Paris noir - Circulations artistiques et luttes anticoloniales, 1950 – 2000 (II/II)
Nous poursuivons et terminons dans ce billet le parcours de la dernière grande exposition au 6e étage du Centre Pompidou, qui a fermé ses portes le 30 juin dernier. (voir notre billet du 28 juin dernier). Seule restent ouverts jusqu'au 22 septembre le hall d'entrée, le plateau (6000 m2) du niveau 2 laissé vide par le déménagement déjà effectué de la bibliothèque publique d'information, où carte blanche a été donnée au photographe et plasticien allemand Wolfgang Tillmans pour une exposition intitulée Rien ne nous y préparait -Tout nous y préparait, et le restaurant Le Georges avec sa terrasse au 6e étage.
Paris Dakar Lagos
À Paris, dès les années 1950, des expositions de l'école congolaise de Poto-Poto ou des mouvements Shona au Zimbabwe et Osogbo au Nigeria, organisées par des Européens fantasmant parfois une « authenticité » africaine, font émerger des artistes modernes. Les indépendances africaines voient les artistes formés à Paris directement célébrés sur le continent africain, comme le collectif Mbari club au Nigeria, et surtout lors du Festival mondial des arts nègres (Dakar, 1966). Les artistes y développent de nouveaux rapports aux couleurs et aux symboles et mettent en œuvre des philosophies africaines transformatrices pour la société.
Victoire Ravelonanosy 1910, Tananarive (Madagascar, alors Colonie de Madagascar)-1981, Tananarive (Madagascar) : Le Repiquage du riz à Madagascar, 1960, tapisserie, laine
Victoire Ravelonanosy s'engage dès les années 1950 en faveur des échanges culturels entre Madagascar et l'Europe, introduisant notamment nombre de ses compatriotes sur la scène parisienne. A partir de 1960, elle travaille comme conseillère artistique pour l'Unesco.
Bill Hutson 1936, San Marcos (États-Unis)-2022, Lancaster (États-Unis)
View from Iwaya Road, 1975, huile sur toile
Let's Call It This (Study for the Black Painting), 1970, huile sur toile
The Nigger Tree II, 1969, huile sur toile
Oval Tree Gorée, 1977, huile sur toile
Entre 1963 et 1970, l'artiste, conservateur et enseignant africain-américain Bill Hutson voyage entre Londres, Amsterdan, et Paris. Il approfondit ses recherches sur les philosophies africaines avant d'opérer son tournant vers l'abstraction, aux côtés des peintres Matta, Wifredo Lam et Iba N'Diaye. Dans The Nigger Tree II comme dans Oval Tree Gorée, son travail évolue d'une abstraction colorée vers un réalisme ancré dans l'expérience africaine. Le motif de l'arbre, récurrent, symbolise les racines africaines et les ramifications diasporiques, tout en évoquant tant les lynchages durant la ségrégation dans le Sud des États-Unis que l'histoire de Gorée, principal centre de la traite transatlantique sur la côte africaine. Ses séjours au Sénégal et au Nigeria, où il dirige les arts graphiques au Musée national de Lagos (1974-1976), renforcent son engagement panafricain dont témoigne View from Iwaya Road.
Marcel Gotène vers 1939, Yaba, Abala (République du Congo, alors Afrique Équatoriale française) - 2013, Rabat (Maroc) :
Femme perdue au cimetière, 1962, huile sur toile
Serpents et lianes, avant 1954, gouache sur papier
Marcel Gotène fréquente dès 1951 le Centre d'art africain Poto-Poto fondé par Pierre Lods à Brazzaville. Ses échanges avec le peintre, céramiste el créateur de tapisserie Jean Lurçat sont palpables dans Femme perdue au cimetière qu'il présente à la Biennale de Paris de 1963.
François Thango 1936, Souanké (République du Congo, alors Afrique Équatoriale française) - 1981, Brazzaville (République du Congo) :
Sans titre, 1957, gouache sur papier
Sans titre, début 1950, gouache et pastel sur papier
Au centre de la section : Le Bélier, 1965, armature en fer, ficelle
de Christian Lattier 1925, Grand-Lahou (Côte d'Ivoire, alors Afrique Occidentale française)- 1978, Abidjan (Côte d'Ivoire)
Iba N'Diaye 1928, Saint-Louis (Sénégal, alors Afrique Occidentale française) - 2008, Paris (France) : Tabaski, la ronde à qui le tour?, 1970, huile sur panneau de bois
Cette œuvre est issue d'une série majeure inspirée par la fête musulmane de la Tabaski (l'équivalent de l'Aïd el Kébir en Afrique de l'Ouest), pendant laquelle est sacrifié un mouton. Les figures ovines et les visages humains qui apparaissent en toile de fond, fondus dans la matérialité de la peinture, sont à peine discernables. Un premier tableau de la série est présenté en 1963 à la Biennale internationale des jeunes artistes à Paris. L'artiste y représente le Sénégal où il est alors rentré, sur l'appel de Léopold Sédar Senghor, et enseigne à la Maison des arts du Sénégal avant de participer en 1966 au Festival mondial des arts nègres.
