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7 décembre 2024 6 07 /12 /décembre /2024 09:00

Pour la première fois en France avec une exposition monographique de cette ampleur, le Petit Palais rend hommage au peintre espagnol Jusepe de Ribera, né près de Valence en 1591, parti à Rome à peine agé d'une quinzaine d'années pour ne jamais plus revenir dans son pays natal puisqu'il s'établira à Naples en 1616 et y mourut en 1652. Il est vrai que Naples était alors une possession espagnole et que durant sa fulgurante carrière il multiplia les commandes prestigieuses à Naples et en Espagne.

Profondément marqué par l'œuvre de Caravage qu'il découvre en arrivant à Rome, il est aux yeux de ses contemporains "plus sombre et plus sauvage" encore que ce dernier. La gestuelle est théâtrale, les coloris noirs ou flamboyants, le réalisme cru et le clair-obscur romantique. Son ténébrisme extrême lui valut au XIXe siècle une immense notoriété, de Baudelaire à Manet. Ribera, l'héritier terrible du Caravage, s'impose comme l'un des interprètes les plus précoces, les plus audacieux et les plus extrêmes de la révolution caravagesque et, au-delà, comme l'un des plus grands maîtres du Siècle d'or espagnol.

À Rome. Se nourrir du Caravage, peindre la poésie du quotidien

Les témoignages sur les débuts espagnols de Ribera font défaut. Il s’installe à Rome, alors capitale européenne des arts, vers 1605-1606, pour y demeurer une dizaine d’années. Au cœur du quartier des artistes, non loin du Panthéon, le jeune Ribera, que l’on surnomme « Lo Spagnoletto » (le petit Espagnol), mène une vie de bohème, extravagante et dissolue. Différents grands courants artistiques dominent alors la scène romaine. Ribera opte d’emblée pour la voie révolutionnaire du Caravage (1571–1610), qui bouleverse les canons établis, en rejetant le seul principe du « beau idéal », pour promouvoir une peinture « d’après nature ». Les deux hommes
se sont peut-être côtoyés à Rome, avant la fuite de Caravage pour Naples, en mai 1606. Caravagesque de la première heure, Ribera reprend les fondements de la leçon du maître, qu’il exacerbe : un réalisme prégnant, un usage provocateur du modèle vivant, un clair-obscur dramatique et des cadrages à mi-corps, dont il accentue la frontalité. Avec une âpreté accrue, il réinterprète les nouveaux sujets caravagesques, inspirés de l’univers des bas-fonds. Ainsi, Ribera fait-il l’honneur d’un portrait à un simple Mendiant. Dans une même veine transgressive, dominée par un puissant naturalisme, il renouvelle la représentation des Cinq sens ou l’iconographie des hommes illustres.

Démocrite, vers 1615-1616, huile sur toile (deux toiles sur le même thème, de la même période)
Un vieil homme au visage creusé par les rides adresse au spectateur un large sourire. Il incarne Démocrite, philosophe présocratique connu pour son attitude ironique à l'égard de la condition humaine, symbolisée ici par la sphère armillaire, dont il a pris parti de rire. Il est souvent le pendant d'Héraclite, généralement représenté en pleurs, en signe d'affliction face à la misère du monde. La touche, plus fluide et moins impétueuse que celle du Mendiant « Borghèse », situe notre Démocrite vers la fin du séjour romain de Ribera.
Allégorie de l'odorat, vers 1615-1616, huile sur toile
La série des Cinq Sens aurait été commandée par Pedro Cosida, représentant commercial du roi d'Espagne à Rome. Avec originalité, Ribera traite l'allégorie à l'image d'une scène de genre tirée du quotidien dans une veine des plus naturalistes. L'odorat est personnifié par un gueux portant un chapeau informe, au visage creusé et à la barbe fournie, vêtu de guenilles. Ribera suggère l'odeur puissante qui se dégage de l'oignon coupé par la larme coulant au coin de l'oeil du modèle. Un autre oignon, entier, une tête d'ail et un brin de fleur d'oranger sont disposés négligemment sur la table au premier plan.
 

Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière

Allégorie du goût, vers 1615-1616, huile sur toile
Un philosophe, vers 1612-1615, huile sur toile
Réapparu à Paris en 2020, ce portrait énergique de vieillard est un ajout récent au catalogue de la période romaine de Ribera. Le visage buriné, la peau extrêmement ridée, ce vieillard présente une physionomie bonhomme, arborant un large sourire un brin narquois. Le béret orné d'une plume constitue une touche d'élégance qui contraste sur le vêtement modeste, formé de tissus rapiécés.
Un mendiant, vers 1612-1613, huile sur toile
Le traitement frontal d'une figure à mi-corps au plus près du spectateur, les larges coups de pinceau et les forts accents lumineux sont caractéristiques des premières productions romaines de l'artiste. L'œuvre, présente dans les collections Borghèse dès le début du XVIIe siècle, est révolutionnaire : jamais auparavant on n'avait porté une telle attention sincère à une figure du peuple. Ce marginal, peut-être croisé dans les rues de Rome, saisit profondément par la vérité de son dépouillement.

Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière

Trouver sa voie, trouver sa place, peindre en série

Le jeune Ribera travaille d’abord à la journée, pour le marché de l’art, comme tout novice arrivé à Rome à l’orée du XVIIe siècle. Il force l’admiration de ses contemporains par sa rapidité d’exécution. En deux jours, il brosse un saint, et en cinq, une grande composition. À cette virtuosité technique, il associe une prédilection pour la série et se fait notamment connaître pour ses Apostolados. Ces cycles, très en vogue en Espagne, présentent le Christ et les douze apôtres, de manière isolée. Les deux Apostolados exécutés par Ribera à Rome, à quelques années d’intervalle, permettent de mesurer l’évolution fulgurante de l’artiste. Peints « d’après nature », ce sont de véritables « portraits » de saints, incarnés par les modèles privilégiés du peintre, choisis dans son environnement quotidien. La seconde série, aux figures magnétiques, est à la fois plus abstraite, plus dramatique et plus individualisée. Elle annonce le Ribera à venir et nous livre les clefs de son succès. Elle est le fruit d’une commande majeure de Pedro Cosida, un compatriote du peintre et agent du roi d’Espagne à Rome. Avec le soutien de la communauté espagnole, « Lo Spagnoletto » accède rapidement au cercle des plus grands collectionneurs de la ville, parmi lesquels le marquis Vincenzo Giustiniani, le cardinal Scipione Borghese et le duc Mario Farnese, qu’il accompagne à Parme en 1611. En une dizaine d’années, Ribera trouve sa voie et se fait un nom dans la plus importante capitale artistique.

Apostolado dit « aux cartels », vers 1607-1609, huiles sur toile
Christ bénissant
Saint Thomas
Saint Matthieu
Saint Jude Thaddée

Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière

Saint guerrier, vers 1614-1615, huile sur toile
Ce saint guerrier dont l'identification est incertaine apparaît comme le portrait vivant d'un homme au visage marqué par la fatigue. L'œuvre révèle l'habitude qu'avait Ribera de travailler d'après nature. Surgissant d'un fond sombre, le visage et les mains sont mis en valeur par les beaux effets de contraste entre la couleur noire et la doublure rouge de la cape. Ribera donne vie à la peinture religieuse, par la proximité de modèles tirés de son quotidien. Derrière le saint se dévoile un authentique portrait.

Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière

Saint Thomas, vers 1613, huile sur toile
Saint Jude Thaddée [?], vers 1613, huile sur toile
Saint Barthélémy, vers 1613, huile sur toile
Il s'agit du deuxième Apostolado connu de Ribera, dit « Cosida », du nom de son commanditaire, Pedro Cosida, agent du roi d'Espagne à Rome et collectionneur. Les figures à mi-jambes, d'un format légèrement agrandi par rapport au premier Apostolado, se détachent d'un fond uni, traversé d'un violent rai de lumière en diagonale, à la manière du Caravage. Les têtes, aux physionomies très individualisées, sont ceintes d'une auréole dorée. Les lourds manteaux aux plis amples animent les figures et enveloppent leur présence sculpturale. Ribera construit un véritable dispositif scénique autour de ces effigies à la monumentalité inédite.

Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière

Saint Pierre et saint Paul, vers 1616-1617, huile sur toile
Les deux apôtres sont ici saisis en pleine discussion animée autour des écrits présents sur le grand rouleau qui les sépare. La main de saint Paul tendue vers l'arrière et tenant une épée fait écho au bloc de pierre saillant vers l'avant en partie basse. Ribera insuffle un mouvement nouveau à ces deux figures, prises dans un véritable dialogue. Les coloris chatoyants, la virtuosité de la nature morte au livre ouvert au premier plan et l'interpellation du regard par saint Paul rendent vivant ce débat théologique.

Ribera - Ombres et lumière

Ribera découvert : l'énigme du maître du jugement de Salomon

Notre connaissance du jeune Ribera, avant son installation à Naples, s’est longtemps limitée à quelques rares mentions biographiques et à un nombre d’œuvres très réduit. Le « Ribera romain » a été redécouvert en 2002, lorsque les tableaux rassemblés sous le nom de convention de « Maître du Jugement de Salomon », d’après la toile éponyme, ont été identifiés comme étant de Ribera. Ce mystérieux peintre anonyme, l’un des caravagesques les plus intrigants de la scène romaine, n’était donc pas un artiste français, comme on l’a longtemps cru, mais bien Ribera, le jeune prodige espagnol. Soudainement, le corpus de Ribera s’est enrichi d’une soixantaine d’œuvres, qui témoignent d’un changement d’envergure radical – de format, d’ambition et de destination. Dans le sillage de Caravage, Ribera renouvelle la représentation de l’histoire sainte. Il l’interprète « d’après nature », avec une rare intensité, associée à une profonde humanité. À ce titre, Le Reniement de saint Pierre prend la forme d’un drame contemporain qui se déroule au cœur d’une taverne, sous les yeux du spectateur, lui-même pris à partie. Ribera invente ainsi un prototype voué à un immense succès. Ces compositions monumentales, en frise, à l’avant-garde du caravagisme, sont alors présentées dans les plus beaux palais de Rome, dont celui du cardinal Scipione Borghese, l’heureux propriétaire du fameux Jugement de Salomon.

Le Jugement de Salomon, vers 1609-1610, huile sur toile
La mise en scène est particulièrement théâtrale: le décor est fermé à gauche par un pilier, à droite par une figure de profil. La lumière éclairant violemment la scène par la gauche met en valeur la rhétorique de la gestuelle attachée à chaque acteur.

Ribera - Ombres et lumière

Le Reniement de saint Pierre, vers 1615-1616, huile sur toile
Ribera reprend dans son tableau les éléments emblématiques de la composition de La Vocation de saint Matthieu du Caravage : la figure centrale assise de dos au premier plan, créant un effet de profondeur spatiale, et les deux gestes de désignation qui, dans la toile de Ribera, deviennent des gestes de dénonciation convergeant vers saint Pierre. La scène religieuse est tirée d'un quotidien des plus prosaïques évoquant les bas-fonds de Rome.

Ribera - Ombres et lumière

La Délivrance de saint Pierre, vers 1613-1614, huile sur toile
Le Couronnement d'épines, vers 1611-1612, huile sur toile
Jésus parmi les docteurs, vers 1612-1613, huile sur toile
Deux philosophes [Anaxagore et Lacydès ?], vers 1612-1613, huile sur toile
Les mains puissantes, les visages ridés et barbus ainsi que les feuilles des volumes présentés sur la table sont des morceaux de bravoure réalistes.

Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
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Ribera et Naples ; le temps de la gloire (1616-1652)

Ribera s’installe à Naples en 1616, où il se marie avec la fille du peintre Bernardino Azzolino, déjà bien établi dans la ville. Cette alliance l’introduit auprès d’une clientèle d’aristocrates locaux et d’ordres religieux, nombreux dans la cité. Il se confronte à nouveau aux inventions du Caravage, disparu quelques années plus tôt. Les chefs-d’œuvre napolitains de ce maître du clair-obscur se retrouvent en écho dans ses propres œuvres. Dès lors, Ribera s’impose comme le nouveau chef de file du naturalisme napolitain. En ce début du XVIIe siècle, Naples est une véritable ville-monde, l’une des trois plus importantes capitales d’Europe, animée d’un singulier bouillonnement. C’est également une possession espagnole, gouvernée par des vice-rois qui se succèdent rapidement. Très vite apprécié par ces serviteurs de la monarchie, Ribera se voit assuré d’une protection officielle et acquiert un statut de peintre de cour. Son rayonnement hors d’Italie, et notamment en Espagne, est fulgurant. Les grandes commandes abondent : une série de saints pour la collégiale d’Osuna, des portraits de philosophes ou d’humbles, des scènes mythologiques d’ampleur, le retable de la chapelle San Gennaro, le prestigieux décor de la certosa di San Martino. Ribera dessine et grave également avec brio. Son style âpre des débuts
romains évolue vers plus de lyrisme et un plus grand colorisme. L’artiste s’attelle à de nombreux registres et retravaille ses obsessions sans relâche.

Saint Jérôme et l'ange du Jugement dernier, 1626, huile sur toile
Exécuté pour le maître-autel de l'église de la Trinità delle Monache, ce tableau constitue le couronnement de la maturité de Ribera à Naples.
Saint André, vers 1616-1618, huile sur toile
Comme pour ses autres figures de saints ou de philosophes, ce saint André en prière, à mi-corps, pourrait être issu d'un Apostolado.
Le Couronnement d'épines, vers 1620, huile sur toile
David tenant la tête de Goliath, vers 1620-1630, huile sur toile
L'épisode biblique de David et Goliath connaît un grand succès chez Le Caravage et, dans son sillage, auprès des peintres caravagesques actifs à Rome. Ribera traite le sujet à plusieurs reprises. Dans cette version, il renforce les éléments dramatiques en dépeignant David sous les traits d'un gamin des rues ou physique nerveux et en grossissant démesurément la tête du géant Goliath.
 

Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
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La splendeur des humbles

 Ribera est le génial inventeur d’une typologie nouvelle : il représente les plus grands penseurs en indigents vêtus de haillons qui s’imposent au spectateur, provocants et superbes. Son message est radical. Il s’inscrit dans un contexte intellectuel et spirituel qui prône la relation entre la richesse intérieure et la pauvreté extérieure. Les séries de portraits de philosophes à mi-corps, fondés sur le travail d’après le modèle vivant, lui permettent d’explorer une grande variété d’expressions. L’artiste se concentre davantage sur la vérité psychologique de l’homme que sur l’identification précise du personnage. Sans être dénuées d’une certaine dérision, ces figures, entre le noble et le prosaïque, revendiquent et proclament une dignité de la pauvreté. Elles captivent par leur présence silencieuse. Si ces philosophes nous interrogent sur les grands sujets existentiels, ils nous invitent en retour à l’introspection. C’est le cas de la série de philosophes mendiants que le duc d’Alcalá commande à Ribera dans les années 1630, qui revisite, dans le registre profane, les cycles de saints réunis pour ses Apostolados de la période romaine. Les sujets, criants de vérité, surgissent puissamment de la pénombre, entourés de morceaux de nature morte virtuose. L’extraordinaire « portrait de famille » que brosse Ribera de la « femme à barbe » et son mari, pour le même duc d’Alcalà, constitue quant à lui un chef-d’œuvre d’humanité.

