L'encre en mouvement, une histoire de la peinture chinoise au XXe siècle
/image%2F1508962%2F20230321%2Fob_0c6e43_img-5523.jpg)
/image%2F1508962%2F20230321%2Fob_5e6603_img-5524.jpg)
Pour une fois, revenons au titre historique de ce blog, avec une belle exposition au musée Cernuschi sur l'encre et la peinture chinoise, entre tradition et art abstrait contemporain, en passant (brièvement) par le "réalisme socialiste"
L'exposition commence par des calligraphies pures, comme celles de Kang Youwei (1858-1927) Souvenir de la Dame Qiao - Réminiscence de la falaise rouge ou de Yao Hua (1876-1930) Sentence parallèles en écriture sigillaire.
La calligraphie n'est jamais absente, mais plus illustrée dans les œuvres suivantes :
Wang Zhen (1867-1938) : Huaisu écrivant sur une feuille de bananier, 1922, encre et couleurs sur papier
Yao Hua (1876-1930) : Paysage, 1926, encre sur papier
Beaucoup de charme dans les œuvres de Qi Baishi (1864-1957) :
Peintures aux sujets floraux et animaliers, 1947, encre et couleurs sur papier
Liserons rouges, 1950, encre et couleurs sur papier
et de Ding Yanyong (1902-1978) :
Après la pluie ,1940, encre et couleurs sur papier
L'influence du japon se retrouve dans l'œuvre de Zhang Daqian (1899-1983) :
Gibbon d'après Li Sheng, 1945, encre et couleurs sur papier
(Li Scheng est un peintre paysagiste du XIVe siècle)
Le Mont Emei, 1955, encre et couleurs sur soie
Lotus sous le vent, 1955, encre et couleurs sur papier
Fu Baoshi (1904-1965) :
Tempête, 1944, encre et couleurs sur papier
Réveur, années 1940, encre et couleurs sur papier
Pu Ru (1896-1963) :
Promenade automnale, 1947, encre et couleurs sur papier
Deux sages, années 1940, encre et couleurs sur papier
La représentation d'un homme contemplant une cascade est un sujet commun dans l'histoire de la peinture chinoise et particulièrement récurrent dans l'œuvre de Pu Ru. Cette insistance sur la figure du sage ou du lettré au milieu d'un paysage relève d'une veine antiquisante de l'artiste, qui perpétue et revivifie des schémas iconographiques traditionnels. De même, l'explicitation ou la coloration de la scène par la citation d'un vers emprunté à un poète du passé, en l'occurrence Bao Zhao (414-466), est un procédé classique de la peinture lettrée.
Yu Fei'an (1889-1959) :
Pivoines et papillons, encre et couleurs sur papier
Deux Oiseaux verts sur un magnolia, 1947, encre et couleurs sur papier
Le choix du sujet, le naturalisme, la méticulosité du trait et le goût pour des couleurs vives sont des références évidentes à la peinture de l'académie impériale des Song (960-1279), dont le réalisme est parfois perçu, dans la première moitié du XXe siècle, comme un possible outil de modernisation de l'art chinois.
Chen Zhifo (1896-1962) :
Oies sauvages, vers 1945, encre et couleurs sur papier
Prunier en fleurs, vers 1945, encre et couleurs sur papier
Chen Zhifo vient à la peinture tardivement, dans les années 1930. Il met alors à profit sa maîtrise du dessin pour réaliser des peintures de fleurs et d'oiseaux dans un style minutieux, dit gongbi. Le choix des sujets et la facture précise et délicate témoignent à la fois du goût de Chen Zhifo pour l'art décoratif et de son observation de la peinture de cour des Song (960-1279). Toutefois, certains modes de traitement et compositions rappellent également la tradition naturaliste japonaise, elle-même inspirée par ces modèles chinois anciens.