Thomas Mukarobgwa 1924, Nyanga (Zimbabwe, alors Rhodésie du Sud)-1999, Harare (Zimbabwe) :
Sans titre, 1980, serpentine
Spirit in a Process of Action, 1980, serpentine
Les sculptures de Thomas Mukarobgwa témoignent du travail mené dans la Workshop School créée à la fin des années 1950 par Franck McEwen, directeur de la National Gallery de la Rhodésie du Sud (actuel Zimbabwe) et organisateur à Harare du premier congrès international des cultures africaines (1962)
Gerard Sekoto 1913, Botshabelo (Afrique du Sud) - 1993, Nogent-sur-Marne (France) /
Tête de femme portant un plateau, 1968, gouache sur papier
Senegalese Women, 1979, gouache sur papier
Proche collaborateur de Présence Africaine, Gerard Sekoto participe en 1966 au premier Festival mondial des arts nègres. Suite à cet événement, il voyage en Casamance en compagnie du peintre Wilson Tiberio, aux côtés duquel il réalise des œuvres inspirées par la vie traditionnelle sénégalaise. Peintes à Paris vingt ans après ce séjour au Sénégal, les œuvres Senegalese Women et Tête de femme portant un plateau révèlent la persistance chez Sekoto de scènes observées dans ce pays et de la place centrale des femmes dans les sociétés africaines.
Demas Nwoko 1935, Idumuje Ugboko (Nigeria, alors colonie de la Couronne de l'Empire britannique), vit et travaille à Idumuie Ugboko (Nigeria) : Senegalese Woman, 1970, huile sur panneau
Pionnier de l'art moderne nigérian, Demas Nwoko étudie en 1961 la scénographie à Paris, et expose en mai 1962 à la Galerie Lambert. Senegalese Woman, portrait expressionniste aux couleurs vives dans un décor végétal confinant à l'abstraction, est représentatif du mouvement de nombreux artistes de Paris vers Dakar, alors capitale culturelle panafricaine, à la veille du premier Festival mondial des arts nègres auquel Nwoko participe.
Papa Ibra Tall 1935, Tivaouane (Sénégal, alors Afrique Occidentale française) - 2015, Tivaouane (Sénégal) : Couple dans la nuit, vers 1965, tapisserie en laine tissée
Déçu par l'enseignement de l'École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, Papa Ibra Tall se tourne vers la tapisserie, la sérigraphie, la mosaïque ou encore la sculpture monumentale, afin d'exploiter ces médiums dans une perspective africaine.
Uzo Egonu 1931, Onitsha (Nigeria) - 1996, Londres (Royaume-Uni)
Dancers, 1964, huile sur panneau
À la suite d'études à Londres (1949), Uzo Egonu étudie les œuvres des maîtres classiques et les collections d'art africain lors de voyages en Europe, notamment à Paris où il s'installe en 1953. Au début des années 1960, il développe un langage plastique influencé par son étude de l'art Nok, première culture connue d'Afrique de l'Ouest dont il admire le formalisme.
Younousse Seye 1940, Saint-Louis (Sénégal, alors Afrique Occidentale française), vit et travaille à Dakar (Sénégal) : Sans titre, 1972, huile sur toile et cauris
Sur un fond ocre, se détache ici une forme végétale ornée de cauris, coquillages divinatoires utilisés en Afrique, en Amérique du Sud ou dans les Caraïbes. Actrice phare d'Ousmane Sembène, qu'elle rencontre au premier Festival Mondial des Arts Nègres (1966), Younousse Seye développe dès les années 1970 une œuvre plastique panafricaine et participe aux festivals d'Alger (1969) et de Lagos (1977).
Avel de Knight 1923, New York (États-Unis)-1995, New York (États-Unis) :The Bridge of Memory, 1973, gouache sur panneau
Mirage Series: Shields, 1970, caséine sur carton
Encounter II, 1973, caséine sur panneau
Né à New York de parents caribéens, installé à Paris en 1947, Avel de Night devient critique d'art. Sa formation parisienne lui permet de fréquenter les arts africains, les maîtres classiques, l'orientalisme de Delacroix et le symbolisme d'Odilon Redon et de Gustave Moreau.
Solidarités révolutionnaires
Dans les années 1960, des formes de panafricanisme culturel se font les échos d'une culture militante parisienne, alors que la France mène la guerre en Algérie. James Baldwin participe à l'organisation d'une Marche pour les droits civiques en 1963 à Paris, en résonnance à la Marche de Martin Luther King sur Washington. Mai 68 succède aux événements contestataires de Mai 1967 en Guadeloupe. Des réseaux de soutien aux pays des Suds se constituent en opposition au modèle capitaliste. Le Festival panafricain d'Alger (1969) rassemble artistes et militants au son du free jazz dans une effervescence teintée de désillusions post-indépendances.
