Arte Povera à la Bourse de Commerce (I/II)
Arte Povera, La grande exposition d'automne de la Bourse de Commerce - Pinault Collection, se termine.
Un mouvement de matières et d’énergie
“Au milieu des années 1960, un certain nombre d’artistes italiens ont initié un corpus d’œuvres original, libre d'esprit, totalement non conventionnel et non dogmatique, élargissant ainsi les domaines de la peinture, de la sculpture, du dessin et de la photographie, en créant les premières "installations" de l'histoire de l'art, ainsi que des œuvres et des actions performatives.
En utilisant des matériaux et des techniques simples, ces artistes ont créé des installations impliquant le spectateur au sein de l’œuvre. Privilégiant les éléments « naturels » et « ruraux » (tels que la terre, les pommes de terre, la salade, l’eau, le charbon, les arbres, les corps vivants d’animaux et d’humains, etc.), « artificiels » et « urbain » (des éléments trouvés dans les quincailleries tels que les plaques d’acier inoxydable, les lingots de plomb, les ampoules électriques, les poutres en bois, les tubes de néon, etc.), leurs œuvres enclenchent des flux d’énergie physique et chimique, voire psychique, en appelant les notions de mémoire et d’émotions pour interpeller les spectateurs”, affirme la commissaire de l'exposition Carolyn Christov-Bakargiev.
Dès le parvis, le visiteur est accueilli par une œuvre monumentale de Giuseppe Penone (né en 1947) :
Idee di pietra - 1532 kg di luce, 2010, bronze, pierres de fleuve
Cette sculpture associe au moulage en bronze d'un arbre des roches de rivières, posées aux intersections des branches. L'ensemble incarne un processus de pensée : le méandre des branches est comme les multiples idées qui émergent d'un socle d'expérience et de souvenirs. Les pierres sont comme les points d'entrée ou de blocage de ce flux de conscience, autant qu'ils marquent, pour l'arbre, l'endroit où surgit la nouvelle branche, nourrie par la lumière.
Dans l'entrée de la Bourse de Commerce, plus modeste, une réalisation de Marisa Merz (1926-2019) :
Sans titre, 1997, paraffine, plomb, fil de cuivre, eau, moteur
Le visiteur est accueilli ensuite, le long d'un mur, par une œuvre de Pier Paolo Calzolari (né en 1943) :
Senza titolo (Materassi), 1970, matelas, structure givrante en cuivre, moteurs réfrigérants, feutre
Elle se compose de six matelas accrochés au mur, chacun étant parcourus d'une manière différente par de fins tubes métalliques. L'œuvre, créée en 1970 à l'occasion de l'exposition de Pier Paolo Calzolari à la galerie Sonnabend à Paris, où les matelas étaient présentés horizontalement sur le sol, fut présentée verticalement au Jeu de Paume en 1994. Une fois que l'œuvre est allumée, les tubes forment les lignes d'un griffonnage abstrait. Lorsqu'ils sont dressés comme des tableaux ou des retables, les matelas évoquent une mise en scène classique à la manière d'un tableau vivant.
En face, sans qu'on précise s'il s'agit d'une installation ou d'un souvenir de l'artiste, une batterie appartenant à Alighiero Boetti (1940-1994), 1966-1972, dix éléments : trois cymbales turques, un congas cubain, deux tablas indiens, un balafon africain, deux percussions africaines, une timbale new-yorkaise
L'exposition sous la rotonde veut traduire l'esprit collectif qui règne à la fin des années 1960 en Italie et abrite des œuvres d'artistes divers.
Au premier plan, de Jannis Kounellis (1936-1917) :
Sans titre (Carboniera), 1967, acier, charbon.
Juste derrière, de Alighiero Boetti :
Io che prendo il sole a Torino il 19 gennaio 1969 [moi qui prends le soleil à Turin le 19 janvier 1969], 1969, 111 balles de ciment
Au premier plan de l'image suivante, de Pier Paolo Calzolari :
Piombo rosa (Plomb rose), 1968, plomb, encre typographique rose
Parmi les diverses réalisations de la rotonde, pêle-mêle :
Mario Merz (1925-2003) : Igloo con albero, 1968, structure en tube de fer, verre, stuc, branche
Michelangelo Pistoletto (né en 1933) : Orchestra di stracci–Trio (Orchestre de chiffons–Trio), 1968, verre, chiffons, électricité, bouilloires, eau
Giulio Paolini (né en 1940) : Mimesi (Mimèsis), 1975–1976, moulages en plâtre, deux socles
Mario Merz : Tincta purpura tegit fuco roseo conchyli, 1980-1990, structure en tube de fer, néon, maille métallique
Alighiero Boetti : Autoritratto, 1993-1994, bronze, fontaine, élément chauffant électrique
Mario Merz : Che fare?, 1968, pot, cire, néon
Luciano Fabro (1936-2007) : Io rappresento l’ingombro dell’oggetto nella vanità dell’ideologia. Lo spirato [Je représente l’encombrement de l’objet dans la vanité de l’idéologie. Le défunt], 1968–1973, marbre Paonazzo.
