Musée national d'Art Moderne - 3 petites expositions
Le Musée national d'art moderne, que nous avions vu en 1977 quitter l'aile gauche du Palais de Tokyo pour s'installer dans un centre Pompidou flambant neuf, a fermé ce lundi 10 mars pour plusieurs années pour permettre la rénovation du bâtiment. Ce fut l'occasion d'en parcourir une dernière fois les allées pour partager notre nostalgie avec le lecteur.
Ce billet évoquera les petites expositions qui se tenaient régulièrement au sein même du musées. Il y en avait trois au moment de la fermeture.
Roberta González
Fille du sculpteur espagnol Julio González, Roberta González (1909-1976) naît à Paris dans un milieu artistique. Elle grandit dans l'appartement familial du quartier de Montparnasse, enclave catalane fréquentée par Pablo Picasso. D'abord classique, son art est marqué par l'influence cubiste. C'est en tant qu'artiste de l'« école espagnole » qu'elle est exposée au Jeu de Paume (Art espagnol, 1936 et Femmes artistes d'Europe, 1937). Elle se marie en 1939 avec le peintre abstrait Hans Hartung (cf nos billets du 15 février 2020 et du 25 février 2020). Ses recherches plastiques dialoguent avec celles de son père ou de son mari et ce n'est qu'après-guerre que son style s'affirme et qu'elle connait ses premiers succès personnels. Exposée par les galeristes Jeanne Bucher et Colette Allendy, elle remporte en 1949 une mention au prix Hallmark qui lui permet d'exposer aux États-Unis et en Amérique latine. À partir des années 1960, elle consacre une grande partie de son activité à promouvoir l'œuvre de son père, dont elle a donné plus de deux cents de ses œuvres au Musée national d'art moderne.
Commençons avec trois dessins d'enfants :
Tia Pilar, 1930-1933, huile sur toile
Sans titre, 1935, huile sur toile
Etude d'après Tia Pilar, avril 1940, gouache, encre de Chine, pierre noire et mine graphite sur papier bleu
Sans titre, sans date, huile sur carton
Sans titre, 1937-1938, huile sur panneau
Le Cri d'horreur, novembre 1939, encre sur papier
Femme effrayée, buste, 24 mars 1940, mine graphite et fusain sur papier
Paysanne au bâton et à l'enfant, juillet 1937, gouache, encre et mine graphite sur papier
Jour de cafard, des avions passent, 19 mars 1939, mine graphite, crayon de couleur et aquarelle sur papier
Sans titre [Maternité], 01 février 1940, gouache, encre et pastel sur papier
Maternité, 1er février 1940, gouache et pierre noire sur papier
La série de dessins de femmes réalisée pendant la guerre incarne la « mater dolorosa » espagnole et la propre angoisse de Roberta González face au chaos.
La Seconde Guerre mondiale a un fort impact sur la vie et l'œuvre de Roberta González. Sous l'Occupation, elle doit quitter Paris, où Hans Hartung, son mari de nationalité allemande, est menacé. Elle part pour le Lot dans le Sud de la France. Lorsque son père décède subitement à Paris en 1942, Roberta ne peut être présente à ses côtés. Pendant cette période, elle réalise des portraits, figures féminines et maternités, déformées et éclatées, qui portent les traces de la violence de la guerre.
Nu mélancholique, 3 août 1950, huile sur toile
L'heure exacte, 12 octobre 1950, huile sur panneau
Cette œuvre intrigante qui laisse place à l'imaginaire, fait apparaître le goût pour le clair-obscur de Roberta González. Le cercle symbolise le temps qui réunit la jeune fille dans la nuit et l'oiseau dans le jour ensoleillé. Cette dualité reflète le tiraillement qui traverse souvent son œuvre, entre la figuration et l'abstraction. La femme au centre ne sait où porter son regard: regarder du côté obscur ou du côté lumineux?