Beauford Delaney 1901, Knoxville (États-Unis) - 1979, Paris :
Untitled (Totem of Light), vers 1970, huile sur toile
Marian Anderson, 1965, huile et émulsion de tempera à l'œuf sur toile
Bob Thompson 1937, Louisville (États-Unis) - 1966, Rome (Italie) : The Struggle, 1963, huile sur toile
Harold Cousins 1916, Washington D.C. (États-Unis) - 1992, Bruxelles (Belgique) : Figure debout, 1966, fer forgé et soudé
Hervé Télémaque 1937, Port-au-Prince (Haïti) - 2022, Paris (France) :
My Darling Clementine, 1963, huile sur toile, papiers collés, boîte en bois peint, poupée en caoutchouc, plexiglas
Et la narine d'Amin n°2, 1977, acrylique sur toile
Hervé Télémaque étudie à New York avant de s'installer à Paris en 1961 et de cofonder le mouvement de la figuration narrative. (voir notre billet du 7 janvier 2023)
Merton Simpson 1928. Charleston (Elats Unis)-2013, New York (États-Unis) : Confrontation II-A, 1968, huile sur toile
En 1963, Merton Simpson, artiste, collectionneur d'art africain et galeriste, participe à la création du groupe Spiral à New York alors que son abstraction devient plus politique. Ce collectif réfléchit à un art exprimant l'identité africaine américaine au cœur du mouvement des droits civiques. Ayant approfondi ses connaissances de la sculpture africaine à Paris quatre ans plus tôt, Simpson diffuse la philosophie de la négritude au sein du groupe.
Guido Llinás 1923, Pinar del Río (Cuba) - 2005, Paris : Pintura negra, 1968, huile sur papier marouflé sur toile et collage
Mavis Pusey 1928, Kingston (Jamaïque, alors colonie de la Couronne de l'Empire colonial britannique)-2019, Falmouth (États-Unis) :
Paris May June, 1968, sérigraphie
Frozen Vibration, 1968, sérigraphie
En 1968, à Paris, l'artiste jamaïcaine-américaine Mavis Pusey s'immerge dans l'abstraction « Hard edge », influencée par les événements de Mai 68. Sa gravure utilise des formes élémentaires et des contrastes chromatiques audacieux et capte l'énergie du mouvement et des manifestations dont elle est témoin.
Joseph René-Corail, (dit Khokho) 1932, Beaufond (Martinique, France)-1998, Les Trois-Îlets (Martinique, France) :
La Révolte, sans date, pigments brûlés sur bois aggloméré
Le Souci, 1971, pigments brûlés sur bois aggloméré
José René-Corail, dit Khokho, suit des cours à l'École des arts appliqués de Paris dès 1950, avant de revenir en Martinique en 1956 pour enseigner à l'École des arts appliqués de Fort-de-France. Datée des années 1970, Le Souci fait écho à l'emprisonnement de l'artiste à Fresnes, suite à sa participation, en 1962, à l'affichage du Manifeste de l'Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de Martinique sur les murs de toute l'île.
José Legrand 1955, Cayenne (Guyane, France), vit et travaille à Cayenne (Guyane) : Sans titre, 1975, huile et crayon sur toile
Né en Guyane, José Legrand étudie à l'école des Beaux-Arts de 1972 à 1978. Son engagement politique post Mai 68 le rapproche du collectif d'artistes la coopérative des Malassis ou du travail d'Ernest Pignon-Ernest. Réalisée d'après une image de Paris Match, cette œuvre illustre les manifestations dénonçant les inégalités entre l'Hexagone et la Guadeloupe.
Mohammed Khadda 1930, Mostaganem (Algérie, alors Algérie française) - 1991, Alger (Algérie) : Afrique avant 1, 1963, huile sur toile
Membre du parti communiste algérien, militant en faveur de l'Indépendance algérienne et proche de I écrivain Kateb Yacine, Mohammed Khadda développe pendant son séjour en France (1953-1963) une œuvre abstraite fondée sur des éléments graphiques issus de la graphie arabe.
Gerard Sekoto 1913, Botshabelo (Afrique du Sud)-1993, Nogent-sur-Marne (France) : Sans titre, 1964, techniques diverses
Cette œuvre fait partie d'un ensemble de trois tableaux visibles dans le film Le Glas, de René Vautier, tourné en compagnie de Sarah Maldoror à Alger en 1964. Véritable poème filmique, Le Glas, qui est conçu en collaboration avec le Zimbabwe African Party for Unity. dénonce le sort malheureux de trois révolutionnaires noirs en Rhodésie du Sud (aujourd'hui Zimbabwe) au début des années 1960, à Salisbury (aujourd'hui Harare).
Viteix 1940, Luanda (Angola, alors Afrique occidentale portugaise) - 1993, Luanda (Angola) :
Sans titre, 1973, peinture contrecollée sur papier journal
Conspiration - d'après oraison funèbre de L. Segall, 1973, peinture acrylique sur bois
Viteix compte parmi les premiers artistes angolais à faire des études à Lisbonne puis à Paris, à partir de 1973. À Paris, il côtoie Mario Pinto de Andrade, co-fondateur du Mouvement populaire de libération de l'Angola (MPLA) et sa compagne, Sarah Maldoror. C'est lors d'une des nombreuses rencontres avec le couple qu'il leur offre le tableau Conspiration - d'après oraison funèbre de L. Segall, peint l'année de son arrivée à Paris.