Maddalena Ventura et son mari [« La Femme à barbe »], 1631, huile sur toile
Dioscoride (ex Ésope), vers 1630, huile sur toile
Platon, 1630, huile sur toile
Héraclite, vers 1630-1632, huile sur toile
Pythagore, vers 1630-1632, huile sur toile

Ribera - Ombres et lumière
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Magnifier le quotidien

 Tout au long de sa carrière, à Rome ou à Naples, Ribera s’intéresse aux marges de la société. À Naples, alors qu’il s’impose comme le peintre officiel des vice-rois espagnols et multiplie les commandes religieuses majeures, Ribera demeure le grand portraitiste de la plèbe napolitaine. Avec ses figures de gitanes, de duègnes ou de garçons des rues, les célèbres scugnizzi, il nous plonge dans un répertoire truculent, proche de l’univers picaresque de la littérature espagnole, comme du théâtre et de la chanson populaires de l’époque. Qu’il prête les traits réalistes de tout ce petit peuple napolitain à des allégories (Jeune fille au tambourin, Une vieille usurière) ou érige le portrait d’un malheureux infirme en valeureux spadassin (Le Pied-bot), il excelle à tirer de la misère du quotidien une forme de merveilleux.

Une vieille usurière, 1638, huile sur toile
L'effet de clair-obscur, le sujet et la manière de traiter sans concession les sévices du temps s'inscrivent dans la tradition caravagesque, Toute l'attention du personnage est retenue par la balance qui lui sert à effectuer une pesée. On a voulu voir dans ce personnage à la rudesse palpable une usurière, voire une allégorie du péché d'avarice
Le Pied-bot, 1642, huile sur toile
 Ce tableau représente un jeune infirme pieds nus et pauvrement vêtu, faisant l’aumône. Ribera donne au sujet une dimension et une noblesse inédites en isolant la figure sur une toile au format de portrait d’apparat.
Jeune fille au tambourin, 1637, huile sur toile

Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
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Réinventer la fable antique

Les années 1630 constituent une période prodigieuse pour Ribera, durant laquelle il reçoit tous les honneurs (en 1626, il est décoré de la croix de l’ordre du Saint-Esprit à Rome) et jouit d’une position dominante sur la scène artistique napolitaine. Il conçoit ses plus beaux chefs-d’œuvre profanes : des compositions ambitieuses et spectaculaires, inspirées de la fable antique, mais réinventées avec truculence et lyrisme. De ses références érudites, Ribera tire un profit inédit, entre reprise et détournement. Son goût pour la provocation, le grotesque, la dérision, mais également le drame humain, transparaît. Le Silène ivre n’offre-t-il pas une variation particulièrement iconoclaste de Vénus allongée ? A-t-on jamais vu de bel Apollon aussi sadique ? L’artiste, au sommet de son art, ose tout et a l’audace superbe. Véritable théâtre des passions, sa peinture déploie un caractère sensoriel remarquable, visuel et tactile, voire sonore. Tout est maîtrisé dans le traitement et les effets de texture : le corps, souffrant ou repu, les plis de chair, les poils, les étoffes… Une grâce nouvelle et une gamme chromatique enrichie de bleus électriques, de rouges écarlates, de pourpres cramoisis révèlent une inspiration vénitienne et flamande. Son spectaculaire Vénus et Adonis nous plonge enfin dans une atmosphère apaisée et une douce poésie, malgré le drame évoqué.

Vénus et Adonis, 1637, huile sur toile
Les effets des plis d'étoffe aux coloris électriques et le ciel tourmenté à l'arrière-plan sont caractéristiques du tournant coloriste de Ribera autour des années 1640.
Apollon et Marsyas, 1637, huile sur toile
Le Silène ivre, 1626, huile sur toile

Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière

De Naples à l'Espagne

 Après avoir porté la représentation de la figure isolée à son comble et réinventé le mythe avec impertinence, Ribera s’attelle à de nouveaux sujets, pour lesquels il propose une approche originale. Son étonnant Combat de femmes aborde un thème inédit dans une perspective monumentale singulière. Au-delà de son habileté dans le traitement du paysage comme arrière-fond, le peintre livre dans ses deux tableaux de paysages autonomes une méditation sur la nature, où les vibrations de lumière argentée nimbent d’une douceur bucolique une campagne idéalisée. Ces ensembles, atypiques dans la production de l’artiste, témoignent de l’importance de l’envoi vers l’Espagne d’une grande partie de ses œuvres. Qu’il s’agisse de commandes destinées aux villes d’origine des vice-rois (Osuna, Salamanque) ou au décor des palais madrilènes du roi Philippe IV (Alcázar ou Buen Retiro), Ribera crée pour l’Espagne sans jamais retourner dans sa patrie de naissance.