Au milieu de la pièce, une sculpture de son père Julio González, né en 1876 à Barcelone et mort en 1942 à Arcueil où il habitait (le centre municipal d'art porte son nom) :
Femme à la corbeille, 1934, fer forgé, soudé sur socle en pierre
« González pourrait être appelé le plasticien du vide. [...] La ligne d'une lame de fer simplement esquissée, amorcée, trace dans la lumière toute l'élégance d'un corps. » (Maurice Raynal) Considéré comme le père de la sculpture en fer, Julio González réalise au milieu des années 1930 une série de sculptures exclusivement linéaires, telle Femme à la corbeille. Sa fille Roberta peint, à la même période, des portraits semi-abstraits où les lignes soulignent les volumes géométriques et jouent sur les espaces pleins ou vides.
Bang Hai Ja
La Coréenne Bang Hai Ja (1937-2022) se forme à la peinture à l'huile et s'installe à Paris en 1961. Dans un premier temps, elle s'inscrit dans le courant parisien de l'abstraction gestuelle. Très tôt se forme dans sa peinture un espace où la profondeur se gagne à travers des brèches et des passages. Coulures et matériaux incrustés complexifient la texture et la couleur. Entre 1968 et 1976, Bang Hai Ja retourne en Corée et commence à expérimenter avec le papier traditionnel hanji, qui produit une texture légère, résistante et soyeuse. Elle multiplie dès lors les strates et les gestes de froissage et d'imprégnation par des pigments purs. Semblable à un seuil, l'œuvre semble peu à peu devenir une membrane suspendue entre deux mondes. Après son retour définitif en France en 1976, Bang Hai Ja partage sa vie entre Paris, Séoul et Ajoux en Ardèche. Cette présentation est constituée en majeure partie par une donation consentie au Musée national d'art moderne par la famille de l'artiste, figure singulière dans l'histoire de l'art qui relie ses deux pays.
Au coeur de la Terre II, 1960, huile sur toile
Cette peinture, une des premières abstractions de Bang Hai Ja, est présentée en France dès son arrivée en 1961 dans l'exposition "Les peintres étrangers à Paris" au Musée d'art moderne de la ville de Paris.
Sans titre, 1962, huile sur toile
Sans titre (n°11), 1970, huile, papier de verre et cuir sur toile
Installée en Corée de 1968 à 1976, Bang Hai Ja retourne toutefois fréquemment en France, où elle suit un stage à l'atelier de vitrail de l'École des arts et métiers à Paris en 1970, qui lui inspire des atmosphères picturales méditatives. Cette peinture constitue une étape importante de recherche sur la couleur et les effets de matière. En diluant le médium, Bang Hai Ja s'inscrit dans la mouvance de l'abstraction lyrique qui prône la libération du geste et de la couleur. L'ajout de cuir ou de papier de verre renforcent l'aspect tactile de cette œuvre.
Chant de résurrection, 1972, tempera et papier de mûrier sur toile
Cérémonie du dragon divin, 1975, huile, tempera, pigments naturels et papier de mûrier sur toile
Sans titre, vers 1987, pigments naturels et papier de mûrier sur toile
Sans titre, 1988, huile, pigments naturels, gouache et papier de mûrier sur toile
Univers, 1989, pigments et papiers collés sur toile
Interrogeant les mystères du cosmos, Univers s'inscrit dans un ensemble de peintures commencé en 1987. Bang Hai Ja invente des paysages astronomiques sans recourir à l'imagerie scientifique. Par son travail sur la lumière, elle se positionne dans une conception orientale de l'artiste, médiatrice entre le Ciel et la Terre.
Sans titre, 1990, pigments, pastel et papiers collés sur toile
Envols 2, 2000, pigments sur géotextile
Au début des années 1990, Bang Hai Ja crée une série de grandes toiles verticales qui s'inscrit dans de nouvelles recherches. La technique se libère de l'huile pour lier les pigments naturels à de très fines couches de papier hanji. Le geste du pinceau est peu à peu remplacé par une méthode patiente d'imprégnations des glacis pigmentés au recto et au verso du papier, produisant un éventail délicat de textures et de tonalités. La matière, aux couleurs de terre, s'allège, tandis que la construction de l'espace évoque des seuils, des portails, des brèches.
