Au Musée d'Art Moderne de Paris, première rétrospective en France consacrée au sculpteur suisse Hans Josephsohn (1920-2012). Le musée en a confié le commissariat artistique à Albert Oehlen, peintre allemand né en 1954 à Krefeld en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, dont l'œuvre se rattache au courant néo-expressionniste, grand admirateur de Josephsohn qu'il a découvert en Suisse où il réside.
Né en 1920 à Königsberg (actuelle Kaliningrad russe), dans ce qui était alors la province allemande de Prusse orientale, Hans Josephsohn grandit dans les années trente au sein d’une famille juive. Témoin de la montée du nazisme et des persécutions, il conserve toute sa vie les traces de ce traumatisme. Très tôt attiré par la sculpture, il se voit refuser l’accès à une école d’art en raison de son origine. En 1938, il obtient une bourse artistique à Florence, mais, à l’automne de la même année, la promulgation des lois raciales l’oblige à fuir précipitamment l’Italie. Arrivé en Suisse, il s’installe dans la ville de Zurich où il réside jusqu’à sa mort, en 2012. Peu après son arrivée, le sculpteur suisse Otto Müller (1905-1993) lui ouvre les portes de son atelier. Il s’installe dans son premier atelier en 1943 et dès lors travaille sans relâche. Considéré en Suisse comme l’un des artistes les plus importants d’après guerre, il reste
longtemps méconnu à l’étranger. Au gré de rencontres déterminantes, il bénéficie, à partir des années 2000, d’une notoriété grandissante. Sa première rétrospective hors de Suisse et d’Allemagne se tiendra en 2002 au Stedelijk Museum d’Amsterdam.
Années 1950 : Une simplification des formes
À la fin des années 40, ses débuts sont caractérisés par une épuration de la forme et une géométrisation. Cette période est marquée par sa rencontre, en 1943, avec Mirjam Abeles qui devient son modèle puis son épouse en 1954. Dans la création artistique d’après-guerre, où l’abstraction domine les avant-gardes, Josephsohn reste attaché à une certaine figuration, distanciée du modèle qui pointe des convergences avec l’Antiquité, et en particulier avec l’Art Égyptien -funéraire et symbolique- et, qui par son intensité, rappelle les œuvres d’Alberto Giacometti.
Sans titre (Mirjam), 1953, plâtre
Sans titre, 1948, laiton
Relief (Figure assise en face d'un objet), 1948-1949, plâtre
Sans titre, 1952, laiton
Sans titre, 1950, plâtre
Un alignement de sculptures en plâtre et en laiton, toutes "sans titre", datées de 1950 à 1957.
Sans titre, plâtre, 1957
Sans titre (Mirjam), 1950, laiton
La silhouette élancée de Mirjam Abeles lui inspire les figures stylisées des débuts. Ce buste, pour lequel elle a posé, est constitué d'une tête détaillée et d'un bloc géométrique irrégulier qui synthétise le haut du corps. L'ensemble joue sur un contraste entre la partie supérieure et inférieure de la figure. Au fil du temps, l'artiste s'aperçoit qu'il travaille autant sur la la partie inférieure qu'il décrit par « cette chose apparemment sans forme » que sur la tête. Le détail du collier de perles ajoute un élément distinctif et décoratif inhabituel chez Hans Josephsohn qui caractérise le portrait.
Sans titre, 1950-1951, laiton
Années 1960-1970 : Le corps incarné
Les années soixante marquent un tournant dans la sculpture de Josephsohn, qui se traduit par une massivité, une incarnation des corps. C’est aussi l’époque où sa vie personnelle bascule : une jeune modèle, Ruth Jacob devient sa compagne. Si cette relation trouve des échos dans une forme de réinvestissement du corps humain plus traditionnelle, la figuration de Josephsohn emprunte d’autres chemins pour poursuivre l’exploration de la matière. À cette époque, il ne cache pas son admiration pour Aristide Maillol, bien que ses œuvres s’en distinguent par le traitement des surfaces, l’expressivité du modelage et un certain hiératisme. Cette période est annonciatrice d’une transformation profonde qui va engendrer un troisième sursaut formel à l’aube des années quatre-vingt.
