, pour évoquer ces peintures du début des années 1970. Le paysage agricole des alentours de Vétheuil, saisi dans une perspective presque aérienne, les reflets de la Seine, sont à l'origine de ces œuvres. Mais elles sont aussi nourries des lectures poétiques de l'artiste. La dimension immersive de ses toiles les rapproche d'environnements physiques.
Ode to Joy (A Poem by Frank O'Hara), 1970-1971, huile sur toile
Le décès accidentel du poète Frank O'Hara en 1966 est une perte immense pour Mitchell. Sans doute se remémore-t-elle les premiers vers de son « Ode to Joy » (1957) quand elle titre son œuvre : « Nous devrions tout avoir et il n'y aura plus de morts ». Moderniste par son usage du collage, empreinte d'instantanés, de conversations, de bruits de la ville, la poésie de Frank O'Hara n'en est pas moins lyrique dans ses soulèvements et ses célébrations. Les trois strophes du texte trouvent-elles une équivalence dans la construction de cet imposant triptyque ?
La Ligne de la rupture, 1970-1971, huile sur toile
Œuvre centrale de l'exposition parisienne de Joan Mitchell en 1971 à la galerie Jean Fournier, La Ligne de la rupture est traversée de tensions entre des surfaces transparentes et d'autres texturées, des halos de bleu et des jaunes contrastés. Titré à partir d'un poème, « La ligne de rupture » de Jacques Dupin - poète, critique, collaborateur de la galerie Maeght, cofondateur de la galerie Lelong - dont le manuscrit a été conservé par la peintre, cette composition peut s'apprécier en écho aux structures brisées des vers de Dupin : « Détruire l'écriture de cet espace oppressif et se perdre en l'écrivant pour l'indivision dans le feu [...] »
Bonjour Julie, 1971, huile sur toile
Plowed field, 1971, huile sur toile
Chasse interdite, 1973, huile sur toile
L'atelier de Vétheuil ne permet pas à Mitchell de travailler simultanément sur plus de deux panneaux côte à côte ; elle les manipule donc pour y peindre par paire, ne s'interdisant pas les permutations. Chasse interdite montre cette partition : au centre, deux temps où la peinture est active, bruissante. Sur les panneaux latéraux, des masses de couleur plus posées. La longueur de l'œuvre, plus de sept mètres, incite à une déambulation, une marche physique et visuelle inscrite dans la durée. « Un territoire d'un type très spatial existe dans Chasse interdite. Un lieu sûr y est envisagé pour les animaux et, surtout, pour Mitchell elle-même - un royaume où elle aimerait être dans sa propre vie » notera, en 1988, l'historienne de l'art Judith Bernstock, à la suite de ses nombreux entretiens avec l'artiste.
MÉMOIRE
« La musique, les poèmes, les paysages, et les chiens me donnent envie de peindre... et la peinture est ce qui me permet de survivre ». À Vétheuil, Mitchell travaille de manière assez solitaire, accompagnée de quelques proches, musiciens, poètes, jeunes artistes qui résident ponctuellement chez elle. Travaillant souvent séparément les panneaux qui composent ses polyptiques, elle les réarrange progressivement, créant des connexions de mémoire avant de les joindre dans une composition finale. Je cherche à « arrêter le temps, à l'encadrer », expliquait Mitchell.
Sans titre, 1979, huile sur toile
Cypress, 1980, huile sur toile
Two Sunflowers, 1980, huile sur toile
Aires pour Marion, 1975-1976, huile sur toile
No Room at the End, 1977, huile sur toile
Red Tree, 1976, huile sur toile
La Lande, 1977, huile sur toile
La Lande a été accrochée dans la salle à manger de Mitchell pendant des années. Des photographies montrent le tableau parfois accompagné d'un bouquet en accord avec la vivacité de la peinture. La structure de l'œuvre en trois bandes, écho des trois plans vus de la maison de Vétheuil (la Seine, les champs, le ciel) se retrouve dans de nombreuses œuvres de plus grande envergure. Bien qu'elle soit réalisée à une échelle réduite, La Lande partage la puissance émotionnelle de ses toiles plus vastes.
Merrily, 1982, huile sur toile
Petit matin, 1982, huile sur toile
Gently, 1982, huile sur toile
PEINDRE
La dernière décennie de l'œuvre de Mitchell est celle d'une énergie paradoxale. Souffrante, gênée dans ses mouvements, elle continue pourtant d'œuvrer à de larges formats et poursuit avec passion les dialogues qu'elle entretient avec ses aînés (Van Gogh pour No Birds, Cézanne pour South). Elle livre alors des œuvres où sa maîtrise des couleurs n'a d'égale que sa faculté à maintenir la lumière par des rehauts de blancs.
No Birds, 1987-1988, huile sur toile
En 1947, dans Van Gogh le suicidé de la société, un des textes sur l'art favori de Joan Mitchell, Antonin Artaud supposait que Champ de blé aux corbeaux (1890) était le dernier tableau du peintre. Avec cet hommage direct, Joan Mitchell, alors malade, anxieuse des préparatifs de sa première rétrospective aux États-Unis, ne cache guère ses inquiétudes. Au contraire, elle souligne avec bravoure sa relation particulière avec la peinture de Van Gogh. Utilisant le format du diptyque pour approcher la composition presque stéréoscopique de l'original, elle emprunte également au hollandais l'énergie du V central qui unit les deux panneaux, la fougue des touches vers le sommet et la partition marquée de la terre et du ciel.
Sunflowers, 1990-1991, huile sur toile
Before, Again IV, 1985, huile sur toile
South, 1989, huile sur toile
Cette toile est un hommage à Cézanne que Mitchell a regardé tout au long de sa carrière, admirative de sa façon de travailler par touches pour construire ses paysages. Ici, les gestes se fondent dans des monticules discernables surmontés de sommets peu structurés, écho au premier plan rocheux de la montagne Sainte-Victoire, sujet de prédilection du maître d'Aix. Mitchell a peint le sommet deux fois, répétant ou échangeant les couleurs, comme si elle offrait deux vues du même sujet - peut-être à des moments différents de la journée - tout en joignant très légèrement les deux panneaux par des traits carmins qui viennent à la fois agiter la peinture et la structurer. South est une leçon de peinture à ciel ouvert. En comparant les deux panneaux l'œil peut suivre le dialogue intérieur de l'artiste, sa manière d'amener la couleur vers l'avant tout en maintenant la lumière, notamment par l'usage du blanc.
La rétrospective s'achève sur un des derniers tableaux de Joan Mitchell, morte en 1992
Sans titre, 1992, huile sur toile
Cette toile, se rapproche plus d'une représentation directe des tournesols que toute autre peinture de son œuvre. Réduits et placés sur un simple champ de blanc et de gris, les jaunes et les ors lumineux se rassemblent en de gracieuses têtes animées par des bandes de vert, de rouge et de violet vifs. Ce tableau puissant et élégiaque cristallise nombre des préoccupations de Mitchell : le monde naturel, les tournesols, Van Gogh, la beauté, les cycles de la vie et de la mort, et l'immense capacité de la peinture à transmettre la complexité des émotions et des expériences humaines.