Un exil intérieur : à la découverte des peuples de l'Ouest
L'offensive japonaise de 1937 provoque l'installation du gouvernement à Chongqing, qui devient la capitale de la Chine libre. Les écoles des beaux-arts, récemment créées, doivent également se replier vers l'ouest du pays. Toutefois, la guerre ne signifie pas un arrêt de la création. Les territoires où se sont réfugiés les artistes vont même devenir l'une des sources principales de leur inspiration. Le contact avec les populations des provinces de l'Ouest suscite particulièrement l'intérêt des artistes. C'est le cas de Pang Xunqin (1906-1985) qui réalise une importante série de peintures représentant des femmes et des hommes miao. Ces images sont le reflet d'une forme d'exotisme de l'intérieur qui va devenir un genre à part entière pendant la seconde moitié du XXe siècle.
Au début des années 1940, certains artistes découvrent les peintures murales de l'ancien site bouddhique de Dunhuang. Ils sont alors confrontés à un art inconnu qui constitue pour eux une révélation tant par son caractère dynamique que par sa vive polychromie. Zhang Daqian (1899-1983) séjourne à Dunhuang de 1941 à 1943. En s'imprégnant de ces œuvres, il se réapproprie un héritage oublié, celui de la peinture de personnages du premier millénaire, dans ses dimensions sacrée et profane.
Xu Beihong (1895-1953) : Cheval, 1947, encre et couleurs sur papier
Ce cheval au galop est emblématique de l'œuvre de Xu Beihong. Fasciné par les chevaux, l'artiste les a souvent représentés au crayon ou à l'huile. D'abord connu pour sa maîtrise de cette dernière technique à son retour de Paris dans les années 1920, il peint de plus en plus à l'encre au cours de la décennie suivante, marquée par l'essor du guohua (peinture nationale).
Zhang Daqian (1899-1983) :
Deux Tibétaines aux dogues, 1945, encre et couleurs sur papier
Yang guifei jouant avec un perroquet, 1945, encre sur papier
La concubine impériale Yang guifei (719- 756), par sa beauté et son destin tragique, a nourri l'imaginaire de la Chine, depuis l'époque des Tang (618-906).
La représentation des deux femmes tibétaines peut être comparée à la peinture de Yang guifei, exposée à côté d'elle. L'une évoque au moyen de couleurs vives deux femmes tibétaines, vêtues de leur costume traditionnel, que l'artiste a pu observer au cours de ses voyages. L'autre évacue la couleur au profit de la seule ligne, qui confère son dynamisme à la silhouette imaginaire d'une célèbre beauté antique. Pourtant les deux œuvres procèdent picturalement d'une même source : les peintures murales de Dunhuang, où Zhang Daqian a séjourné de 1941 à 1943.
Pang Xunqin (1906-1985)
Femme miao sous un arbre, vers 1940, encre et couleurs sur papier
Danseuse Tang, 1945, encre sur papier
Femme miao portant une hotte, vers 1940, encre et couleurs sur papier
Suite à la mission qu'il exécute pour le compte du Musée central au Guizhou en 1938, Pang Xunqin se familiarise avec les coutumes et l'artisanat des Miao. Entre 1940 et 1946, cette expérience lui inspire des peintures mettant en scène la vie des Miao. Souvent précises dans la description du vêtement, ces œuvres sont aussi l'expression idéalisée d'une vie sociale préservée à la fois de la modernité et des conflits en cours.
L'intérêt de Pang Xunqin pour la danse remonte à son séjour en France, où il avait assisté à des représentations de danse orientale. Ses peintures de danseuses Tang (618- 906) sont influencées par l'art des grottes de Dunhuang. Elles sont également redevables à ses contacts avec les ethnies du Guizhou ou du Yunnan.
Zhang Bide (1921-1953) : Copie de Deux Apsaras et dragon, 1945, encre et couleurs sur papier
Il s'agit d'une copie des célèbres peintures murales de Dunhuang.
