Christian Krohg (1852-1925) - Le peuple du Nord
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Encore une découverte au musée d'Orsay, avec une rétrospective sur le peintre Christian Krohg (1852-1925), organisée en partenariat avec le Nasjonalmuseet d’Oslo. C'est la première rétrospective de cet artiste en dehors de la Scandinavie. Après les expositions consacrées à Edvard Munch (nos billets du 12 novembre et du 19 novembre 2022) , qui fut l’élève de Krohg, et à Harriet Backer (notre billet du 5 octobre 2024), le musée d’Orsay offre ainsi un éclairage nouveau sur l’art norvégien.
Christian Krohg, à la fois peintre, intellectuel engagé et journaliste, est une figure centrale de la scène norvégienne au tournant du XIXe et du XXe siècle. Dans le sillage du naturalisme scandinave, incarné notamment par le dramaturge Henrik Ibsen, Krohg transpose dans ses œuvres les grands débats de société de son temps. Ses peintures rendent hommage aux plus vulnérables : des pêcheurs luttant contre les éléments jusqu’au peuple misérable des grandes villes et aux prostituées. C’est à ces dernières qu’il consacre son chef-d’œuvre Albertine, mêlant l’art et la littérature de manière inédite.
Cosmopolite, Krohg étudie en Allemagne, vit à plusieurs reprises à Paris, voyage sans cesse et devient l’un des peintres majeurs de la colonie d’artistes de Skagen, au Danemark. Admirateur des réalistes, des impressionnistes et de Manet, il incarne pleinement les tendances picturales de son époque.
Dans l'entrée de l'exposition, son premier autoportrait,1883, huile sur toile, réalisé lors d'un séjour à Skagen, au Danemark.
De la même année, Lendemain de fête, autoportrait, huile sur toile marouflée sur bois.
Enfin, Christian Krogh à son chevalet, entre 1885 et 1890, par sa femme Oda Krogh (1860-1935), elle aussi artiste-peintre, élève de Christian.
Tout est une question de cadrage
Pour Krohg, l’art doit toucher le spectateur et susciter son empathie, par le fond comme par la forme. Après des études en Allemagne, son séjour français – à Paris et à Grez-sur-Loing (Seine-et-Marne) – l’engage plus loin dans cette voie. À Gustave Courbet, il emprunte l’inspiration sociale ; à Edouard Manet, des procédés picturaux pour impliquer physiquement l’observateur dans le tableau : personnages de dos au premier plan, figures pleinement absorbées dans leur tâche, regards directs vers le spectateur. Mais ce que Krohg retient surtout de Manet et des impressionnistes, tel Gustave Caillebotte, ce sont les cadrages audacieux qui créent l’illusion de fragments de vie pris au hasard. Il ira jusqu’à en faire son slogan : « Tout est une question de cadrage. » Selon lui, l’image ne doit pas être construite en termes de perspective. Assis devant son sujet, il le peint dans une intense proximité. Krohg applique ces principes tout au long de sa carrière, notamment dans ses tableaux de marins qui éludent le paysage au profit de plans rapprochés sur l’action.
Un Adieu, 1876, huile sur toile
Rue de village à Grez, 1882, huile sur toile
Portrait du peintre suédois Karl Nordström, 1882, huile sur toile
Jeune fille nouant sa jarretière, 1914, huile sur toile
Un Homme à la mer, 1906, huile sur toile
Le Projet est étudié, 1910, huile sur toile
La Barre sous le vent !, 1882, huile sur toile
Vers le ciel, sans date, huile sur toile
Le Haut-Font, vers 1897, huile sur toile
Attention devant ! Le port de Bergen, 1884, huile sur toile
Vent du Nord, 1887, huile sur toile
Babord !, 1879, huile sur toile
La Bohème de Kristiania
De retour en Norvège en 1882, Krohg devient l’un des chefs de file de la « Bohème de Kristiania ». Ce petit cercle d’artistes, intellectuels et étudiants – parmi lesquels les peintres Edvard Munch et Oda Krohg (née Lasson), ou l’écrivain Hans Jæger – bouscule la capitale norvégienne par son mode de vie non conformiste et ses idées radicales.