Sur les deux premiers clichés : Sans titre, 1962, laiton
Cette sculpture est l'une des rares figures masculines représentées par l'artiste. L'homme passait régulièrement devant l'atelier de Hans Josephsohn, tirant derrière lui un chariot de linge qu'il livrait à l'hôpital. L'artiste est immédiatement frappé par la forme tubulaire du pantalon et s'interroge sur la façon de la représenter par le modelage. Il demande à l'ouvrier de poser pour lui durant ses pauses déjeuner. Plusieurs variantes en résultent, qui montrent l'attention portée au volume et au rendu du vêtement. Josephsohn s'attache aussi à restituer la position de l'homme au dos voûté et à la tête projetée vers l'avant.
Sur le troisième, Sans titre, 2005, laiton
L'artiste admirait l'inventivité de l'architecture romane, qui fleurit autour de 1100, et de ses décors sculptés dont la narration restituait la vie : « J'ai commencé à percevoir les églises comme des collections de blocs de formes qui s'assemblent progressivement pour former un tout. » Au cours de ses voyages en France, il aimait visiter notamment les églises romanes de la région de Saintonge en Charente-Maritime. La figure, encadrée par des éléments architecturaux, flotte dans l'espace comme dans la plupart des reliefs. La composition, qui s'appuie souvent sur un linteau et un pilier pour séparer parfois deux personnages, pourrait laisser penser ici que la scène est un fragment d'une frise ou d'un bandeau.
Ces statues, toutes intitulées "Sans titre (Ruth)", en laiton, sont de 1968 à 1975.
Sans titre, 1974, laiton
L'image de Ruth Jacob, sa compagne, au repos, inspire à Hans Josephsohn la représentation du nu couché. La scène va durablement imprégner l'imaginaire de l'artiste qui en fait une description précise: « Elle se reposait, allongée sur un canapé en soutenant sa tête et en regardant autour d'elle. » Ainsi le nu couché vient enrichir le répertoire typologique des figures dans les années 1960 et 1970. La séparation avec Ruth Jacob, en 1976, marque une interruption dans la réalisation de ces figures.
Sans titre (Ruth), 1969, laiton
Sans titre, vers 1969, laiton
Sans titre (Ruth), 1960, laiton
Sans titre, 1960 pour l'un, 1970-75 pour l'autre, laiton
Sans titre, 2006, laiton
L'artiste reprend le motif de la figure couchée au milieu des années 1990 après une interruption de près de vingt ans, qui date de sa rupture avec Ruth Jacob. Des esquisses trouvées dans son atelier montrent que Hans Josephsohn ne faisait plus appel à des modèles. Réalisés d'abord dans un petit format, les nus couchés comme les demi-figures sont progressivement agrandis. Les traces de la spatule créent des aspérités laissant apparaître les tumultes de la matière. Alors que le sculpteur est concentré sur les proportions, le rapport des volumes, l'équilibre ou le déséquilibre des masses, et que la matière prend l'ascendant sur le sujet, certains auteurs perçoivent une puissance minérale et évoquent des sommets montagneux.
Une série de têtes entreposée sur une étagère des réserves du Kesselhaus Josephsohn à Saint-Gall attire l'attention d'Albert Oehlen alors qu'il visite les lieux. L'ensemble réunit des pièces datées du début des années 1940 à la fin des années 1960, auxquelles Josephsohn ne donne pas, pour la plupart, un statut d'œuvres mais qu'il considère plutôt comme des études. Différents visages se côtoient et leur diversité offre une galerie de portraits formée par l'entourage amical de l'artiste et des personnalités de Zurich. Les têtes révèlent des détails d'exécution et portent la trace des recherches qui occupent l'artiste. Certaines le conduisent à travailler la condensation des formes caractéristiques de sa création dans les années 1950, d'autres l'amènent à se concentrer sur le volume ou sur un détail, d'autres encore montrent qu'il cherche à saisir plus fidèlement l'expressivité du modèle. Albert Oehlen choisit d'extraire des réserves l'ensemble tel qu'il l'a découvert : il met en lumière une partie habituellement occultée de la production et donne ainsi accès à l'atelier. Les têtes et leurs variantes témoignent d'un apprentissage de la sculpture par une pratique quotidienne.