Paysage avec bergers, 1639, huile sur toile
Paysage avec fortin, 1639, huile sur toile
Ces deux paysages indépendants sont les seuls de ce genre que l'on connaisse de Ribera. La prépondérance d'une nature à peine animée de figures, aux vastes ciels d'un bleu électrique, suggère une fonction décorative. On peut également y voir l'influence des paysages pastoraux, dans le goût du peintre Claude Lorrain, par exemple. Vraisemblablement commandés par le comte de Monterrey, vice-roi de Naples de 1631 à 1637, qui les emporta ensuite avec lui en Espagne.
Combat de femmes, 1636, huile sur toile

Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
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Convaincre par le vrai et l'émotion

 En cette première moitié du XVIIe siècle, les préconisations de l’Église catholique, énoncées au concile de Trente (1545-1563), sont appliquées aux arts. En opposition au développement de la réforme protestante, la Contre-Réforme catholique réaffirme la place des images dans le culte et leur capacité à éveiller la dévotion des fidèles par l’émotion. Dans cet esprit, qu’il interprète à l’aune de la foi espagnole et de la ferveur populaire napolitaine, Ribera cherche à convaincre par le vrai et l’émotion. Il relève le défi de peindre l’expression des passions « au naturel » et s’attache à traduire l’expression de la douleur, l’introspection psychologique ou encore la beauté du corps mort du Christ. Il insiste sur la vérité des individus, présentés au plus près du spectateur, tout comme sur la sincérité des expressions. Il joue enfin de la puissance évocatrice des rares couleurs qui vibrent au cœur des ténèbres. La représentation des ermites et des pénitents occupe une part importante dans son œuvre. Les déclinaisons de saint Jérôme, qu’il peint plus de quarante fois tout au long de sa carrière, soulignent la sincère dévotion du personnage, plutôt que sa dignité d’érudit. Sainte Marie l’Égyptienne impressionne par la radicalité de son dépouillement ascétique. Ribera traduit l’extase religieuse aussi bien que la vision céleste ou le miracle divin, mais toujours dans une perspective réaliste. Ses œuvres de dévotion interpellent avec efficacité le fidèle : elles émeuvent, suscitent l’empathie, permettent de s’identifier à des figures saintes proches, modestes, humaines

Sainte Marie l'Égyptienne, 1641, huile sur toile
Marie l'Égyptienne est une sainte dont la vie est assez semblable à celle de Marie Madeleine : cette prostituée d'Alexandrie se convertit et vécut en ermite dans le désert de Palestine pendant quarante-sept ans, en se nourrissant seulement d'un peu de pain
L'Adoration des bergers, 1650, huile sur toile
Madeleine pénitente, 1641, huile sur toile

Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière

Le Miracle de saint Donat d'Arezzo,1652, huile sur toile
Daté de l'année de la mort de Ribera, ce tableau serait son dernier. Il représente le miracle de saint Donat, deuxième évêque d'Arezzo au IVe siècle
Saint Jérôme, 1934, huile sur toile
Saint Jérôme, 1943, huile sur toile
Saint Antoine de Padoue, 1636, huile sur toile
Saint Antoine de Padoue, en habit franciscain, est représenté au moment où, priant dans sa cellule, il a une vision de l'Enfant Jésus apparaissant entre ses bras.

Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière

Peindre le pathos

 La Lamentation est le sujet de plusieurs tableaux de Ribera, depuis le premier témoignage d’un tableau peint à Rome jusqu’à l’une de ses dernières œuvres, réalisée dans les années 1650. Le peintre fait évoluer le type traditionnel de la Pietà, ou Vierge de douleur, un motif où la mère du Christ, éplorée, seule ou entourée, tient sur ses genoux son fils mort. Ribera concentre la désolation autour du corps du Christ en autant de variations dotées d’une grande charge émotionnelle propre à inspirer la dévotion. Le sujet est particulièrement apprécié de l’art de la Contre-Réforme, qui promeut la Passion du Christ et les modèles susceptibles de susciter l’empathie. Pour la première fois sont réunies ici trois versions de Ribera provenant de la National Gallery de Londres, du musée du Louvre et du musée Thyssen Bornemisza de Madrid. Leur confrontation permet de comprendre combien l’artiste nourrit ses motifs en les renouvelant.

