Suzanne Valadon (1865-1938) au Centre Pompidou (II/II)
Nous terminons dans ce billet le parcours de la rétrospective Suzanne Valadon qui se tient au Centre Pompidou. (cf. notre billet du 8 mars dernier).
La photo ci-contre, mettant en scène Suzanne Valadon comme portraitiste (avec son amie Mauricia Coquiot comme complice), est une bonne introduction à la section suivante de l'exposition :
«Je peins les gens pour apprendre à les connaître. »
Forte d'une reconnaissance accrue des marchands et de la critique, Valadon entame dans les années 1920 une série de portraits bourgeois de personnes de son entourage. Productions de commande, ce sont des portraits de femmes de la « haute société » : Nora Kars avec qui elle noue une solide amitié jusqu'à la fin de sa vie ou Germaine Eisenmann, son élève qui la vénère. Les portraits d'hommes, plus rares, représentent des personnages qui ont compté dans sa vie : le docteur Robert Le Masle qui sera auprès d'elle jusqu'à ses derniers jours, Louis Moysès, fondateur du cabaret Le Bœuf sur le toit, ou encore son marchand et ami Paul Pétridès. Ces portraits suggèrent avant tout la position sociale de leurs sujets, mais ses premiers portraits, comme les portraits de famille, dépeignent son entourage familier.
La Couturière, 1914, huile sur toile
Jeune fille faisant du crochet, vers 1892, huile sur toile
Réalisé en 1892, Jeune fille faisant du crochet est le plus ancien tableau à l'huile de Valadon qui nous soit parvenu. Le thème de la couture lui est familier. Sa mère a exercé le métier de couturière en arrivant à Paris. Elle-même a appris très jeune le métier, sur les conseils de sa mère, et l'a pratiqué dans une maison de haute couture. En 1883, sur l'acte de naissance de son fils Maurice, elle déclare exercer les fonctions de couturière La composition à contre-jour, les couleurs assourdies, les traits proches de la technique du pastel, sont caractéristiques de ses premiers tableaux.
Portrait de la mère de Bernard Lemaire, 1894, huile sur panneau
Portrait de petite fille, 1892, huile sur toile
Portrait de femme, 1893, huile sur toile
Bernard Lemaire, 1892-1893, huile sur toile
Femme à la contrebasse, 1908, huile sur toile
Portrait de Mauricia Coquiot, 1915, huile sur toile
Surnommée la « femme bilboquet, Anaïs Marie Bétant dite Mauricia de Thiers est une ancienne vedette de cirque et de music-hall, connue notamment pour ses acrobaties spectaculaires en voiture ou à cheval. Grande personnalité mondaine, elle noue des liens d'amitié avec de nombreux artistes. En 1916, elle devient l'épouse et l'associée du collectionneur et critique d'art Gustave Coquiot. Valadon compte parmi les témoins du mariage.
La Dame au petit chien, 1917, huile sur toile
Le modèle pourrait être son époux André Utter. Ce tableau, rarement montré, révèle une certaine étrangeté dans sa facture et dans le choix du sujet.
Portrait de Miss Lily Walton, 1922, huile sur toile
Les années 1920 sont celles de la reconnaissance et des premiers vrais succès commerciaux pour Valadon. Cette relative aisance financière lui permet ainsi d'embaucher une gouvernante anglaise du nom de Lily Walton. Elle est assise dans un intérieur bourgeoisement décoré, dans la même mise en scène que celle des portraits de Nora Kars et Germaine Eisenmann. On note la présence du chat Raminou, dont le pelage roux fart écho à la chevelure de Walton.
Portrait de Madame Lévy, 1922, huile sur toile
Valadon considérait cette œuvre comme « le mieux peint de tous ses tableaux ».
Portrait de Charles Wakefield-Mori, 1922, huile sur toile
Les Dames Rivière, 1924, huile sur toile
Madame Robert Rey et sa fille Sylvie, vers 1920, huile sur toile
Portrait de Richmond Chaudois, vers 1931, huile sur toile
Le chimiste Richmond Chaudois, « gueule cassée » de la Grande guerre, est un voisin montmartrois de Valadon et grand ami d'Utrillo.
