Trois artistes au Musée d'Art Moderne
Un billet partagé entre trois artistes mis à l'honneur en ce moment par de petites expositions dans l'espace des collections permanentes du Musée d'Art Moderne de Paris.
Bonnard au Cannet
Dans le cadre d'une collaboration exceptionnelle avec le Kimbell Art Museum de Fort Worth, Texas, le Musée d'Art Moderne de Paris présente pour la première fois l'important Paysage au Cannet de Pierre Bonnard, aux côtés de son portrait peint par Édouard Vuillard et acquis par la Ville de Paris en 1937.
Le lien entre ces deux œuvres repose sur le regard attentif de Vuillard, qui choisit de représenter son ami face au Paysage au Cannet dans une remarquable mise en abyme picturale. Si Bonnard lui-même reste bien reconnaissable, la représentation de son tableau dans ce portrait agit comme une véritable signature artistique. En reproduisant avec une grande finesse les détails du Paysage au Cannet, Vuillard rend hommage à son ami en adoptant la touche colorée et sensible du peintre.
Cet accrochage inédit se trouve enrichi des autres tableaux de Bonnard appartenant au Musée d'Art Moderne de Paris, ainsi que de L'Atelier au mimosa prêté par le Centre Pompidou.
Ensemble, ces tableaux évoquent l'installation de Bonnard dans la villa « Le Bosquet » au Cannet, avec son épouse Marthe, modèle du Nu dans le bain et Femme à sa toilette. La demeure entourée d'un jardin devient alors une source d'inspiration inépuisable pour le peintre. Dans son Paysage au Cannet, Bonnard immortalise la vue qui s'étend au-dessus de la villa, tandis que dans L'Atelier au mimosa, il nous invite à contempler le même paysage, mais cette fois depuis la fenêtre de son atelier, révélant un autre point de vue sur ce lieu tant aimé. La végétation foisonnante qui entoure la demeure se manifeste également dans Le Jardin, où les vibrations colorées des différentes fleurs et plantes, alliées à la profondeur de la toile, nous invitent à marcher dans les pas de l'artiste.
Pierre Bonnard (1867, Fontenay-aux-Roses - 1947, Le Cannet) : Paysage au Cannet, 1928, huile sur toile
Edouard Vuillard (1868, Cuiseaux - 1940, La Baule-Escoublac) : Portrait de Pierre Bonnard, 1930-1935, peinture à la colle sur toile
Pierre Bonnard :
Nu dans le bain, 1936, huile sur toile
Femme à sa toilette, vers 1934, huile sur toile
L'Atelier au mimosa, 1939-1946, huile sur toile
Dans cette toile commencée au Cannet en 1939, et travaillée jusqu'en 1946 à Fontainebleau, Bonnard adopte un dispositif d'ouverture sur un foisonnement végétal, construit sur les verticales de la verrière rompues au premier plan par l'oblique de la mezzanine où le peintre a pris place. La grande fenêtre surlignée de rouge recadre l'apparition magique du mimosa en fleur, prolongé par une suite de taches - végétaux, maisons et ciel violine. La surexposition de cette scène, où le jaune solaire éclabousse de jaune d'or, de jaune de chrome et de rouge orangé l'intérieur de l'atelier, situé en léger contrebas, diffère la perception d'un visage dans le coin gauche dont les traits se surimposent sur le fond.
Le Jardin, vers 1936, huile sur toile
et dans la même salle, pendant au portrait de Bonnard, un autre portrait d'artiste par Edouard Vuillard : Portrait d'Aristide Maillol, 1930-1935, peinture à la colle sur toile.
Hommage à Daniel Pommereulle (1937-2003)
À l’occasion de l’entrée en collection d’œuvres de Daniel Pommereulle, le Musée d’Art Moderne de Paris rend hommage à cette figure hors normes de la scène artistique française. Peintre, sculpteur, cinéaste, performeur et poète, Pommereulle a traversé la seconde moitié du XXe siècle porté par des engagements radicaux, en élaborant des formes qui éprouvent notre vulnérabilité par l’expérience de la violence et de l’infini.