La Mise au tombeau, vers 1616-1624, huile sur toile
Paris, musée du Louvre
Lamentation sur le Christ mort, 1633, huile sur toile
Madrid, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza
Lamentation sur le Christ mort, vers 1620-1623, huile sur toile
Londres, The National Gallery

Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière

Et la dernière section de cette exposition très dense :

Le spectacle de la violence

 La représentation de la violence est au cœur de la production de Ribera. Ses compositions de martyres chrétiens scandent l’ensemble de sa carrière napolitaine. Cadrages audacieux, asymétrie des constructions, grandes diagonales, mouvements de foule, gestuelle éloquente prennent directement à partie le spectateur pour mieux l’inviter à participer aux souffrances exposées. Ces scènes de torture se nourrissent de mises à mort bien réelles, orchestrées sur les places publiques par l’Inquisition, et dont Ribera a été le témoin. Au sein de ces tableaux spectaculaires domine la représentation de la chair : une chair vieillie, mise à nu, ensanglantée, arrachée, où s’exprime toute la virtuosité du pinceau de Ribera. Le Martyre de saint Barthélemy offre à Ribera un motif terrifiant de corps souffrant, disloqué et meurtri. L’artiste décline le sujet en autant de variations, depuis la première commande pour le duc d’Osuna en 1616, jusqu’à la dernière version de 1644. Il révèle une forme de fascination pour le mélange de sensations, entre attraction et répulsion, que convoque la scène d’écorchement. Le spectacle du supplice et l’exploit pictural fusionnent en un condensé d’épouvante magistral. L’artiste peint également saint André ou saint Sébastien, souffrant tous deux dans leur chair, mais avec une atténuation de l’horreur dans la mise en scène de leur martyre. Un de ses derniers tableaux, le Saint Sébastien pour la certosa di San Martino en 1651, tend vers un apaisement érotisé du sujet. C’est ce Ribera extrême que retiendront les artistes et écrivains français du XIXe siècle. Théophile Gautier s’exclamait ainsi : « C'est une furie du pinceau, une sauvagerie de touche, une ébriété de sang dont on a pas idée. »

Le Martyre de saint Barthélemy, vers 1616-1617, huile sur toile
Le Martyre de saint Barthélemy, vers 1628, huile sur toile
Le Martyre de saint Barthélemy, 1644, huile sur toile

Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière

Saint Sébastien, 1651, huile sur toile
Le Martyre de saint André, 1628, huile sur toile
Saint Sébastien soigné par Irène et sa servante, 1621-1624, huile sur toile
Sébastien est un jeune soldat romain condamné à mort au IVe siècle pour sa conversion chrétienne. Il est criblé de flèches et laissé pour mort, mais survit à ce premier martyre grâce aux bons soins d'Irène, avant d'être finalement lapidé. Irène est ici représentée debout, à l'aplomb du corps horizontal très effilé de saint Sébastien. Son doux visage tourné vers nous, elle plonge les doigts dans un pot à onguent pour soigner les blessures du saint, tandis que sa servante retire une flèche de son flanc. Contrastant avec les autres représentations de martyres de Ribera, d'une grande violence, cette scène de guérison est au contraire marquée par l'apaisement et la douceur.

Ribera - Ombres et lumière
Ribera - Ombres et lumière
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commentaires

K
les commentaires sont trés instructifs et les images sont a voir et revoir...un plaisir. Merci encore, Michel.
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M
Quand lire votre blog? Avant d'aller à l'exposition? Après? Aucune importance, c'est toujours trop bien. MERCI
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D
Ad majorem dei gloriam ! Voila plein de références pour des commentaires savants, bravo !
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R
Très impressionnant ! <br /> Vraiment c’est magnifique !<br /> 🤩⭐️🤩⭐️
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