Iba N'Diaye :
Le Droit à la parole, 1976, lavis, encre brune sur papier
Blues, 1969, lavis sur papier
Paul Ahyi 1930, Abomey (Dohomey, alors Afrique-Occidentale française) - 2010, Lomé (Togo) : L'Étau, 1975, acajou massif
De retour au Togo à partir de 1959 après son séjour parisien, Paul Ahyi, artiste et enseignant, est soucieux de produire un art socialement engagé à portée révolutionnaire.
Beauford Delaney :
Untitled (Portrait of a Young Man), vers 1965, huile sur toile
Bernard Hassell, vers 1962, huile sur toile
Ahmed Bioud, 1964, huile sur toile
Exposé à la Galerie Lambert en 1964, le portrait d'Ahmed Bioud, conservateur à la Bibliothèque nationale témoigne de l'exploration par Beauford Delaney des limites entre abstraction et représentation pour révéler l'expérience intérieure de son sujet.
Ted Joans 1928, Cairo (États-Unis) - 2003, Vancouver (Canada) :
Sans titre (Autoportrait avec Ahmed Yacoubi), 1962, huile sur toile
L'autoportrait de l'artiste et poète américain Ted Joans avec le peintre marocain Ahmed Yacoubi révèle ses larges connexions artistiques.
Henri Guédon 1944, Fort-de-France (Martinique, France) - 2006, Paris : Miles Davis, 1980, technique mixte sur toile
Iba N'Diaye : La Chanteuse de blues, 1984, huile sur toile
Guido Llinás : Satchmo, 1971, huile sur toile
En 1971, le peintre et graveur Guido Llinás peint Satchmo, un titre inspiré du surnom du musicien Louis Armstrong, récemment décédé, dont il célèbre la contribution artistique alors qu'il est critiqué par les mouvements noirs de l'époque pour son manque d'engagement.
Retours vers l'Afrique
Dans les années 1960-1970, les abstractions des artistes caribéens, marquées par des recherches matiéristes, sont hantées par l'idée de retour vers l'Afrique. À Abidjan en Côte d'Ivoire, les Martiniquais Serge Hélénon et Louis Laouchez fondent l'école négro-caraïbe, enrichissant d'éléments de récupération leurs œuvres, peuplées de silhouettes et de signes. Ils encouragent l'essor du mouvement vohou-vohou dont les membres poursuivent leur formation à Paris. Au même moment, le groupe Fwomajé s'engage dans la recherche d'une esthétique martiniquaise tandis que des formes d'abstractions-traces voient le jour en Guyane.
Louis Laouchez 1934, Fort-de-France (Martinique, France) - 2016, Saint-Joseph (Martinique, France) : Élévation, 1981, huile sur toile
Kra N'Guessan 1954, Daoukro (Côte d'Ivoire, alors Afrique-Occidentale française), vit et travaille à Chevry-Cossigny (France) : Blôlo, 1981, sable, terres, collage et acrylique sur toile
Kra N'Guessan adhère au collectif d'artistes ivoiriens Vohou-Vohou dans les années 1970 à l'École des Beaux-Arts d'Abidjan, avant de rejoindre l'atelier de Jacques Yankel à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Le terme « vohou vohou », signifiant « n'importe quoi » en langue gouro, renvoie à une pratique fondée sur la récupération de matériaux pauvres, souvent naturels : tapa (étoffe en écorce battue), cauris, cordes, ficelles, lianes.
Serge Hélénon 1934, Fort-de-France (Martinique, France), vit et travaille à Nice (France) :
Personnage en tunique, 1974, huile et collage sur toile
Nécessité intérieure (Expression-Bidonville), 1971-1972, assemblage de carton et peinture sur bois
Yacouba Touré 1955, Mankono (Côte d'Ivoire, alors Afrique Occidentale française) - 2002, Abidjan (Côte d'Ivoire) : Sans titre, sans date, technique mixte
Rico Roberto 1946, Pointe-à-Pitre (Guadeloupe, France), vit et travaille à Nice (France) :
Guerrier Mau Mau, 1970, huile sur toile, technique mixte, divers collages
Nèg Mawon, 1971, huile sur bois toilé, divers collages, cheveux
Radhames Mejia 1960, Saint-Domingue (République dominicaine), vit et travaille à Asnières-sur-Seine (France) : Choses entraînées par le temps, 1988, technique mixte sur toile
Après des études à l'école des Beaux-Arts de Saint-Domingue (République dominicaine), Radhames Mejia s'installe à Paris en 1984. Son œuvre picturale, à la fois figurative et symbolique, puise son inspiration dans ses origines afro- caribéennes, enrichies de son intérêt pour les pratiques indigènes, en particulier Taïno et Arawak.