Les grands modèles de la Bohème sont le critique danois Georg Brandes (1842-1927), dont Krohg dira qu’il fut l’un des « rares repères de sa vie », et le dramaturge norvégien Henrik Ibsen (1828-1906). Tous deux ont provoqué de nombreux débats de société, de portée parfois européenne, que ce soit sur la pauvreté urbaine, sur la prostitution, sur les droits des femmes ou encore sur la religion.
Krohg, aussi bien en tant que peintre qu’en tant qu’écrivain et journaliste, s’inscrit dans ce mouvement connu sous le nom de « percée moderne » ou de naturalisme scandinave. Son ambition est de produire un art qui puisse jouer un rôle dans le progrès social, et de donner une image réaliste de son temps, notamment à travers ses nombreux portraits des personnalités de la vie culturelle scandinave.
Au restaurant Kisten, vers 1888, huile sur carton
La Terrasse du café Engebrets, vers 1895, crayon sur papier
(Johannes Brun, Hans Jæger et Hjalmar Hammer)
La Terrasse du café Engebrets, vers 1895, crayon sur papier
(Christian Krohg, Karl Edvard Diriks, Frits Thaulow, Ludvig Skramstad)
Les Bohémiens (Dans mon atelier), 1885, huile sur toile
Krohg, en dévoilant ici son atelier, immortalise quelques-uns de ses élèves, sur lesquels il exerça une influence profonde. A gauche, Edvard Munch, encore inconnu, allume une cigarette qui éclaire subtilement son visage. L'actrice Constance Bruun, souriante, regarde Kalle Løchen, peintre et acteur, qui se tient debout. Oda Engelhart, élève et maîtresse de Krohg, nous tourne le dos.
Portrait de Georg Brandes, 1879, huile sur toile
Portrait du rédacteur en chef Ola Thommessen, 1884, huile sur toile
Portrait d'August Strindberg, 1893, huile sur toile
et, par Sven Jørgensen (1861-1940) : Portrait de Hans Jæger, 1888, huile sur toile
Portrait du peintre Gerhard Munthe, 1885, huile sur toile
Portrait de Constance Bruun, 1885, huile sur toile
Portrait de Gerhard Gran, 1884, huile sur toile
Portrait du peintre Frits Thaulow, 1881, huile sur toile
Portrait de la peintre Oda Krohg, 1888 huile sur toile
Ce tableau, réalisé à l'été 1888 sur le domaine de vacances de la famille Lasson dans le fjord d'Oslo, a été peint quelques mois avant le mariage d'Oda Lasson et Christian Krohg.
Soirée à Løkken, 1889, huile sur toile
Oda Lasson, épouse de Krohg, vient d'une famille influente : son père, Christian, est procureur général et parmi les dix enfants Lasson plusieurs ont marqué la vie culturelle norvégienne. Cette toile de 1889 donne à voir une réunion de la famille, après la réconciliation de Krohg et de son beau-père, qui l'accepte enfin comme gendre. Mariés et parents de deux enfants, Oda et Krohg semblent prêts à adopter une vie plus conventionnelle.
Portrait d'Alexandra Thaulow, 1892, huile sur toile
Portrait d'Oda Krohg, vers 1885, huile sur bois (palette)
Un art social
Dans ses écrits et conférences, Krohg explique que l’art doit jouer un rôle social, s’adresser à un large public tout en abordant des sujets sociaux. Ses œuvres relevant directement de l’art social sont peu nombreuses, mais elles ont eu un impact considérable sur la société norvégienne. Cela tient en partie au double scandale suscité par Albertine, le tableau et le roman, interdit et confisqué par la police dès le lendemain de sa publication.
Loin de toute idéalisation, ces peintures sociales sont dominées par un sévère pessimisme typique du naturalisme littéraire. Krohg explore la façon dont l’extrême précarité engendre la prostitution, l’alcoolisme, la maladie ou la mort, réduisant certaines vies à une « lutte pour l’existence », selon la formule de Charles Darwin. C’est d’ailleurs le titre du dernier grand tableau naturaliste de Krohg, La Lutte pour l’existence, poignant constat d’une société incapable de venir en aide à ses membres les plus vulnérables.