Wu Zuoren (1908-1997) : L'Histoire du thé, 1945, encre et couleurs sur papier
Comme de nombreux artistes, Wu Zuoren découvre l'ouest de la Chine pendant la guerre. En 1944, il se rend à Dunhuang, puis, en 1945, au Qinghai et au Tibet, où il réalise croquis, aquarelles et peintures à l'huile inspirés de la vie des populations de ces contrées. Son retour à l'encre, qui date de cette période, trouve son aboutissement dans cette œuvre très originale. L'artiste y utilise la forme classique du rouleau horizontal pour développer une narration moderne, nourrie d'observations ethnographiques, qui constitue une synthèse achevée des techniques européennes et chinoises.
Peindre le nu à l'encre : vers un art universel ?
Synthèse d'un genre occidental et d'une technique orientale, les nus à l'encre sont révélateurs d'un phénomène majeur du XXe siècle : la réception de la tradition européenne par les artistes chinois. Sur une scène artistique républicaine (1912-1949) presque exclusivement dominée par la peinture à l'encre, la maîtrise du dessin et de la peinture à l'huile suppose de longs séjours à l'étranger. Si beaucoup choisissent le Japon, de plus en plus d'étudiants se rendent en Europe: Paris accueille un grand nombre d'entre eux à partir des années 1920. Le nu se présente d'abord à eux comme un exercice incontournable de leur cursus académique. Pour s'approprier ce sujet inconnu ou marginal dans la tradition chinoise, certains artistes délaissent le crayon au profit du pinceau et de l'encre.
Pan Yuliang (1895-1977) :
Modèles nus, 1942, encre sur papier (deux dessins)
Nu assis au qipao rouge, 1955, encre et couleurs sur papier
Sanyu (Chang Yu, 1895-1966)
Nu, années 1930, encre sur papier
Femme dessinant, début des années 1930, encre et crayon sur papier
Tout comme Pan Yuliang, Sanyu est une figure de Montparnasse, où il fréquente l'Académie de la Grande Chaumière. C'est dans ce lieu qu'il se fait connaître dans les années 1920 pour ses représentations virtuoses de modèles vivants au moyen d'encre et de pinceaux chinois.
Hua Tianyou (1901-1986) :
Modèle nu, années 1940, encre et couleurs sur papier
Modèle et dessinatrice, années 1940, encre sur papier
Peinture rouge, dessins et encres révolutionnaires
La période maoïste (1949-1976) est caractérisée par une activité intense dans le domaine des arts. Crédités d'un pouvoir d'entraînement et de formation idéologique de la population, les artistes font l'objet d'un contrôle étroit et constant. Chaque œuvre, avant d'être exposée, passe par un processus de validation au cours duquel elle est soumise à l'avis de représentants du peuple et de cadres du Parti, puis retouchée en fonction des remarques reçues. En outre, nombre de peintres subissent des campagnes de critiques publiques, parfois virulentes et dévastatrices.
Les artistes se doivent d'illustrer les épisodes marquants de l'histoire du Parti communiste chinois et de décrire l'avènement d'une Chine nouvelle. Dans un premier temps, la peinture à l'encre, considérée comme le vestige d'une époque féodale honnie, peine à trouver sa place face à l'imposition d'une peinture à l'huile basée en grande partie sur le réalisme socialiste des modèles soviétiques. Ses praticiens doivent donc lutter pour démontrer sa possible adéquation aux buts artistiques et politiques poursuivis par le maoïsme.
Wang Shenglie (1923-2003) : Esquisse pour Huit femmes se jettent dans le fleuve, 1957, fusain sur papier
Tang Xiaohe (né en 1941) :
Esquisse pour Avancer contre vents et marées, 1971, fusain sur papier
Esquisse pour Pluie de printemps à Jinggang, 1976, fusain sur papier
Cai Liang (1930-1995) : Esquisse pour la Jonction des trois principales forces de l'Armée rouge, 1977, fusain sur papier
Entre deux mondes: dialogue avec l'abstraction
Les années 1950 voient les plasticiens chinois basés hors de la république populaire de Chine être confrontés aux vocabulaires abstraits américains et européens. Une jeune génération d'artistes, pour la plupart nés dans les années 1920 et 1930, se pose alors la question d'une éventuelle intégration à une scène artistique en partie globalisée.