Ernest Breleur 1945, Rivière-Salée (Martinique, France), vit et travaille en Martinique (France) : Sans titre (Série Fwomajé), 1988, acrylique sur toile
René Louise 1949, Fort-de-France (Martinique, France), vit et travaille à Schoelcher (Martinique, France) : Le Grand Marronnage, 1983, technique mixte sur toile
Bertin Nivor 1946, Le Lorrain (Martinique, France), vit et travaille à Fort-de-France (Martinique, France) : La Grande Assemblée Kamite. Que tous les Kamits de la Terre-Mère Kama, de la Diaspora et de l'Au-delà (les ancêtres) s'unissent pour briser les murs de l'apartheid et libérer l'Azanie, 1985, peinture vinylique sur toile
Né en Martinique, Bertin Nivor vient étudier à Paris en 1966, fréquentant notamment l'université de Vincennes, laboratoire des pensées révolutionnaires de l'époque. Il participe, dans les années 1980, à la création du collectif Fwomajé, dans lequel il tente de trouver une forme artistique pour représenter visuellement les métaphores de la langue créole. La Grande assemblée Kamite regroupe les recherches panafricaines de l'artiste en les intégrant dans un ensemble qui croise diverses influences.
Luis Martínez Richiez (dit Luichy Martínez) 1928, San Pedro de Macoris (République dominicaine) - 2005, Paris (France) : Sans titre, 1973, bois
Luichy Martínez, sculpteur dominicain, arrive à Paris en 1952 grâce à une bourse d'études. Il y côtoie des intellectuels et perfectionne sa technique dans son atelier. Premier prix de la Biennale de Paris en 1959, son travail acquiert une reconnaissance publique et plusieurs de ses sculptures sont acquises par la Ville de Paris et l'État.
Marc Latamie 1952, Fort-de-France (Martinique, France), vit et travaille à New York (États-Unis) : Farafeni, 1983, huile, peinture acrylique et bitume avec collage de papiers déchirés, sur papier bitumé
Diplômé de l'université Paris VIII, Marc Latamie entretient un lien privilégié avec le Centre Pompidou, pour lequel il œuvre à la médiation dès 1977, notamment à l'occasion de l'exposition inaugurale dédiée à Marcel Duchamp. C'est en 1983 que le Musée national d'art moderne fait l'acquisition de Farafeni, dont le titre fait référence à la ville située sur les rives du fleuve Gambie. Travaillant sur le fragment et la trace, Latamie joue sur les contrastes entre le fond de son papier bitumé et les couleurs vives de sa peinture, qu'il dépose sur des papiers qu'il déchire et recompose dans un geste proche de celui de Matisse.
Roseman Robinot 1944, Rivière-Salée (Martinique, France), vit et travaille a Remire-Montjoly (Guyane, France) : Le Grand Livre, 1990, diptyque, acrylique sur toile
Née en Martinique, Roseman Robinot étudie et enseigne en Île-de-France jusqu'en 1978, avant de s'installer en Guyane, où elle vit aujourd'hui. Son œuvre, Le Grand Livre, résulte d'une recherche artistique débutée en 1987 qui mobilise des éléments comme le pétroglyphe, un dessin gravé sur la pierre, laissé par les peuples autochtones.
Nouvelles abstractions
Dans les années 1980, une nouvelle génération d'artistes africaines-américaines revisitent l'abstraction : elles proposent une réécriture critique de l'histoire et oscillent entre engagement féministe, effacement et affirmation de soi. Des artistes caribéens élaborent des abstractions conceptuelles par l'exploration du noir et blanc et de formes comme la boîte. Leurs œuvres réactivent le débat sur l'usage du noir, présent dans l'art africain-américain depuis les années 1960, et ouvrent un espace de mémoire, souvent poétique et immatériel.
Ed Clark 1926, La Nouvelle-Orléans (États-Unis) - 2019, Détroit (États-Unis) : Red, Blue, & Black (Paris Series #4), 1989, acrylique sur toile
Mildred Thompson 1936, Jacksonville (États-Unis) - 2003, Atlanta (États-Unis) : Radiation Explorations 8, 1994, diptyque, huile sur toile
Mildred Thompson, artiste, musicienne et éditrice féministe, développe à Paris de 1981 à 1985 une grammaire visuelle basée sur des rythmes colorés et la démultiplication des rayons lumineux. Puisant dans la physique, l'astronomie, la musicologie et une myriade de références picturales (Kandinsky, Alma Thomas), musicales (Bach, Beethoven, Mingus) et scientifiques (Pythagore, Kepler), elle s'inscrit dans la lignée des abstractions-lumière de Beauford Delaney.
Vicente Pimentel 1947, Saint-Domingue (République dominicaine) - 2023, Paris :
Mémoire du ciel, 1990, acrylique, pigments et fusain sur toile sur châssis
Triptyque, 1990, acrylique, pigments et fusain sur toile sur châssis
Enseignant à l'école des Beaux-Arts de Saint-Domingue, Vicente Pimentel a joué un rôle essentiel pour de nombreux artistes de la République dominicaine. Durant les années 1970, il rejoint Marseille puis Paris où il amorce une rupture progressive avec la figuration.