Albertine dans la salle d'attente du médecin de police, 1885-1887, huile sur toile
Albertine, 1884, huile sur toile
L'Avertissement, 1886, huile sur toile
Jossa, 1886, huile sur toile
Krohg réalise ici le portrait d'une prostituée du quartier pauvre de Kristiania (actuelle Oslo), dont la chevelure noir charbon et le teint clair créent un contraste saisissant. La jeune femme, surnommée Svart-Anna (Anna la brune) a posé pour son grand tableau Albertine. Elle y apparaît à l'arrière-plan vêtue d'une robe rouge et d'un manteau jaune, avec une expression pensive et sérieuse. Le titre du portrait, Jossa, se réfère au nom fictionnel de l'amie d'Albertine dans le roman.
La Lutte pour l'existence, 1889, huile sur toile
Sur l'avenue Karl-Johan à Kristiania, au cœur de l'hiver, des femmes et enfants affamés tendent leurs mains gelées pour attraper du pain rassis offert par un boulanger. Serrés les uns contre les autres dans le froid, ils occupent la partie gauche du tableau, créant un déséquilibre avec la rue presque déserte, traversée par un policier indifférent à la scène. Inspirée par la formule de Darwin, « Struggle for existence » (la lutte pour l'existence), cette grande composition naturaliste dénonce l'échec de la société à protéger ses membres les plus vulnérables.
Jeune fille malade, 1881, huile sur toile
La sobriété de la scène place l'événement hors du temps tandis qu'une rose fanée suggère la fin inéluctable. Avec une grande intensité psychologique, Krohg évoque certainement dans cette toile le souvenir de la perte de sa sœur Nana en 1868.
Socialistes, 1888, huile sur toile
Madeleine, 1883, huile sur toile
Dans un cadrage resserré, Krohg représente une jeune femme en chemise de nuit, assise sur un lit en fer dans un décor dépouillé. Inclinée en avant, la tête reposant sur sa main gauche, elle se cache les yeux, peut-être parce qu'ils sont remplis de larmes, ou pour ne pas se voir dans le petit miroir qu'elle tient. Cette scène semble suggérer que le personnage a honte d'elle-même. La palette de gris et de verts renforce l'atmosphère de désespoir. L'œuvre a été admirée lors de l'Exposition nordique de Copenhague en 1883.
Garçon de courses buvant du café, 1885, huile sur toile
Aube, 1880, huile sur toile
La Couturière, 1881, huile sur toile
Fatiguée, 1885, huile sur toile
La série de tableaux de couturières, réalisés entre 1879 et 1885, sont des préludes à l'œuvre majeure de Krohg, Albertine. Dans le roman, la jeune fille n'exerce pas ce métier par hasard : on considérait alors, statistiques à l'appui, que la situation très précaire des couturières constituait une première étape vers la prostitution.
La dernière section de cette rétrospective s'intitule : Peindre la famille
Quand Krohg découvre Skagen, au nord du Danemark, en 1879, ce sont les habitants qui le captivent, plus encore que la nature unique et la lumière. Les Gaihede, une famille de pêcheurs qui vivent à trois générations sous le même toit, deviennent le sujet principal de ses œuvres. Krogh les peint peu au travail. Il préfère les représenter chez eux, prenant soin les uns des autres, unis dans des relations de tendresse.
Lorsqu’Oda Lasson et Christian Krohg fondent leur propre foyer à la fin des années 1880, leur peinture s’en ressent directement. Oda représente Krohg en père aimant, antithèse de la figure autoritaire et despotique que combat la Bohème. Krohg peint Oda en mère attentionnée dans des moments de grande intimité – allaitement, lecture du soir – aux antipodes de sa réputation sulfureuse.
Toutes ces scènes de famille s’inscrivent dans la continuité des grandes compositions sociales de Krohg : une peinture de la sollicitude, promouvant l’idéal d’une société capable de s’occuper de ses membres les plus vulnérables.
