Charles Ray au Centre Pompidou
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Après notre visite à la Bourse de Commerce dans notre dernier billet, nous présentons l'autre volet de ce partenariat original entre les deux institutions. Le texte de présentation est assez différent de celui de l'autre exposition :
Né en 1953 à Chicago et vivant aujourd'hui à Los Angeles, Charles Ray compte parmi les quelques artistes de sa génération qui ont infléchi durablement l'histoire de l'art récent. Très diverse, bien que restreinte en quantité, son œuvre procède dès l'origine, sans aucun a priori, de cette question : « Qu'est-ce qu'une sculpture ? » Pénétré d'une profonde connaissance de son art, depuis les statues archaïques grecques jusqu'aux créations de certains de ses contemporains, Charles Ray propose une large gamme de réponses. Paradoxe : l'instantanéité qui caractérise la rencontre avec ses œuvres n'a d'égale que la complexité de la conception et de la production de celles-ci. Selon une perspective inédite, la présente exposition offre un éclairage sur près de cinquante ans de carrière, depuis les débuts de l'artiste-performer en tant que sculpture vivante jusqu'à ses tout derniers travaux. L'exposition est marquée par divers moments culminants de ce qui constitue en définitive une refondation de l'art sculptural.
Comme pour l'exposition partenaire, nous essaierons de faire partager au lecteur le commentaire des organisateurs, qui souvent font s'exprimer Charles Ray lui-même.
Au début de l'exposition, un grand espace contenant quatre œuvres :
Portrait of the Artist's Mother, 2021
Papier fait main et gouache
Cette œuvre appartient à un ensemble récent de sculptures qui se caractérise par l'utilisation d'un matériau nouveau et peu courant pour des objets tridimensionnels de grande taille : le papier. Papier fabriqué à la main dans l'atelier de l'artiste, à la fois assez malléable et assez résistant pour permettre un rendu du détail des figures. Ce nu féminin plus grand que nature s'inscrit dans la tradition des Vénus allongées de la Renaissance et, plus près de nous, a de l'Olympia de Manet (1863, Paris, Musée d'Orsay).
Le titre fait référence à Arrangement en gris et noir n°1, dit aussi Portrait de la mère de l'artiste de Whistler (1871, Paris, Musée d'Orsay). Les larges fleurs peintes à la gouache évoquent le Flower Power de la fin des années 1960.
« Je suis sculpteur de métier, mais la nuit je dessine des fleurs afin de laisser libre cours à mon amour de la couleur. Comme des fleurs sauvages dans un pré, ces dessins viennent d'eux-mêmes. », écrit Charles Ray. Les fleurs flottent sur le corps de la femme sans aucune recherche d'un effet d'illusion. Les deux registres de figuration - sculpture et peinture - fonctionnent pour ainsi dire indépendamment.
Clothes Pile, 2020
Aluminum peint
L'intérêt de Charles Ray pour le thème du vêtement se manifeste dès ses débuts. Plusieurs de ses mannequins en témoignent également, ainsi que l'installation cinématographique Fashions (1996) qui montre un modèle féminin sur un socle rotatif. Chaque rotation s'accompagne d'un changement de tenue, toutes confectionnées par l'artiste lui-même. Important tout au long de l'histoire de la sculpture par les effets auxquels il donne lieu (drapés, plicatures), le vêtement est cependant très rarement traité de manière isolée. Clothes Pile l'envisage sur un mode résolument contemporain et quotidien : diverses pièces de costume abandonnées à même le sol et révélant encore l'empreinte du corps qui les a portées.
Self-Portrait, 1990
Fibre de verre peinte, vêtements, lunettes, cheveux, verre et métal
« Au cours de mes études, j'ai travaillé quelque temps comme gardien de nuit dans un grand magasin ; j'y étais environné de mannequins à la présence insistante. À l'exception d'une poignée d'employés disséminés dans tout le magasin, il n'y avait personne. Les mannequins étaient partout. Leur inquiétante étrangeté les rendait inintéressants à mes yeux. Mon idée initiale, dans laquelle il entrait une certaine stupéfaction, n'était que cela, une blague, un point de départ, une sorte de figuration bon marché – une zone intermédiaire entre réalité et fiction. Des mannequins qui prennent vie après la fermeture, qui sortent en ville et doivent rentrer au point du jour. Des vampires sans le sang. Des vampires de la culture. Je m'en suis servi comme d'une donnée culturelle, un lieu d'où édifier ma sculpture. Ce serait une erreur d'envisager tout cela comme un projet. »
Unpainted Sculpture, 1997
Fibre de verre peinte
« Unpainted Sculpture est née d'une recherche sur la nature des fantômes. J'ai étudié de nombreuses automobiles qui ont été impliquées dans des collisions mortelles. J'ai fini par choisir une voiture qui, selon moi, avait la présence de son conducteur décédé. Mon idée était de reproduire toutes les bosses, tous les froissements et tous les aspects de la destruction de la voiture en prenant des moules pièce par pièce. » Une fois la voiture parfaitement reproduite, pièce à pièce, le drame auquel elle est liée s'estompe. La pureté de la forme met à distance le chaos.