Ces problématiques concernent au premier chef les artistes actifs en Europe, tels que Zao Wou-ki (1920-2013) et Chu Teh-Chun (1920-2014). À partir des années 1950, ces peintres adoptent le langage de l'abstraction. S'ils sont d'abord des praticiens de l'huile, ils réalisent aussi des encres. Entre les créations sur papier ou sur toile se développe un dialogue fructueux, les deux techniques se nourrissant d'emprunts réciproques.
Zao Wou-ki (1920-2013) [voir notre billet du 1er juillet 2018] :
Sans titre, 1972, encre sur papier
Sans titre, 1989, encre sur papier
Chu Teh-Chun (1920-2014) : Paysage abstrait, 1993, encre sur papier
Chuang Che (Zhuang Zhe, né en 1934) : Sans titre, 1963, encre et huile sur toile
Hsiao Chin (Xiao Qin, né en 1935) : Chi-88, 1980, encre et couleurs sur papier
Wu Guanzhong (1919-2010) : Forêt de bambous et champs irrigués, 1992, encre et couleurs sur papier
Walasse Ting (Ding Xiongquan , 1928-2010) :
Beauté, 1970, encre sur papier
Garçon, 1970, encre sur papier
Oiseau, 1970, encre sur papier
La dernière section de l'exposition est intitulée
Couper le fil du cerf-volant ? L'encre des années 1980 et 1990
La fin de l'époque maoïste (1949-1976) et la politique de Deng Xiaoping (1904-1997) permettent une plus grande ouverture sur l'extérieur. Les peintres de Chine continentale prennent alors connaissance des travaux menés en Occident, mais aussi à Hong Kong et à Taiwan. En parallèle, des théoriciens et des artistes affirment la pertinence d'approches formalistes déconnectées de tout contenu politique ou interrogent la place de l'encre dans l'art contemporain.
Les années 1980 et 1990 sont marquées notamment par la volonté de faire évoluer l'encre au moyen de recherches purement plastiques, en rupture avec les vocabulaires et les buts picturaux de l'époque précédente. Nombreux sont les peintres qui se rapprochent progressivement de l'abstraction sans abandonner le cadre technique de la peinture à l'encre et une inspiration puisée dans le monde environnant, ce que Wu Guanzhong (1919-2010) appelle "ne pas couper le fil du cerf-volant".
Ma Desheng (né en 1952) : Sans titre, 1991, encre sur papier
Installé en France depuis 1986, il est l'un des fondateurs du groupe des Étoiles, premier mouvement d'avant- garde de la période postmaoïste.
Yang Jiechang - (Yang Jiecang, né en 1956) : Tout est possible, 2000, encre sur papier
Yang Jiechang est principalement actif en France et en Allemagne. Malgré la grande diversité de son œuvre, l'encre est son médium de prédilection depuis les années 1980.
Zhu Xiuli (né en 1938) : La source claire coule sur le rocher, 1986, encre sur papier
Li Jin (né en 1958) : Le Vrai Corps, encre et couleurs sur papier
Li Jin contribue, à partir des années 1980, au développement en Chine d'une nouvelle peinture de lettrés, qu'il revivifie par le choix d'un style souvent naïf et des iconographies contemporaines volontiers érotiques.
Terminons ce billet avec une œuvre qui nous ramène presque à celles du début de l'exposition :
Li Huasheng (1944-2018) : Dans la crique, 1984, encre et couleurs sur papier
Li Huasheng se forme pendant l'époque maoïste (1949-1976) à la peinture traditionnelle. Dès le début des années 1980, il apparaît en ce domaine comme une des figures les plus prometteuses de sa génération. L'épure de ce paysage, le contraste entre le dessin du personnage et le traitement tachiste des berges ainsi que l'inscription mêlant des éléments de plusieurs styles calligraphiques sont alors perçus comme des audaces formelles. Toutefois, Li Huasheng est surtout connu aujourd'hui pour les œuvres abstraites qu'il commence à réaliser à partir de la fin des années 1990.