Femme coupant du pain, 1879, huile sur toile
Niels Gaihede et le petit Sophus, 1883, huile sur toile
Un homme endormi, 1882, huile sur toile
Intérieur d'une cabane de pêcheur à Skagen, 1883, huile sur toile
La Mère endormie, 1883, huile sur toile
Lors de son séjour à Skagen en 1883, Krohg peint avec subtilité l'épuisement d'une mère, Tine Gaihede, qui s'est endormie avec son tricot sur les genoux alors qu'elle berçait son enfant. Certains détails comme le bol de bouillie oublié, autour duquel tournent les mouches, et le cadrage resserré renforcent l'impression d'un instant pris sur le vif.
La Mère au chevet de son enfant, 1884, huile sur toile
Tine Gaihede, assise de dos dans une robe bleu foncé, veille tendrement un enfant endormi ou malade, probablement sa fille Maren Sofie, âgée de trois ans. La sobriété du décor et de la palette - dominée par le gris, le bleu et le blanc - renforce l'atmosphère d'intimité.
Le Tressage des cheveux, 1888, huile sur toile
Après La Mère endormie et La Mère au chevet de son enfant, Krohg poursuit le thème de la maternité. Tine Gaihede, assise de dos, s'occupe de sa fille Maren Sofie, âgée d'environ sept ans. L'atmosphère calme et intime évoque la peinture hollandaise prisée des artistes de Skagen ou encore les œuvres de Jean-François Millet, comme La Leçon de tricot.
Enfant endormi, Maren Sophie Gaihede, Skagen, avant 1883, huile sur toile
Deux tableaux par Oda Krohg dans cette section :
Pauvre petite!, 1891, huile sur toile
Oda Krohg s'est elle aussi intéressée aux motifs familiaux. Elle représente son époux Christian réconfortant avec douceur leur fille Nana, alors âgée de quatre ans. Le tableau révèle une relation paternelle attentionnée et bienveillante. Ce geste contraste avec la figure du père autoritaire que Krohg et son cercle d'amis combattent. Homme moderne, Christian Krohg incarne, aux côtés d'Oda, une vision nouvelle de la famille, où parents et enfants sont unis par des liens de tendresse et de confiance.
Une abonnée de l'Aftenposten, 1887, huile sur toile
Revenons à Christian Krohg :
Nana, 1893, huile sur toile
Per assis sur le canapé, 1890, huile sur toile
Dans le bain, 1889, huile sur toile
À l'été 1889, Oda et Christian Krohg séjournent à Åsgårdstrand, au sud d'Oslo, où naît leur fils Per, modèle probable de cette scène intime. La nourrice lave le nouveau-né, tandis que d'autres figures assistent à la scène et l'entourent avec bienveillance : sa mère Oda, avec la robe bleue, qui tient le savon, et ses demi-frères et sœurs Fredrik et Alexandra. A droite, Lyder Bruun, le parrain de l'enfant, introduit une présence masculine dans un rituel familial traditionnellement féminin.
Et pour terminer :
À l'est du soleil et à l'ouest de la lune, avant 1887, huile sur toile
Krohg donne ici encore une vision douce et apaisée de la vie familiale. Oda captive ses enfants en leur lisant une histoire avant leur coucher. La lueur d'une lampe renforce l'intimité de la scène en créant un effet de clair-obscur, Le tableau tire son titre d'un célèbre conte norvégien dans lequel une jeune fille, ayant rompu une promesse faite à un ours blanc ensorcelé, entreprend un long voyage semé d'épreuves pour le retrouver et le délivrer de son sort.
Le Matin, 1889, huile sur toile
Dans Le Matin, Krohg s'inspire de sa vie familiale pour représenter sa femme Oda et leur fils Per, allongés dans un lit élégant. Réalisée peu après la naissance de l'enfant, la scène respire le calme et le confort: la lumière douce, le bouquet et le linge soigneusement disposé tranchent avec l'austérité des intérieurs de Skagen. Exposée à Kristiania (actuelle Oslo) à l'automne 1889, la toile est jugée trop intime par certains. Elle choque d'autant plus que le modèle, Oda, était aisément reconnaissable.