Portrait de Germaine Eisenmann, 1924, huile sur toile
Élève de Suzanne Valadon et grande admiratrice de son œuvre, Germaine Eisenmann peint des paysages et des natures mortes dans un style proche de celui de sa « mère spirituelle ».
Portrait de Madame Pétridès, 1937, huile sur toile
Portrait de Paul Pétridès, 1934, huile sur toile
Peintre et courtière en tableaux, Odette Bosc rencontre en 1925 le tailleur Paul Pétridès. Elle l'initie au monde de l'art avant de l'épouser en 1929. La même année, le couple Pétridès devient le principal soutien de Valadon, dont le contrat avec la galerie Bernheim-Jeune n'est pas renouvelé. En témoignage de sa reconnaissance, Valadon réalise ces deux portraits, où elle se concentre sur les visages, sans s'attarder sur l'environnement et le mobilier comme dans ses portraits précédents. La défense de l'œuvre de Valadon par le couple se poursuit bien au-delà de la mort de l'artiste. En 1971, Paul Pétridès publie L'Œuvre complet de Suzanne Valadon.
Portrait de Madame Maurice Utrillo (Lucie Valore), 1937, huile sur toile
Portrait d'une femme, 1934, huile sur toile
Les Deux Sœurs, 1928, huile sur toile
Portrait de Geneviève Camax-Zoegger, 1936, huile sur toile
La peintre Marie-Anne Camax-Zoegger contacte Suzanne Valadon en 1932 pour lui demander de participer au Salon des Femmes artistes modernes (F.A.M.) dont elle est la présidente. Valadon, réticente à être exposée uniquement avec des artistes femmes, finit par céder devant la personnalité et la renommée de sa consœur. Elle se lie d'amitié avec Camax-Zoegger et participera au Salon des F.A.M. chaque année jusqu'à son décès. Début 1936, elle demande à sa fille, Geneviève Camax-Zoegger, de poser pour elle.
Portrait de Louis Moysés, fondateur du Bœuf sur le toit, 1924, huile sur toile
Femme aux bas blancs, 1924, huile sur toile
Le Docteur Robert Le Masle, vers 1930, huile sur toile
Proche des compositeurs comme Erik Satie et Maurice Ravel, des artistes comme Marie Laurencin ou André Dunoyer de Segonzac, Robert Le Masle (1901-1970) vouait une dévotion toute particulière à Valadon. Ils se rencontrent par l'intermédiaire de Pierre Noyelle, élève de Valadon. Nait alors une amitié fidèle avec la famille (Valadon, Utter et Utrillo), qui perdurera jusqu'au décès de l'artiste.
Portrait de Nora Kars, 1922, huile sur toile
Nora Kars est l'épouse du peintre tchèque Georges Kars dont Valadon est très proche.
Femme dans un fauteuil (Portrait de Madame G.), 1919, huile sur toile
Deux tableaux de contemporaines de Suzanne Valadon :
Émilie Charmy (1878-1974,) : Autoportrait, vers 1923, huile sur carton
Repérée par Berthe Weill (1865-1961) au Salon d'Automne de 1905, l'artiste bénéficie de plusieurs expositions dans sa galerie. C'est probablement là qu'elle rencontre Valadon avec qui elle expose chez la galeriste en 1921. Les deux artistes se lient d'amitié. En 1926, Valadon lui dédicace Bouquet de fleurs dans un verre, « A E. Charmy pour son beau talent ». Toute deux participent aux Salons des Femmes Artistes Modernes dont Émilie Charmy est la secrétaire.
Marie Laurencin (1883-1956) : Portrait de la baronne Gourgaud à la mantille noire, 1923, huile sur toile
Bien qu'une génération les sépare, Valadon et Marie Laurencin fréquentent les mêmes salons et sont toutes deux très proches du Docteur Le Masle.