Mobilisé pendant la guerre d’Algérie en 1957, Pommereulle reste marqué par cette expérience traumatique qui parcourt ses créations. Il est également influencé à ses débuts par l’onirisme d’Odilon Redon, des surréalistes, et d’Henri Michaux avec qui il partage le goût des drogues hallucinogènes. En 1966, identifié comme un objecteur par le critique Alain Jouffroy, qui qualifie ainsi les artistes revendiquant l’héritage de Marcel Duchamp et la révolte politique, il expose un Pêcher en fleur au Salon de Mai, au Musée d’Art Moderne de Paris. Il déploie dans son œuvre une esthétique de la violence et de la cruauté, des objets blessants et des appareils de torture (Toboggan, 1974), qui menacent directement les visiteurs .
Connu en tant qu’acteur pour ses apparitions dans les films de la Nouvelle Vague, l’artiste présente dans La Collectionneuse d’Éric Rohmer (1967) son premier Objet Hors Saisie qu’il développera avec la série des Objets de prémonition (1975) : des pots de peinture renversés et des sculptures de plomb, armés de lames de couteaux et d’objets tranchants. Dans les années 1980, Pommereulle séjourne en Corée et au Japon, infléchissant un tournant dans son travail. Sa pratique tant graphique que sculpturale, à travers l’emploi du verre, de la pierre et de l’acier, cherche à canaliser des énergies cosmiques. Jusqu'à sa disparition, selon Armance Léger, « la transparence, l'air et le vide sont les nouveaux termes de son exploration. »
Daniel Pommereulle (1937, Sceaux - 2003, Paris) :
0-0, double zéro, 1975, bronze. Tirage: 6/8
Objet de prémonition, vers 1974, pot de peinture, lames de scalpel, lames en acier, feuilles de plomb et peinture
L'Objet de prémonition (1974) a été présenté dans l'exposition Huitièmement, qu'est-ce que la cruauté? à la Galerie Beaubourg en 1975, aux côtés d'autres œuvres de la même série. Cet objet insaisissable, pot de peinture vide et hérissé de lames de rasoir, met en échec toute tentative de maîtrise ou de préhension. Il témoigne à la fois de l'ironie de l'artiste, de sa critique de la peinture et de son rapport provocant à l'objet. Celui-ci n'est pas inerte mais au contraire habité d'une puissance qui nous résiste.
Brûlures du ciel, vers 1978, acrylique sur bois, feuille de plomb trouées et bandes de plexiglas bleues
Le ciel est omniprésent dans l'œuvre de Pommereulle. En 1969, il part pour le Maroc avec le collectif Zanzibar (composé entre autres de Philippe Garrel, Olivier Mosset et Jackie Raynal) pour y réaliser le film Vite, réflexion sur l'échec de la révolte de Mai 68. Il filme la planète Saturne à l'aide d'un télescope, expression de sa fascination pour la cosmos et l'infini. Les Brûlures du ciel, réalisées dix ans plus tard, superposent des feuilles de plomb brûlées au chalumeau et dessinent un firmament étoilé, associant ici la violence et l'extase.
Sans titre (série des Thèses d'Humiliation), 1986-1988, pastel, encres, crayons gras, gouache, collages sur papier
Sans titre (David and Marc), 1975, mine de plomb sur papier
Sans titre (Flüchtig), 1998, crayon carbone, encres et pastel sur papier lithographique report
Sans titre, 1984, feuilles de verre Float-Glass contre-collées et verre bleu
En 1983, Pommereulle inaugure une exposition de sculptures intitulée "Ici même l'on respire" à la Galerie de Séoul, en Corée. Tout comme pour les œuvres qu'il crée à la même époque au Japon et jusqu'au milieu des années 1990, la transparence et le verre y sont omniprésents. Ce matériau concentre les propriétés les plus fondamentales pour l'artiste : sa clarté invoque l'espace traversé par la lumière tandis que sa fragilité et la menace de ses arêtes coupantes maintiennent active la tension qui s'exerce à l'encontre de la personne qui fait l'expérience de l'œuvre.