Autour de cette salle :
Eggs, 2006-2007
Chicken, 2007, acier inoxydable peint et porcelaine
Handheld Bird, 2006, acier inoxydable peint
Hand Holding Egg, 2007, porcelaine
« Chicken oppose deux forces. Celle du spectateur curieux qui regarde à l'intérieur, est confrontée à l'énergie du poussin sortant de l'oeuf. Et je pense que cela répond enfin à la question : Qui est venu en premier, l'oeuf ou la poule ? »
Plank Piece I and II, 1973
2 photographies en noir et blanc
« Certaines des sculptures-performances qui utilisent mon corps, comme Plank Piece I and II, me sont venues à l'idée parce que j'étais pleinement impliqué dans la confection de mes sculptures. [...] Si guidées par l'image qu'elles puissent paraître avec le recul, je les voyais à l'époque comme très formelles, une relation entre un corps, un mur et une planche, »
Future Fragment on a Solid Base, 2011
Aluminium
À l'origine de cette œuvre, une figurine de guerrier trouvée par terre, est dans un premier temps reproduite et agrandie par l'artiste. À grande échelle, la figurine apparaît à Charles Ray avec une musculature totalement fantasmée et féminisée. Ray choisit de n'en garder qu'un membre, la jambe, qui contient à elle seule l'esprit général de tout le corps. Placé sur son piedestal, le fragment se fait trouvaille archéologique que des générations futures auraient découverte et érigée comme témoin de notre civilisation.
Sur le passage vers l'autre grande salle, on retrouve un grand mannequin féminin, pendant de celui de l'autre exposition, au même titre :
Fall '91, 1992
Fibre de verre peinte, cheveux, vêtements, bijoux, verre et métal
« Ce n'est pas une médiocre sculpture de femme, mais une grande sculpture de mannequin ! Lorsqu'elle est bien installée, il peut se passer deux choses à l'approche du spectateur : ou le mannequin grandit, ou le spectateur rapetisse. La sculpture respecte toutes les proportions normales d'un mannequin. La seule convention modifiée, c'est l'échelle : la sculpture est 30% plus grande qu'un mannequin de magasin. À une certaine distance, la sculpture semble avoir la bonne taille. [...] L'espace lui-même devient un matériau dynamique, qui pénètre les éléments constituant l'oeuvre. La sculpture n'est pas posée dans l'espace, elle est faite d'espace, celui-ci étant une dynamique fluide dans laquelle baigne notre existence même. »
À ses pieds,
Shoe Tie, 2012
Acier inoxydable
« Un matin, sur le chemin, alors que je refaisais mes lacets dans l'obscurité, je me disais que si un fantôme devait lacer sa chaussure, il n'aurait pas besoin d'avoir une chaussure. Je ne crois pas aux fantômes, mais la logique de cette idée m'est restée. Finalement, j'ai perçu ce geste comme une sculpture. »
Accrochées en deux endroits de l'expositions, deux œuvres dialoguent à distance :
Yes, 1990
Photographie en couleur, cadre de l'artiste, mur convexe
Cet autoportrait photographique grandeur nature, pris sous influence du LSD, est intégré dans un dispositif comprenant le cadre, le verre de protection et le mur du fond, tous convexes. Progressivement les formes semblent se déformer puis c'est l'espace de la salle qui semble « s'arrondir », comme si on le percevait sous l'influence de drogues hallucinogènes. Ce n'est que lorsque la vision périphérique fait le distinguo entre le mur incurvé et les murs droits qui le jouxtent qu'une compréhension du phénomène perceptif se fait. « Cette prise de conscience provoque le sentiment d'interrogation et de déstabilisation caractéristique des œuvres de Ray. »
No, 1992
Photographie couleur, cadre de l'artiste
« Lorsque l'on regarde attentivement la photographie, on a l'impression de voir Ray lui-même, soumis à un très mauvais maquillage, plutôt qu'un fac-similé inanimé de lui. Comme Ray l'a déclaré, Yes était hallucinatoire, et No était délirant. » No est le pendant de Yes. De même format mais présentée dans un cadre droit, cette photographie est celle d'un mannequin fabriqué à l'image de l'artiste. Très réaliste mais sans vie, No dialogue avec Yes qui traduit un état subjectif extériorisé jusque dans son environnement.
Dans un grand espace délimité, deux œuvres :
Family Romance, 1993
Fibre de verre peinte et cheveux
Cette sculpture de groupe représente une famille en position frontale unifiée par les mains. Les quatre figures sont d'échelles différentes (agrandie pour les enfants et diminuée pour les parents) mais aux proportions correctes. La modification des tailles et la nudité introduisent une perturbation dans la compréhension des rapports entre les membres de cette famille type. Cette distorsion d'un modèle familial standard invite à de multiples spéculations, narratives, surréalistes, psychologiques, sociales, politiques, etc.