Jannis Kounellis : Untitled, 2016, fer, armoire en bois, câbles en acier
Gilberto Zorio (né en 1944) : Untitled, 1966, tubes Dalmine, mousse polyuréthane colorée, corde, tige en caoutchouc noir, tube en aluminium
Giuseppe Penone : Albero porta, 1969, bois de cèdre et au mur Albero di 4 metri, 1969, bois de sapin
Après le "feu d'artifice" de la rotonde, les galeries sont consacrées à des présentations plus monographiques. Dans la galerie 2, Mario Merz
Senza titolo (Una somma reale è una somma di gente), 1972, onze photographies N/B, néon
Crocodilus Fibonacci, 1972, crocodile naturalisé, néon, transformateurs
Senza titolo (Una somma reale è una somma di gente) [Sans titre (Une vraie somme est une somme de personnes)] explore la fascination de Mario Merz pour la suite mathématique de Fibonacci, et notamment l'idée qu'il existe une croissance exponentielle naturelle, cachée au cœur de la vie et des choses. Merz a mis en scène cette œuvre à plusieurs reprises, d'abord dans un restaurant à Turin, puis dans un autre à Naples, demandant à un photographe de capturer l'occupation progressive des tables du restaurant. Chaque image représente une étape de la suite de Fibonacci : 0, 1, 1, 2, 3, 5... au moyen d'une personne ou d'un groupe de personnes, jusqu'à ce que l'image soit saturée d'individus.
Objet cache-toi, 1977, structure métallique, grillage, pinces, verre, néon
Igloo (di Marisa), 1972, structure métallique, formes en tissu, neon, Plexiglas
Igloo di Giap, 1968, sacs en plastique remplis d'argile, néon
En 1972, à l'occasion de la documenta 5 à Cassel en Allemagne, dirigée par Harald Szeemann, Mario Merz a créé une installation s'élevant en spirale dans la Rotonde en demi-cercle du Fridericianum. Au niveau du sol, il a placé Igloo (di Marisa), un igloo constitué de petits « panetti », des blocs en forme de petits « pains » formés de morceaux de tissu blanc cousus par l'artiste Marisa Merz, sa compagne. On retrouve à sa surface la suite mathématique de Fibonacci, chère à l'artiste.
Il saldatore, 1956, huile sur toile
Cestone, 1967, osier
Nella strada, 1967, toile blanche façonnée, plastique, néon
Città irreale, 1968, métal, fil de fer, cire d'abeille, néon, transformateur
Lance, 1966-1967, bois, Plexiglas
Dans la même galerie, sa compagne Mariza Merz
Untitled, 2002, table en métal et verre, quatorze Têtes, terre crue, plâtre, aluminium
Quatorze Testine, ou « petites têtes », en argile de Marisa Merz étaient placées sur une table en forme de spirale créée à partir d'autant d'éléments par Mario Merz, son compagnon, à l'occasion d'une exposition à la galerie Marian Goodman, à Paris, en 2002.
Untitled, 1979, fil de cuivre, clous
Untitled (Living sculpture), 1967, feuille d'aluminium, agrafes
En 1966, Marisa Merz commença à coudre et agrafer de fines feuilles d'aluminium pour créer des sculptures mobiles et flexibles réfléchissant la lumière. Ces œuvres, qui furent d'abord accrochées dans sa cuisine, où elle les assemblait, sont souvent présentées suspendues au plafond ou accrochées au mur. La technique de la couture et la localisation de ces œuvres dans l'espace domestique évoquaient un univers féminin. Merz fut l'une des principales figures de la scène artistique internationale à redonner une certaine dignité aux sujets, aux techniques et aux matériaux quotidiens.
Sans titre, 1985, technique mixte sur carton, verre, structure en fer, bois
Sans titre, non daté, technique mixte sur papier sur panneau
Sans titre, non daté (vers 2004), technique mixte sur papier, poutres en bois
Cette œuvre a été créée après la mort de son époux Mario Merz, en 2003. C'est l'une des premières œuvres de Marisa Merz représentant un ange, lequel symbolise la recherche d'un lien perdu. L'ange doré, au centre, est entouré de formes courbes qui dessinent un mouvement circulaire. Même si les formes sont seulement esquissées, on distingue clairement le cœur de l'ange et la trace d'une larme rouge qui a roulé sur son corps.
