Allemagne / Années 1920 / Objectivité / August Sander (I/II)
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Le titre un peu complexe de ce billet reprend à la lettre celui de l'exposition majeure qui se tient actuellement au Centre Pompidou.
"Cette exposition offre deux récits sur la modernité allemande de la république de Weimar (1918-1933), qui se recoupent à certains points. Le premier volet propose la première vue d'ensemble en France sur le courant de la Nouvelle Objectivité, dans une perspective pluridisciplinaire. Le second volet présente l'œuvre majeure du photographe August Sander (1876-1964), Menschen des 20. Jahrhunderts [Hommes du XXe siècle]. "
Tout en présentant quelques photographies de Sander en rapport avec les autres œuvres, nous ne pourrons rendre compte dans le détail des centaines qui figurent dans l'exposition, qui à elles seules en valent une visite détaillée.
En prologue, trois œuvres offrent un panorama en trois temps de l'art en Allemagne avant la Nouvelle Objectivité :
Dans les années 1910 domine l'expressionnisme, art exalté et lyrique, centré sur le Moi créateur et l'intériorité de l'artiste, comme dans l'Autoportrait de Ludwig Meidner (1913, huile sur toile).
Dans les environs de Cologne, August Sander travaille comme photographe ambulant à la campagne : trois jeunes paysans du Westerwald se rendant à la fête, 1914.
Le mouvement Dada apparaît durant la Première Guerre Mondiale. Résolument engagé à gauche, il bouleverse la définition bourgeoise de l'art en multipliant les provocations : la Tête mécanique de Raoul Hausmann (1921, marotte de coiffeur, bois et objets divers) annonce le retour à l'objet et à une forme d'inexpressivité.
Genèse
Au début des années 1920, la question du devenir de l’art après la Première Guerre mondiale occupe les débats esthétiques en Allemagne. L’expérience concrète du front, la lourde défaite puis l’échec de la révolution (1918-1919) ont eu raison des utopies de la génération expressionniste et de son art visionnaire, spirituel et psychologique. Dégrisés de leurs illusions idéalistes, notamment au sujet d’un conflit que certains avaient d’abord sublimé en épopée héroïque, les artistes se tournent vers le réel ; en peinture, ce changement de paradigme se traduit par l’apparition d’un style figuratif plus neutre et moins expressif, tendant vers une plus grande Sachlichkeit [objectivité].
La critique allemande cherche alors un nom pour désigner ce qu’elle identifie comme un retour à une figuration réaliste. Tantôt qualifiée de nouveau naturalisme (Paul Westheim), de postexpressionnisme ou de réalisme magique (Franz Roh), cette tendance est finalement baptisée Neue Sachlichkeit [Nouvelle Objectivité] par l’historien de l’art Gustav Friedrich Hartlaub. Sous ce titre, il organise en 1925 une exposition à la Kunsthalle de Mannheim, dont il est le directeur ; elle rassemble 32 artistes, parmi lesquels Otto Dix, George Grosz, Alexander Kanoldt, Georg Scholz ou Georg Schrimpf. Le large écho rencontré par l’exposition participe à la diffusion de l’appellation Neue Sachlichkeit. Rapidement, elle devient un slogan culturel à la mode pour évoquer le Zeitgeist [l’esprit du temps] de l’Allemagne weimarienne de la seconde moitié des années 1920 ; on la retrouve notamment dans des pièces de théâtre populaire ou dans des revues de cabaret. Se détachant du seul courant de peinture, le terme finit par désigner l’esthétique de toute une époque fondée sur la sobriété, la rationalité, la standardisation et le fonctionnalisme.
Max Beckmann (1884-1950) : Doppelbildnis [Double portrait], 1923, huile sur toile
George Grosz (1893-1959) : Porträt des Schriftstellers Max Herrmann-Neiße [Portrait de l'écrivain Max Herrmann-Neiße], 1925, huile sur toile,
Georg Sholz (1890-1945) : Bahnwärterhäuschen [Guérite du garde-barrière], 1925, huile sur carton
Georg Schrimpf (1889-1938) : Kinderbildnis [Portrait d'enfant], 1925, huile sur toile
Alexander Kanoldt (1881-1939) : Olevano II, 1925, huile sur toile
Des photos de scène de la comédie de Marcellus Schiffer Es liegt in der Luft [C'est dans l'air], à la Komödie am Kurfürstendamm, Berlin, 1928
Des photos de scène de Die Neue Sachlichkeit [La Nouvelle Objectivité], de Toni Impekoven et Carl Mathern au Schauspielhaus, Francfort-sur-le-Main, 1930
Standardisation
Dans les années 1920, l’exaltation de l’individu qui caractérisait l’esthétique expressionniste est remplacée par un idéal de standardisation : les singularités sont effacées au profit d’un recours à des modèles, des types normés, des formes simples reproduites en série.