Ismael Mundaray 1952, Caripito (Venezuela), vit et travaille à Montreuil (France) : Wabanoko V, 1995, papier goudronné, marouflé sur toile
Affirmations de soi
Paris, terre d'accueil désormais contestée, voit émerger des œuvres révélant les terribles conditions de vie des travailleurs étrangers et ultramarins. Les représentations du corps noir s'expriment via la peinture, la photographie et la mode. Grace Jones incarne l'effervescence des nuits parisiennes, tandis que des artistes réinventent l'autoportrait à travers des icônes comme Joséphine Baker tout en honorant des figures historiques de résistance, telles les marrons, ces anciens esclaves qui ont fui les plantations. Dès les années 1970, ces esthétiques militantes réaffirment les représentations de soi au moment où culminent les luttes contre l'apartheid en Afrique du Sud.
Faith Ringgold 1930, Harlem, New York (États-Unis) – 2024, Englewood (États-Unis) : The Bitter Nest, Part IV: The Letter, 1988, acrylique sur toile avec bordure en tissu assemblé Courtesy ACA Galleries, New York
The Letter, quatrième chapitre de la série The Bitter Nest, explore les dynamiques d'une famille noire de Harlem. L'œuvre suit Celia, médecin accomplie, qui après une romance tragique à Paris, retourne à New York enceinte et abandonnée. Ringgold, artiste et militante féministe, adopte ici le quilting, tradition africaine américaine qu'elle revisite à travers à travers le textile Kuba du Nigeria.
Afi Nayo 1969, Lomé (Togo), vit et travaille à Paris : Le Défilé, 1990, technique mixte sur bois
Le Défilé est typique des peintures produites à Paris par Afi Nayo, souvent monochromes et toujours travaillées par la question de l'invisible. Dans cette peinture sur bois, l'artiste incise les silhouettes dans la matière picturale à l'aide d'outils de chirurgie dentaire, tels des graffitis sur un mur.
Élodie Barthélemy 1965, Bogotá (Colombie), vit et travaille à Paris : Hommage aux ancêtres marrons, 1994, laine, fer, bois, chevelures fixées sur des flèches métalliques fichées sur des tiges de bois
Élodie Barthélemy, artiste franco-haïtienne, développe un rapport intime aux matériaux et objets qui revêtent pour elle une dimension sensible et mémorielle. L'installation Hommage aux ancêtres marrons a été créée lors d'une résidence artistique à Mazamet-Aussillon.
Frantz Absalon 1948, Fort-de-France (Martinique, France), vit et travaille à Paris (France) : Sans titre, 1989-1992, bois, colle de peau, sable, encre de Chine, cire d'abeille
Les sculptures de Frantz Absalon, souvent noires et blanches, forment une dualité du féminin et du masculin.
Alex Burke 1944, Fort-de-France (Martinique, France), vit et travaille à Paris (France) : Sans titre, 1978, technique mixte
Alex Burke fait ses études à l'école des Beaux-Arts de Nancy. A partir de 1975, il élabore des assemblages: casiers et boîtes recouverts de peinture en aérosol noire dans lesquels l'artiste range de petites poupées faites de fragments de draps blancs récupérés.
Mary Lovelace O'Neal 1942, Jackson (États-Unis), vit et travaille à Oakland (États-Unis) et Mérida (Mexique) : Purple Rain de la série Two Deserts, Three Winters, vers 1990, techniques mixtes et peinture acrylique sur toile
L'artiste s'inspire de l'expressionnisme abstrait américain des années 1950, caractérisé par l'expression gestuelle spontanée, et des « champs colorés » de la Color Field Painting. Elle découvre les esthétiques nord-africaines, notamment au festival panafricain d'Asilah.
Et on retrouve dans cette salle, pour la dernière fois dans la mise en scène familière des expositions du 6e étage du Centre Pompidou, une sculpture d'Agustín Cárdenas - 1927, Matanzas (Cuba) - 2001, La Havane (Cuba) : Fruit de la mémoire I, 1981, marbre blanc
Encore trois peintures d'Henri Guédon :
K.K.K., 1979-1983, technique mixte
À la décatché, vers 1990, technique mixte et huile sur toile
Sans titre, 1985, technique mixte sur bois
Diagne Chanel 1953, Paris, vit et travaille à Avignon :
Le Garçon de Venise, 1976, huile, pigment sur toile de lin
La Nuit du Boxeur, 1985, tempera, huile, pigments et pastel sur papier Vinci marouflé sur toile de lin
Le Garçon de Venise constitue l'une des premières figurations contemporaines noires selon des codes définis par l'histoire de l'art. Au centre et au premier plan de la toile dans un décor élaboré autour d'édifices vénitiens, un jeune homme, camarade de l'artiste à l'école nationale des arts décoratifs, soutient le regard du spectateur.
Max Pinchinat 1925, Port-au-Prince (Haïti) - 1985, Paris (France) : La Métisse, 1985, huile sur toile
Le centre du plateau d'exposition est occupé par une installation monumentale de la plasticienne Valérie John (née en 1964 à Fort-de-France, vit et travaille à La Trinité en Martinique).