Le troisième artiste présenté dans la galerie 2 est Jannis Kounellis
Sans titre, 1961, huile sur toile
Sans titre (Bar), 1965, huile sur toile
Sans titre (OLIO verso di TABACCHI), 1958, huile sur bois
L'Attico, 1969, impression offset
Sans titre, 1966, toile avec boutons pression, couture sur toile
La série des « Roses » est apparue juste avant l'émergence de l'Arte Povera. À cette époque, Jannis Kounellis s'intéressait à l'idée de créer une image qui puisse osciller entre l'intérieur et l'extérieur du cadre.
Sans titre, 1967, fer, buse avec collecteur, tuyau en caoutchouc, bouteille de gaz et flamme bleue
Présentée dans le cadre de l'exposition collective « Fuoco Immagine Acqua Terra » à la galerie L'Aticco, à Rome, en 1967, cette œuvre illustre la transition de l'art italien vers la présentation du réel, son énergie et sa métamorphose dans l'art. Jannis Kounellis a découpé dans le métal une fleur dont le pistil est une buse à gaz qui produit une flamme bleue lorsqu'elle est allumée. C'est la première fois que l'artiste utilisait le feu comme matériau dans une œuvre d'art, un élément qui deviendra par la suite récurrent dans son œuvre.
Sans titre, 1967, charbon, bordure blanche
Cette œuvre sans titre, composée d'un tas informe de charbon de bois délimité par un périmètre d'émail blanc d'une dizaine de centimètres de large, a été créée par Jannis Kounellis dans son atelier, à Rome, en 1967. Le charbon de bois, symbole de la révolution industrielle et du progrès technologique de la fin du 19e et du début du 20e siècle, est utilisé ici tout autant pour ses qualités physique et sensorielle que pour sa valeur historique et culturelle. L'irrégularité du tas contraste avec la géométrie rectiligne de la bordure qui l'entoure.
Sans titre, 1969, structure de fer, petits plateaux de balance, flamme de métaldéhyde
Sans titre, 1969, petits plateaux de balance en fer, café moulu
Sans titre, 1999, fer, sacs de jute, pierre volcanique
Sans titre, 1969, structure en fer, sacs de jute cousus ensemble
Sans titre, 1968, laine, corde, bois
Sans titre, 1969, sommier métallique, laine
Sans titre, 1969, sacs de jute et haricots secs
Cette œuvre sans titre est le fruit d'un incident heureux : en 1969, Jannis Kounellis fut invité par Harald Szeemann à participer à la célèbre exposition « Live in Your Head: When Attitudes Become Form » à la Kunsthalle de Bern (Suisse). L'œuvre qu'il avait l'intention de présenter fut bloquée à la douane, où l'on refusa de l'identifier comme une œuvre d'art. Frappé par l'idée que son œuvre ait pu être considérée comme un produit, Kounellis décida de créer une œuvre évoquant le transport de marchandises. S'inspirant de l'imagerie du commerce maritime, un domaine dans lequel exerçait son père, l'artiste remplit des sacs de jute de grain, de haricots, de café, de pommes de terre et de riz.
Pour conclure cette première partie de la visite, avant d'aborder les étages de la Bourse de Commerce dans un prochain billet, nous proposons au lecteur une illustration des concepts de l'Arte Povera. En contrepoint du travail de Jannis Kounellis, l'exposition propose en effet un tableau de Kasimir Malévitch (1879-1935) :
Plan en dissolution, 1917, huile sur toile
Kasimir Malévitch, au travers du mouvement artistique qu'il fonda, le Suprématisme, contribua à réinventer la peinture. Par son abstraction radicale, la peinture cesse d'être une image ressemblante pour interroger plus globalement la géométrie et l'espace. Dans Plan en dissolution, le quadrilatère rouge, qui symbolise à la fois la passion et la révolution, prend du volume et du poids, semble acquérir une troisième dimension et s'envoler dans l'espace. Jannis Kounellis a souligné l'importance des concepts de « poids » et d'« appauvrissement » chez Malévitch, compris comme la réduction phénoménologique de la représentation à un degré zéro. Il pensait que la simplicité hiératique de ses propres œuvres s'était développée précisément le long de cette chaîne qui relie la transcendance des icônes byzantines et la réduction à zéro de l'idée-même d'icône proposée par Malévitch.