À droite, "Sans titre", 1956, plâtre
À gauche, "Sans titre", 2006, laiton
Années 1980 : Aux limites de l’abstraction
Josephsohn trouve un vocabulaire plastique dont il ne va plus se départir et creuse le sillon d’une abstraction conservant quelques contours figuratifs de plus en plus lointains. La virtuosité et la vélocité du geste, tendent vers une vibration de la matière. Têtes, bustes et nus couchés changent d’échelle et gagnent en format. Ce renouveau coïncide en 1978, avec l’arrivée dans sa vie de sa dernière compagne et modèle Verena Wunderlin. La disparition de la figure libère un champ formel dont historiens et artistes pointent la proximité avec des éléments ou des objets marqueurs des origines : blocs géologiques et Vénus préhistoriques.
Dans une grande salle, de grandes figures "sans titre" en laiton de 1990 à 2005.
et des figures de plâtre de la même époque.
Placée à la fin du parcours, une sculpture « totémique » de Rebecca Warren, artiste britannique née en 1965, issue de la collection du peintre allemand, montre dans le traitement du corps féminin d’évidentes - selon le commissaire de l'exposition - affinités formelles avec l’œuvre du sculpteur suisse.
Dans les espaces des collections permanentes, en complément de l'exposition, une autre sculpture de Rebecca Warren, Marie g, 2023, bronze peint à la main sur support et socle en MDF
Pour Rebecca Warren, cette œuvre « ...est à la recherche d'une humeur humaine qui subsiste même lorsque les traits sont poussés dans une abstraction étrange [...] Marie g affiche un certain équilibre qui découle de la vulnérabilité féminine et d'une force tranquille. »
Près de cette statue, et pour colorer un peu ce billet des tableaux du commissaire de l'exposition Josephsohn, Albert Oehlen.
FM 1, 2008, huile sur toile
Albert Oehlen, né en 1954 à Krefeld en Allemagne, est considéré comme l'un des plus grands peintres de sa génération. Depuis les années 1980, il s'illustre par une remise en question permanente de la peinture. Élève de Sigmar Polke (1941-2010), proche de Martin Kippenberger (1953-1997) et de Jörg Immendorff (1945-2007), il joue des effets chromatiques et de l'hétérogénéité stylistique, au-delà des clivages entre abstraction et figuration. Inspiré par l'expressionnisme abstrait américain, il aborde le support pictural comme un champ de bataille, où la peinture gestuelle - appliquée directement avec les doigts ou à la bombe - se confronte à des fragments de photographies, d'affiches publicitaires, ou encore à des motifs digitaux. En référence à la peinture abstraite expressionniste des années 50-60, les premières peintures au doigt des Finger Malerei intitulées FM apparaissent en 2008. Abandonnant le pinceau pour peindre à mains nues sur la toile, l'artiste joue du décalage pour entamer une nouvelle recherche sur le geste.
Sans titre, 1993, huile sur toile
Sans titre, 1989, huile sur toile
À partir de 1989 débute une approche abstraite chez Albert Oehlen, succédant à une peinture plus figurative qu'il intitulait parfois « tableaux abstraits », jouant de l'ambiguïté. Toutefois, les éléments figuratifs comme le pied ici ou l'œil situé sur le bord inférieur du tableau suivant (Sans titre, 1989) n'aboutissent à aucun récit. Ils agissent plutôt comme des éléments perturbateurs et contredisent l'association stylistique entre abstraction géométrique et abstraction lyrique, et confèrent à l'œuvre un étrange impact visuel.
Sans titre, 1989, huile sur toile