Invitée à déplacer son atelier au cœur du Centre Pompidou pour « Paris noir », l’artiste engage bien plus qu’une œuvre : elle transporte un monde. Dans un espace un peu en retrait de l’exposition, cette tisseuse de mémoires raconte son art palimpseste, fait de couches superposées, de gestes rituels et d’histoires.
Rites et mémoires de l’esclavage
Paris, point d’ancrage de l’histoire culturelle noire et point de passage de ses diasporas, se prête à partir des années 1970 à des relectures critiques de l’histoire. Des commémorations organisées par l’État sont ainsi l’occasion pour de nombreux artistes d’interroger le modèle universel français. Le bicentenaire de la Révolution française en 1989 voit de nombreuses manifestations s’orchestrer, honorant aussi bien la révolution haïtienne que la Jeunesse communiste internationale. En 1994, alors qu’est également célébré le bicentenaire de la première abolition de l’esclavage, des représentations liées à l’histoire du marronnage se développent. Autour de l’exposition « Rites » à La Villette, organisée par l’écrivaine et professeure Delia Blanco, de nouvelles figures de résistance entrent dans l'histoire, alors que l’abstraction s’exprime chez certains artistes par une géométrie triangulaire liée à l’histoire de la traite. Conformément au processus de reconstruction historique explicité par Édouard Glissant, cette mouvance exprime le devoir de mémoire et le refus de l’oubli, pour cheminer vers la définition d’un nouvel universalisme « de la différence ».
Frantz Absalon : La Liberté, 1999, bois de sapin noirci à l'encre de Chine et ciré
Frantz Absalon, artiste d'origine martiniquaise arrivé à Paris en 1968, entrelace dans sa pratique les cultures caribéennes et les traditions européennes. Son œuvre La Liberté, créée lors des commémorations du cent cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage en France, se distingue par l'utilisation de l'arc roman comme motif central. Disposés en série, ces arcs évoquent les maillons d'une chaîne, dont l'anneau situé au sommet, ouvert, rompt l'enchaînement.
Silvano Lora 1931, Saint-Domingue (République dominicaine) - 2003, Saint-Domingue (République dominicaine)
Jean Metellus 1937, Jacmel (Haïti) - 2014, Paris (France) :
L'Esprit des Aïeux, 1991, dessins de Silvano Lora et textes de Jean Metellus, encre noire permanente et acrylique sur papier pur chiffon
Max Pinchinat : L'Amérindienne, 1985, huile sur toile
Hervé Télémaque : Caraïbe I, La ville des nègres/baie/Fonds-des- Nègres, 1993, laque sur bois de contreplaqué découpés, peinture à l'huile, anneau métallique
Robert Radford 1946, Pointe-à-Pitre (Guadeloupe, France)-2025, Marie Galante (Guadeloupe, France) : L'Île de Gorée (Gorée ou la maison des esclaves), 1989, huile sur toile
Ousmane Sow 1935, Dakar (Sénégal, alors Afrique-Occidentale française) - 2016, Dakar (Sénégal) : Marianne et les révolutionnaires, 1989, fer, béton, bois, tissus, pigments
Ousmane Sow, kinésithérapeute, débute dans les années 1960 une œuvre sculpturale fondée sur l'application, sur une structure de métal, de paille et de toile de jute, d'un mélange fait de substances hétéroclites, de colle et de terre. Marianne et les révolutionnaires fait partie, avec des sculptures du chef de la révolution haïtienne, Toussaint Louverture, et de Gavroche, personnage des Misérables de Victor Hugo, d'une série commémorant le bicentenaire de la Révolution Française. En 1991, la couverture du premier numéro de Revue Noire affiche une de ses œuvres et en 1999, son exposition sur le Pont des Arts est un grand succès populaire. Ousmane Sow est en 2013 le premier artiste noir à entrer à l'Académie des Beaux-Arts..
Silvano Lora 1931, Saint-Domingue (République dominicaine) - 2003, Saint-Domingue (République dominicaine) : Machetes y hornos de la revolución, 1989 (détail), triptyque, acrylique sur toile libre
Fodé Camara 1958, Dakar (Sénégal, alors République du Sénégal), vit et travaille à Dakar (Sénégal) : Parcours no 1, 1988, acrylique et pastel sur toile
Parcours no 1 fait partie des œuvres créées par Fodé Camara pour l'exposition « Révolution française sous les Tropiques », prévue pour accompagner le bicentenaire de 1989 au Musée des Arts d'Afrique et d'Océanie.