Pour terminer cette section,
L'Aide amicale aux artistes, Bal de l'AAAA, Gymnase municipal, 1927, affiche entoilée, impression mécanique Gaillard, Paris-Amiens
L'Aide amicale aux artistes, Bal au Moulin de la Galette, projet d'affiche, 1927, crayon gras et gouache sur carton
Nu à la palette, 1927, fusain sur papier
En 1927, l'Aide Amicale Aux Artistes, une association philanthropique qui vient en aide aux artistes en difficulté fondée en 1921, fait appel à Valadon pour réaliser l'affiche pour un bal caritatif. Valadon mélange ici le langage allégorique avec des allusions autobiographiques. La femme nue à la palette, personnification de la peinture, est un autoportrait de dos de Valadon. Les fleurs qui jaillissent de son pinceau rappellent la série de natures mortes aux vases qu'elle entreprend à la même période tandis que la sellette sur laquelle elle se tient semble faire référence à son passé de modèle.
La dernière section est intitulée Le nu : un regard féminin
Valadon s'est très tôt aventurée sur le territoire masculin de la peinture de nus. En 1909, avec Adam et Ève, l'une des premières œuvres de l'histoire de l'art réalisée par une artiste représentant un nu masculin, elle détourne l'iconographie traditionnelle de la Genèse pour célébrer sa relation amoureuse avec André Utter. La position frontale des nus est particulièrement audacieuse. L'audace est vite réprimée car Valadon doit recouvrir le sexe d'Utter d'une feuille de vigne. Valadon peint désormais des nus féminins en les inscrivant dans une rupture avec le regard masculin sur le corps des femmes.
La Joie de vivre, 1911, huile sur toile
Après Puvis de Chavanne, Degas, Renoir, Cézanne, Matisse (à qui elle emprunte le titre de son œuvre) et bien d'autres, Valadon exploite le thème des baigneuses dans un paysage champêtre. Elle donne ici une version inédite d'un regard féminin sur un thème jusque-là dominé par les hommes et destiné au regard voyeur masculin. En effet, en introduisant une figure masculine nue dans le tableau, son amant André Utter, Valadon provoque un jeu entre le regard masculin de l'extérieur du tableau (celui qui regarde habituellement les scènes de baigneuses) et celui de l'intérieur du tableau et interroge par là-même la position du voyeur.
La Petite Fille au miroir, 1909, huile sur taile
Nu au miroir, 1909, huile sur toile
Le miroir, élément indispensable pour la toilette, est de fait un motif récurrent dans les nombreuses représentations de baigneuses chez Valadon. Présenté au Salon d'Automne de 1909, Nu au miroir est l'une des premières peintures à l'huile de Valadon représentant des jeunes filles à la puberté.
Nu assis sur un canapé, 1916, huile sur toile
Les Baigneuses, 1923, huile sur toile
Vénus noire, 1919, huile sur toile
Nu au canapé rouge, 1920, huile sur toile
Nu allongé à la draperie rouge, vers 1914, huile sur toile
Catherine nue allongée sur une peau de panthère, 1923, huile sur toile
Dans cette section aussi, quelques tableaux d'artistes contemporaines de Suzanne Valadon :
Marie Laurencin : Danseuse couchée, 1937, huile sur toile
Angèle Delasalle (1867-1939) : Femme endormie, 1920, huile sur toile
Angèle Delasalle et Valadon se connaissaient certainement. Elles sont exposées au Salon d'Automne de 1909 dans la même salle. Toutes deux sont des fidèles du Salon des Femmes Artistes Modernes. Delasalle est, comme Valadon, l'une des premières femmes à peindre des nus féminins sans sublimer leurs corps.
Jacqueline Marval (1866-1932) : Odalisque à la rose, vers 1908, huile sur toile
Jacqueline Marval partage avec Valadon ce goût pour la représentation du nu féminin contextualisé dans des postures, attitudes et décors inscrits dans un quotidien contemporain. Elles exposent toutes deux dans les mêmes Salons et sont représentées par les mêmes galeristes et marchands, Ambroise Vollard, Berthe Weill, Georges Petit.