Sans titre, 1992, pigments naturels, encre de Chine et papier de mûrier sur toile
Sans titre, 1990, pigments naturels, pastel et papier de mûrier sur toile
Lumière de l'univers, 2009, pigments naturels sur géotextile
Lumière de la terre, 2009, pigments naturels sur géotextile
Souffle de lumière, 2009, pigments naturels sur géotextile
Au milieu des années 1990, Bang Hai Ja entreprend d'explorer les propriétés du tissu géotextile, offrant de nouvelles expériences chromatiques. Ce matériau de fibres recyclées permet à l'artiste de « peindre au revers » - posant le pigment par imprégnation, technique déjà utilisée sur la soie dans la peinture bouddhique de l'époque Koryo. La couleur acquiert ainsi un aspect à la fois dense et vaporeux. Les trames de motifs se forment de manière intuitive, accueillant une part d'aléatoire. Lors de son exposition à la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière en 2003, l'artiste a présenté ces supports enroulés suspendus, signifiant que la peinture est pour elle avant tout construction de l'espace.
De la lumière à la lumière, 2014, pigments naturels et pastel sur papier de mûrier
Cette œuvre fait partie d'une série de peintures réunissant pigments purs et feuille d'or sur papier hanji froissé, suggérant une équivalence entre matière et lumière. Ici, les froissages d'intensités variables du papier servent tantôt des gradations subtiles de texture, tantôt des contrastes tranchés entre tons chauds et froids. Telle une colonne de braises fendant le bleu du ciel, l'axe central de la composition dit une aspiration à relier les mondes. Ce motif, couplé à celui du cercle, sera investi à l'échelle architecturale dans les vitraux que l'artiste réalise pour quatre baies de la cathédrale de Chartres, inaugurés en 2022.
Joie de lumière 1, 2020, pigments sur papier coréen marouflé sur toile
Apparue au tournant des années 1980 dans son œuvre, la forme du disque est porteuse pour l'artiste de nombreuses résonances symboliques. Dans une série développée en 2020, elle froisse le papier de murier à partir du centre du support, de sorte que les plis créent un prisme, subtilement gradué de cercles concentriques.
Naissance de lumière, 2020, pigments naturels et papier de mûrier sur toile
/image%2F1508962%2F20250311%2Fob_e30af2_2025-03-11-12-40-1.jpg)
Liberté de l'art
Les Étoiles, Pékin, 1979
Nous terminons ce billet avec une troisième petite exposition qui met à l'honneur quatre protagonistes du groupe Xing Xing (Les Étoiles) formé à Pékin à l'été 1979. Rompant avec le système de l'art officiel, cette association de vingt-trois artistes s'est fait connaître en organisant, en septembre 1979, la première exposition d'art indépendant dans un lieu public, installant leurs œuvres à même les grilles extérieures du parc du Musée national des beaux-arts de Chine à Pékin. Par-delà l'importance de l'événement historique, ce moment catalyseur de l'art contemporain en Chine a vu s'affirmer de fortes individualités artistiques. Dans leurs pratiques respectives de la peinture, du dessin, de la gravure sur bois et de la sculpture, Huang Rui, Li Shuang, Ma Desheng et Wang Keping puisent à l'expressionnisme, au modernisme et à l'abstraction pour repenser le système visuel de la représentation et élaborer un nouveau regard sur la société. Leur parcours va de la Chine à la France, où certains d'entre eux se sont établis au cours des années 1980 et où, dès 1990, l'exposition rétrospective « Les Etoiles, 10 ans » (Chapelle St Louis de la Salpêtrière, Paris) était consacrée à leur mouvement.