En peinture, George Grosz et Anton Räderscheidt représentent des figures humaines schématiques, sans visage ou aux expressions neutres, dans des décors urbains étrangement vides et impersonnels. Les empâtements et les vives couleurs de l’expressionnisme disparaissent dans une facture plus lisse, des couleurs sourdes.
George Grosz : Ohne Titel (Konstruktion) [Sans titre (Construction)], 1920, huile sur toile
Anton Räderscheidt (1892-1970) :
Haus Nr 9 [Maison n°9], 1921, huile sur panneau
Junger Mann mit gelben Handschuhen [Jeune homme avec des gants jaunes], 1921, huile sur bois
et August Sander : dans la série des peintres, Anton Räderscheidt, 1926
Davantage que sur les particularités physiques, l’attention des artistes se porte sur l’appartenance sociale des individus. À Cologne, les artistes Gerd Arntz, Heinrich Hoerle et Franz Wilhelm Seiwert forment le groupe des Kölner Progressive [Progressistes de Cologne], avec lequel expose August Sander. Portés par leurs utopies socialistes, ils réalisent des compositions
mettant en scène exploiteurs et exploités, représentés selon une typologie les rendant immédiatement reconnaissables.
Franz Wilhelm Seiwert (1894-1933) :
Wandbild für einen Fotografen (August Sander) [Peinture murale pour un photographe (August Sander)], 1925, huile sur toile
Die Arbeitsmänner [Les Travailleurs], 1925, huile sur toile
Proletarier [Prolétaires), vers 1922, linogravure sur papier
et August Sander : dans la série des peintres, Franz Wilhelm Seiwert, 1924
Heinrich Hoerle (1895-1936) : Selbstbildnis [Autoportrait], vers 1931, huile sur toile
et August Sander : dans la série des peintres, Heinrich Hoerle, 1928
August Sander :
Geistesarbeiter des Proletariats [Intellectuels du prolétariat (Else Schuler, Tristan Rémy, Franz Wilhelm Seiwert, Gerd Arntz)], vers 1925
Et seul, cette fois, Gerd Arntz (1900-1988), vers 1925
Dans sa série de gravures Zwölf Häuser der Zeit [Douze maisons de notre temps] (1927, gravure sur bois, impression sur papier Japon), Gerd Arntz représente les classes sociales selon un ensemble de codes aisément identifiables ; ce recours à la schématisation doit générer une prise de conscience chez le prolétaire, en lui révélant à travers des formes simples la réalité de son oppression.
Dans la même veine, le hollandais Peter Alma (1886-1969) : Série Acht Portretten [Huit portraits], 1929-1931, 4 de 8 linogravures sur papier.
Priester (Prêtre] Militair [Militaire] Cipier (Geôlier] Bankier [Banquier]
Gerd Arndt travaille ensuite à Vienne avec le philosophe et économiste Otto Neurath à l’élaboration d’un langage visuel universel : l’Isotype. Ces pictogrammes aux couleurs simples, lisibles par tous, permettent de classifier et de faire comprendre des données politiques ou économiques complexes.
Brochure Isotype (vers 1935, recto-verso)
Gesellschaftgliederung [Structure de la société], vers 1931-1932
Gerd Arntz et Otto Neurath : Portfolio Gesellschaft und Wirtschaft Bildstatistisches Elementarwerk [Société et économie. Statistiques élémentaires en images], 1930
Couverture
Tafel 23 : Die Mächte der Erde (Planche 23 : Les Pouvoirs de la terre]
Tafel 72: Wohndichte in Großstädten [Planche 72: Densité résidentielle dans les grandes villes]
En urbanisme, la pénurie de logements sans précédent au sortir de la Première Guerre mondiale conduit à la construction de grands ensembles immobiliers. Dans le cadre du programme « Das Neue Frankfurt » [Le Nouveau Francfort], l’architecte Ernst May est recruté par le maire de la ville et construit en cinq années près de 10 000 logements. Ceux-ci sont
regroupés dans des cités-lotissements uniformisées, aux formes simples et identiques, conçues à partir d’éléments standards préfabriqués.
Baubüro Gropius (photographie), Walter Gropius (1883-1969, architecte) : Cité-lotissement de Dessau-Törten, 1927
Carl-Hermann Rudloff (1890-1949) et Ernst May (1886-1970), architectes :
Römerstadt, Bloc de magasins dans la Hadrianstraße, Francfort-sur-le-Main, vers 1929
La rue Im Burgfeld dans la Römerstad Francfort-sur-le-Main, vers 1929
La rue Am Forum dans la Römerstadt, Francfort-sur-le-Main, vers 1929 (2 vues)
Le fonctionnalisme triomphe par ailleurs dans les intérieurs modernes : en 1927, Marcel Breuer fonde la société Standard Möbel [meubles standards], et conçoit un mobilier en acier tubulaire aux formes pures, facilitant sa reproduction à une échelle industrielle.