Hinoki, 2007
Bois de cyprès
« J'aperçus au bord de la Route 101, sur la Côte centrale, en Californie, un arbre à la renverse dans une prairie. L'attraction fut immédiate. J'étais fasciné non seulement par le tronc et son lent retour à la terre, mais aussi par la prairie qui servait de scène au déroulement de ce drame naturel. J'avais l'inspiration pour faire une sculpture mais bien que je fusse saisi par ce spectacle, j'ignorais dans quelle direction aller. Par où commencer un tel projet ? L'arbre était parfait là où il gisait. [...] C'est l'acte même de sculpter qui communiquerait à l'œuvre son souffle de vie, le manifesterait, le rendrait sensible. Mon choix s'est porté sur des ébénistes nippons parce qu'il existe au Japon une longue tradition de reproduction des œuvres qui ne peuvent être restaurées. [...] Quand je compris que le bois, comme l'arbre originel, avait sa vie propre, je me sentis autorisé à laisser l'œuvre trouver son chemin auprès du public et, je l'espère, insuffler un peu de vie autour d'elle. »
Au fond de la dernière salle :
School Play, 2014
Acier inoxydable
« School Play forme une trilogie fortuite avec The New Beetle et Boy with Frog. Les trois œuvres utilisent le même modèle, qui est le fils d'un ami. Les sculptures [...] tracent un parcours à travers les étapes de la vie de ce jeune garçon. Dans The New Beetle, il est absorbé dans le jeu tel que peut l'être un enfant. Boy with Frog le retrouve quelques années plus tard, plein de curiosité, confronté au concept d'altérité sous la forme d'une grenouille. » Comme souvent, Charles Ray crée des ponts entre les époques, les âges, les rôles, les situations et les états psychologiques. C'est toute une histoire qui se tisse entre les adultes et ce jeune élève costumé qui, avec son épée en plastique, prend la pose pour endosser sérieusement son rôle dans le spectacle de fin d'année.
Mime, 2014
Bois de cyprès
« Comme la Femme endormie, le personnage de Mime est également endormi, mais il dort dans un état plus léger. Son sommeil est délicat, et en tant qu'état d'être, il est similaire à l'acte de mimer. Mais son sommeil est-il une forme de mimétisme ou est-ce lui qui mime le sommeil ? Pour Charles Ray, les sculptures, depuis l'Antiquité, donnent à voir l'espace non représenté, invisible mais palpitant de vie. Entre l'espace du spectateur et celui de la sculpture se dessine une zone de partage où se mêlent le champ gravitationnel et le champ social.
How a Table Works, 1986
Acier, boîte en métal, thermos, gobelet en plastique, pot en terre cuite, plante synthétique, pot métallique peint
« Chaque table a sa propre logique. [...] Ce qui m'intéresse est la structure entre la table et les objets ou la relation entre la table et la nature morte. J'étais curieux de savoir comment les tables et les objets fonctionnent ensemble, alors j'ai clarifié la question en réalisant How a Table Works. »
Par le choix minutieux des objets et le remplacement du plan de la table par des arêtes, Charles Ray cherche à créer une fluidité spatiale entre les objets et leur support.
Puzzle Bottle, 1995
Verre, bois peint, liège
« Je voulais que le propos de la sculpture soit l'espace à l'intérieur de la bouteille. Je voulais qu'il se passe quelque chose entre moi et la bouteille... [...] Il y a une relation entre la figure et la bouteille, c'est une forme d'équation. Si le personnage était plus grand, on aurait l'impression qu'il est né dans la bouteille. Plus petit, il serait un génie dans un paysage de bouteille. » Ces propos de Charles Ray font écho à une réflexion du sculpteur Alberto Giacometti qu'il cite souvent : « Quand je vous regarde, je suis contraint de décomposer. Je vois vos yeux, et ensuite votre menton, puis votre poitrine, votre ventre, vos genoux et ainsi de suite jusqu'aux pieds. Ce n'est que lorsque je m'éloigne, que j'ai traversé la pièce ou la cour, que je vous vois en entier, et à ce moment-là, je ne vois pas seulement votre personne, mais comme un grand pan d'espace qui vous encercle et vous comprime. »
Et en sortant de l'exposition, sur la terrasse du centre :
Huck and Jim, 2014
Fibre de verre peinte
Cette sculpture représente deux personnages d'un des plus célèbres romans américains, The Adventures of Huckleberry Finn de Mark Twain. Paru en 1884, le livre, dont l'action se situe une quarantaine d'années auparavant, raconte les péripéties de deux fugitifs qui descendent ensemble le Mississippi : Huck, un adolescent blanc fuyant un père tyrannique, et Jim, un homme noir tentant d'échapper à sa condition d'esclave. Au chapitre XIX, ils contemplent, allongés sur leur radeau, le ciel étoilé et en concluent que la lune a dû pondre les étoiles. Dans sa sculpture, Charles Ray imagine Huck courbé dans l'eau du fleuve en train de ramasser des œufs de grenouille. Jim étend sa main au-dessus de lui en un geste protecteur.