Sans titre, 1993, acier, plâtre, porcelaine, verre jaune atomique et verre transparent
Et, occupant le centre de l'exposition :
Toboggan, 1974, laiton, polyuréthane et lame en acier bleui
En 1975, Daniel Pommereulle présente l'exposition "Fin de siècle" au Centre National des Arts Plastiques à Paris. Il crée pour l'occasion plusieurs œuvres monumentales qui synthétisent l'ensemble de ses recherches. Un mur de marbre noir est hérissé de couteaux reproduisant des constellations (Mur de couteaux). Le Toboggan est quant à lui la seule œuvre réalisée des Urgences, instruments de torture qu'il a imaginés en 1967. Œuvre sadique par la façon dont elle mêle la cruauté à l'univers de l'enfance, elle est aussi, par ses proportions élégantes et son aspect rutilant, un dialogue ironique avec la tradition sculpturale monumentale.
Dernier artiste de notre billet :
Éric Dubuc (1961-1986)
Né à Paris en 1961 d'une famille franco-allemande, Éric Dubuc produit ses premiers dessins pendant sa scolarité à l'école Steiner-Waldorf. À 18 ans, il passe une année à l'École Nationale des Beaux-Arts avant de poursuivre sa formation par des voyages lointains et solitaires, en Asie et en Afrique. Au cours d'un de ces voyages en République démocratique du Congo, il contracte le paludisme et il est hospitalisé à l'hôpital Claude Bernard, d'où il ressort très affaibli physiquement et psychologiquement. En 1985, il expose au Salon de la Jeune Peinture à Paris, où son travail rencontre un premier succès. Son œuvre, aussi précoce que profondément pessimiste et distante, s'interrompt par son suicide, à l'âge de 25 ans.
Le regard d'Éric Dubuc se pose sur le monde à la manière d'un scalpel. Qu'il peigne la violence ordinaire de la rue ou le misérable réalisme des intérieurs, son art rejoint une forme de cruauté, jusqu'à la déchirure. La froideur impitoyable de la vie urbaine est figurée dans des scènes de bar désenchantées où des personnages solitaires se côtoient sans se rencontrer, ou bien dans des métros où règnent l'indifférence et l'anonymat. Son œuvre est aussi composée d'autoportraits anguleux marqués par la mélancolie, ainsi que de nombreuses fenêtres, toujours fermées, au travers desquelles se dessine un monde proche et pourtant hors de portée.
Outre l'acuité précise du décor, ses œuvres font souvent preuve d'une grande attention portée aux visages, dessinés d'une ligne sinueuse capable de traduire la « physionomie du psychisme » qu'il retient de ses cours d'anatomie. La même veine expressionniste s'exprime dans son goût pour la flétrissure des corps vieillissants, toujours rendus d'une manière sèche et précise, refusant toute forme de pathos.
Grâce à un don de la famille de l'artiste en 2022, dix œuvres d'Éric Dubuc sont entrées dans les collections du musée. Cette présentation est complétée par des œuvres provenant du Musée Carnavalet - Histoire de Paris et du Centre national des arts plastiques, ainsi que par un certain nombre de prêts de la famille.
Partie d'échec chez Igor le 10.07.86, 1986, plume et encre de Chine sur papier
Garde à vue, quai des Orfèvres le 10 juin 1986 vers 2 heures, 1986, plume et encre de Chine sur traits au crayon sur papier bristol
Autoportrait au journal, 1983, mine de plomb sur papier et collage d'un extrait de journal
Autoportrait avec dessin, 1983, mine de plomb sur papier et collage d'un dessin à l'encre noire
Autoportrait de profil, 1986, huile sur toile
Autoportrait à la cigarette effacée, 1983, mine de plomb sur papier
Hôpital Claude Bernard, autoportrait IV, 1983, encre de Chine sur papier
Hôpital Claude Bernard, chambre 22, 1983, encre de Chine sur papier
Accident, 1984, acrylique sur toile
Accident voiture noire contre voiture blanche, 1984, plume et encre de Chine sur papier
Accident et homme fumant, 1984, plume et encre de Chine sur traits au crayon sur papier Canson
Le Métro, 1985, huile sur toile
Le Métro III (étude préparatoire), 1985, plume, encre de Chine et crayon de mine graphite sur papier
Le Métro II (étude), 1985, encre de Chine sur papier
Et pour finir, des oeuvres des dernières années de sa courte vie :
Autoportrait au bar, 1985, huile et acrylique sur toile
Autoportrait au bar (étude), 1985, plume et encre de Chine sur traits au crayon sur papier Canson
Café-bar Le Cluny, 1986, encre de Chine sur papier
Châtelet 2 heures du mat., 1986, encre et lavis sur papier