Marcel Breuer (1902-1981) :
B 9/Hocker für die Bauhauskantine [B 9/Tabouret pour la cantine du Bauhaus], 1925, tube d'acier, bois laqué
B 9-9c, 1925, tube d'acier, bois laqué
et une chaise de facture similaire
Montages
Dès la fin des années 1910, les artistes du mouvement Dada ont recours à la technique du montage pour créer dans leurs œuvres des associations insolites et humoristiques, souvent doublées d’un discours politique. Loin d’abandonner ce procédé, la Nouvelle Objectivité le reprend pour le mettre au service de l’analyse de la société : le mélange de motifs ou d’informations dissociés dans la réalité permet aux artistes de proposer une forme de
synthèse visuelle de l’époque, à travers différents supports (photographie, collage, peinture ou film).
Le montage est notamment la technique privilégiée pour intégrer le quotidien au sein des œuvres. Les films de Walter Ruttmann sont constitués d’un assemblage d’images ou de sons hétérogènes, captés directement dans la grande ville ou sur les lieux de travail, et qui figurent une journée type à Berlin ou la routine d’une fin de semaine.
Fox Europa Produktion : Affiche pour le film Berlin : Die Sinfonie der Großstadt [Berlin, symphonie d'une grande ville), 1927, lithographie en couleur
Le film lui-même est projeté sur un mur de l'exposition. Un extrait :
Dans les portraits, la pratique du montage permet de rassembler dans une même oeuvre plusieurs facettes d’une même personne, dans une démarche quasi analytique : Karl Hubbuch peint quatre versions contrastées de son épouse Hilde. L’individu réifié est disposé dans des compositions fictives créées par l’artiste comme dans Graf St. Genois d’Anneaucourt [Portrait du Comte St-Genois d’Anneaucourt] (1927), par Christian Schad, où l’aristocrate viennois côtoie un travesti berlinois devant une rue de Montmartre.
Karl Hubbuch (1891-1979) :
Zweimal Hilde I [Deux fois Hilde I)], 1929, huile sur toile
Zweimal Hilde II [Deux fois Hilde ll], vers 1929, huile sur toile montée sur masonite
Étude de dos, 1927, aquarelle et graphite sur papier
Christian Schad (1894-1982) : Graf St. Genois d'Anneaucourt [Comte St. Genois d'Anneaucourt], 1927, huile sur bois
Lotte B. Prechner (1877-1967) : Epoche [Époque), 1928, huile sur toile
Gert Heinrich Wollheim (1894-1974) : Abschied von Düsseldorf [Adieux à Düsseldorf], 1924, huile sur toile
La presse illustrée devient pour des photographes comme Sasha Stone ou Alice Lex-Nerlinger un réservoir d’images à assembler. Traités comme des objets interchangeables, les paysages des grandes villes mondiales se confondent, les technologies modernes font face à des animaux sauvages
dans des photomontages factices.
Alice Lex-Nerlinger (1893-1975) :
Giraffe [Girafe], vers 1928, page d'un livre d'images, photomontage
Funkturm [Tour de radio], vers 1928, page d'un livre d'images, photomontage
Teo Otto (1904-1968) : Tennisplatz [Court de tennis], deux dessins pour le décor du ballet Jeux (Poème dansé) de Claude Debussy, Berlin, Krolloper, 1931, photomontages, gouache
Dans les peintures d’Otto Dix ou d’Albert Birkle, l’association au sein d’une même oeuvre de motifs disparates ouvre la voie à des visions plus politiques de la ville, montrée comme un espace socialement hétérogène, dans lequel la bourgeoisie jouxte la plus grande pauvreté.
Otto Dix (1891-1969) : An die Schönheit (Selbstbildnis) [À la beauté (Autoportrait)], 1922, huile sur toile
Albert Birkle (1900-1986) : Kurfürstendamm, 1924, pastel sur carton
Otto Dix : Karton zum « Großstadt-Triptychon » [Carton pour « Le Triptyque de la Grande Ville »], 1927-1928, fusain, craie, crayon, sanguine, gouache sur papier à dessin marouflé sur toile, 3 panneaux
Dans ce travail préparatoire pour une peinture de mêmes dimensions trop fragile pour voyager, Otto Dix reprend le thème du divertissement urbain nocturne, déjà présent dans son tableau À la beauté. Il décline le principe du montage en investissant un format classique de la peinture religieuse, le triptyque. La division en trois panneaux permet à l'artiste de montrer simultanément les multiples facettes de la société selon une disposition lourde de sens : au centre se trouve l'élite privilégiée, dansant le jazz dans un night-club, tandis que les panneaux latéraux évoquent le peuple de la rue, relégué aux marges (prostituées, invalides de guerre). De manière arbitraire, l'artiste a donné à ses personnages les visages de différentes personnalités de Dresde, ou de certains de ses proches.
Nous parcourrons la suite de cette exposition-fleuve dans un prochain billet.