Huang Rui (né en 1952, vit et travaille à Pékin et à Nanterre) :
Jeune fille à l'éventail, 1979, huile sur papier
Sans titre, 1980, huile sur papier
The Guitar's Story, 1979, huile sur toile
Courtyard Abstraction N° 1, 1983, huile sur toile
Li Schuang (née à Pékin en 1957, vit et travaille à Paris depuis 1984)
Lumière de l'espoir, 1980, huile sur toile
Le Puits des désirs, 1980, huile sur toile
Travaux pénitentiaires, 1980-1983
Li Shuang est emprisonnée entre septembre 1981 et juillet 1983 en raison de sa relation avec le jeune diplomate français Emmanuel Bellefroid, qui deviendra son époux après sa libération grâce au soutien de l'État français. Elle réalise durant sa détention plus de cinquante dessins au pastel sur des papiers de fortune. Une partie sera confisquée par les autorités avant de revenir à l'artiste en 2018. Dans les vingt-cinq feuilles ici réunies, des scènes du quotidien se mêlent à des souvenirs, des représentations symboliques et des visions surnaturelles. La facture abrupte ne révèle pas moins la mémoire des objets d'art anciens que l'artiste a côtoyé dans son enfance au Tibet.
Ma Desheng, né en 1952 à Pékin, vit et travaille à Paris :
Sans titre, 1979-1981, impressions xylographiques sur papier de riz
Poète et artiste, Ma Desheng commencer à travailler comme dessinateur technique dans une usine et consacre ses soirées à la gravure sur bois.
Plus de quatre-vingts bois gravés entre 1978 et 1981 constituent le premier socle de l'œuvre, qui explorera par la suite l'encre, la peinture et la sculpture. Cette technique avait déjà été réhabilitée en Chine dans l'art militant des années 1920-1930, inspiré par l'expressionnisme allemand. Ma Desheng la conduit vers une profonde synthèse. Pour témoigner de son temps, il embrasse le réalisme et l'allégorie, l'expressionnisme et l'abstraction, l'urbanité et la ruralité.
Terminons avec
Wang Keping, né en 1949 à Pékin, vit et travaille en France.
Femme couchée sur le dos, 1987, bois
La technique de Wang Keping repose sur un long processus d'apprivoisement de la matière naturelle. L'artiste procède d'abord à une taille grossière du bois pour définir la masse. Le bois est ensuite laissé à sécher pendant de longs mois, avant d'être sculpté en détail, puis sa surface est brûlée au chalumeau pour polir et unifier les aspérités. Dans cette œuvre, l'artiste a laissés bruts cinq départs de branches contrastant avec les volumes polis, suggestifs d'une anatomie féminine. Interdit depuis 1949 en Chine, le nu inspirera dans la pratique créatrice de Wang Keping une constante recherche formelle, tendue entre figuration et abstraction.
Silence, 1978, bois
Silence est l'œuvre la plus emblématique des débuts de Wang Keping. Cette représentation allégorique utilise la structure naturelle d'un tronc de bouleau pour faire surgir le motif d'un visage bâillonné. Un œil est grand ouvert tandis que l'autre est oblitéré d'un X, rappelant que la population chinoise, sous la Révolution Culturelle, est privée de voir autant que de parler. Présentée à la première exposition des Étoiles, Silence témoignait d'un désir d'expression spontanée et sans entraves que l'artiste résumait en ces mots : « Käthe Kollwitz est notre étendard, Picasso notre pionnier ».
Idole, 1978, bois
Dans ce visage massif coiffé d'un couvre-chef portant l'étoile à cinq branches, Wang Keping dit avoir voulu représenter Bouddha. Cette figure est chargée d'une profonde ambiguïté dans l'art engagé au tournant des années 1970 en Chine. Le « Bouddha noir » fait allusion au culte d'une personnalité despotique et symbolise la face mensongère d'un pouvoir tout autre que vertueux. Présentée au Musée national des beaux-arts de Chine lors de la deuxième exposition des Étoiles en 1980, Idole assume une mordante satire politique.
Cri, 1987, bois
Établi en France en 1984, Wang Keping entreprend d'approfondir sa technique de taille en développant une méthode de création unique qui explore les propriétés de chaque essence de bois. Fibres, veines et nœuds des troncs et des branches deviennent le point de départ de son inspiration, dont l'horizon est une saisie de la présence humaine dans son universalité. Cri fait partie d'une série de figures au visage béant, les bras dressés vers le ciel, qui semblent former un contrepoint à Silence (1978). La facture sobre, laissant apparente l'empreinte des gestes, réduit l'expression à l'énergie épurée des lignes essentielles.