Georgette Agutte (1867-1922) : La Japonaise nue, 1910, huile sur toile
Une salle rassemble de nombreux dessins :
Femme allongée sur un lit, vers 1916, fusain sur papier
Nu assis, 1908, fusain et pastel sur papier
Jeune fille nue appuyée sur un fauteuil, vers 1908, pastel, crayon et craie sur papier marouflé sur toile
La Toilette, 1906, pastel
La Toilette, vers 1908, pastel et crayon noir sur papier
Le Bain, 1908, fusain et pastel sur papier
La Salle de bains, 1894, dessin sur papier
Intimité, 1894, crayon gras sur papier
Trois nus, 1920, crayon gras sur papier
Nus au miroir, vers 1914, fusain et pastel sur papier
Revenons à la peinture :
Nu à la draperie blanche, 1914, huile sur toile
Jeune fille au bain, 1919, huile sur toile
Nu assis, de dos parmi des arbres, 1929, huile sur toile
Jeune femme sentant un bouquet, 1929, huile sur toile
Femme nue assise, 1921, huile sur toile
Deux figures, 1909, huile sur carton
Femme nue à la draperie, 1919, huile sur toile
Nu debout se coiffant, 1916, huile sur carton
Dans la dernière salle du parcours, un tableau d'une artiste suisse, en regard du Lancement du filet de Suzanne Valadon :
Alice Bailly (1872-1938) : Tireurs d'arc, 1911, huile sur toile de jute
Comme Valadon, Alice Bailly célèbre ici le corps athlétique de jeunes hommes nus s'exerçant au tir à l'arc. Deux femmes nues, assises de dos sur un drap blanc, assistent à la scène. L'une tend le bras, la main pointant probablement la flèche d'un tireur. Bailly inscrit les corps nus de ses personnages dans un vaste paysage aux couleurs dissonantes et aux formes géométriques, formant ainsi une image très dynamique.
Le Lancement du filet, 1914, huile sur toile
Étude pour Le Lancement du filet, 1914, fusain sur papier calque
Valadon reprend ici un classique du nu académique qu'elle détourne dans une veine contemporaine. Elle représente le corps nu de son amant André Utter lançant un filet de pêche sur le bord d'une plage en Corse. Le même geste sous trois angles différents est décliné dans un mouvement de rotation qui met en valeur les courbes athlétiques du modèle. Célébrant la beauté d'un corps aux couleurs chaudes et sensuelles, ce nu masculin est, à cette époque, l'une des rares représentations du désir féminin pour un corps masculin. Le Lancement du filet est la dernière œuvre de Valadon consacrée au nu masculin.
Adam et Ève, 1909, huile sur toile
L'iconographie religieuse traditionnelle d'Adam et Ève se teinte ici d'une charge nouvelle, amoureuse et érotique. Valadon se peint avec son amant André Utter. Valadon ajoutera la ceinture de feuilles de vigne plus tard, sans doute à la demande des organisateurs du Salon des Indépendants de 1920, où le tableau sera révélé au public.
À la sortie de l'exposition, sans doute, dans l'esprit des commissaires, en guise de conclusion :
La Boîte à violon, 1923, huile sur toile
Réalisée à partir d'objets figurant dans l'atelier de Valadon, cette nature morte au thème inhabituel témoigne du talent de coloriste de l'artiste. Le rouge du drapé, sur lequel repose le violon posé sur une commode, contraste avec le bleu profond de l'intérieur de l'étui. Sur le rebord, un livre dont il est impossible de lire le titre, est près de tomber En arrière-plan, on aperçoit la partie basse de son monumental tableau Le Lancement du filet partiellement dissimulé par trois vases très colorés. On peut voir dans cette nature morte une représentation de la synthèse des arts (musique, littérature, art plastique et art décoratif).