William Adjété Wilson 1952, Tours (France), vit et travaille à Paris : L'Enfant des barricades, 1989, assemblage bois peint et toile sur châssis
Barbara Prézeau-Stephenson 1965, Port-au-Prince (Haiti), vit et travaille entre la France et le Canada : L'Arrestation de la reine Anacaona, la Samba du Xaragua, par Nicolas Ovando en 1504, 1991, acrylique sur toile, objets
José Castillo 1955, Saint-Domingue (République dominicaine) - 2018, Paris (France) :
Los Cimarrones (Les Marrons), 1994, huile sur toile
Vierge, 1993, huile sur toile et bois
Saint Georges, 1994, huile sur toile
La pratique foisonnante de José Castillo, artiste d'origine dominicaine, reflète le syncrétisme culturel qui traverse la Caraïbe et témoigne de la culture visuelle des années 1980. La figure de saint Georges terrassant un dragon, représentée ici, évoque une iconographie chrétienne répandue et rend également hommage à un compositeur guadeloupéen : Le Chevalier de Saint-George, surnommé « le Mozart noir », favori de Marie-Antoinette et défenseur des idéaux des Lumières. Dans cette œuvre, il brandit la croix catholique tout en arborant les attributs du Loa, Ogou Ferraille, l'une des figures tutélaires du rite Rada qui, avec le rite Petro, appartiennent à la mythologie vaudou
Syncrétismes parisiens
Les abstractions syncrétiques se poursuivent dans des recherches de textures, où la mémoire des scarifications rituelles croise l’émergence contemporaine du graffiti. Se propageant de New York à Paris grâce à des artistes comme Jean-Michel Basquiat, le graffiti est le fruit d’une culture underground convoquant à la fois la peinture rupestre et la symbolique africaine. D’autres artistes travaillent l’assemblage dans une esthétique qui récupère et recycle les rebuts de la société de consommation. Une dimension spirituelle se dégage de leurs œuvres, qui mettent en scène des mondes intermédiaires peuplés de figures mythologiques. Plusieurs artistes femmes investissent ces thématiques, confirmant par leur travail un attachement aux questions de transmission et d’appartenance auxquelles s’ajoutent des mythologies intimes et féminines. Ces syncrétismes conduisent à la production de formes transculturelles et ancestrales, affirmant non seulement la quête d’unité civilisationnelle mais aussi la reconquête d’un processus de transmission, après les fractures de la colonisation.
Henri Guédon :
Jean-Michel Basquiat, 1990, technique mixte sur bois
«C'est à Paris que j'ai eu cette révolte esthétique, cette conscience noire », affirme Henri Guédon. Ce peintre, sculpteur et musicien intègre Jean-Michel Basquiat, qu'il considère comme «le Jimi Hendrix de la peinture », dans ses portraits de personnalités illustres, aux côtés d'Édouard Glissant et de Léon-Gontran Damas.
Carnets, 1980-1990, technique mixte
Raymond Saunders 1934, Pittsburgh (États-Unis), vit et travaille à Oakland (États-Unis) : In Love With Nicole, 1994, bois, acrylique, crayon blanc huile, pastel gras, craie sur panneaux
In Love With Nicole est un hommage de Raymond Saunders à sa galeriste, Nicole Resche, à Paris.
Ouattara Watts 1957, Abidjan (Côte d'Ivoire, alors Afrique-Occidentale française), vit et travaille à New York (États-Unis) : Divination, 1988, technique mixte sur toile
Proche de Jean-Michel Basquiat, rencontré à Paris en 1988, Ouattara Watts combine dans des œuvres monumentales des matériaux cousus, collés, superposés sur la surface de la toile: sacs de café ou cacao, bois, papier mâché. Fabriquant seul ses outils, il peint à mains nues et s'inspire du savoir-faire des architectures vernaculaires, mélangeant le beurre de karité à des pigments pour obtenir une matière dense.
Ernest Dükü 1958, Bouaké (Côte d'Ivoire, alors Afrique-Occidentale française), vit et travaille entre Paris et Abidjan (Côte d'Ivoire) :
Au-delà du bouclier nubien, 1998, technique mixte, peinture acrylique, pastel gras, kaolin, papier mâché sur carton gris marouflé sur bois
Les Gardiens du temple, 1997, acrylique, pastel gras, kaolin, papier mâché sur carton gris marouflé sur bois
Arrivé en France au début des années 1980, Ernest Dükü apporte de Côte d'Ivoire ses préoccupations pour les signes énigmatiques présents sur les poids à peser l'or des Akan, communauté dont il est issu. Il élargit ensuite cet ensemble de textes sacrés à l'alphabet tifinagh, au système de symboles nsibidi (idéogrammes africains) et approfondit leur compréhension par sa lecture de Cheikh Anta Diop, écrivain, anthropologue et homme politique sénégalais.
Ousseynou Sarr 1949, Dielmo (Sénégal, alors Territoire du Sénégal) - 2006, Bordeaux (France) : La Guerre du Golfe, 1990, technique mixte
Ousseynou Sarr réalise au début des années 1980 des œuvres abstraites aux tons sombres à partir de techniques qu'il dit héritées des recettes de son grand-père guérisseur. Il utilise des matériaux naturels (arachide, café, noix de cola, sable, cendre, charbon, raphia), des objets de récupération et des pigments traités selon diverses méthodes (ponçage, grattage, repassage).
José Legrand 1955, Cayenne (Guyane, France), vit et travaille à Cayenne (Guyane, France) : Sans titre (Série Madras como maré), 1997, acrylique et goudron sur toile
Shuck One 1970, Pointe-à-Pitre (Guadeloupe, France), vit et travaille à Paris : RE-GENERATION 2025, 2025, installation, acrylique, aérosol, collages et modules sur bois
Shuck One affirme une esthétique de la trace depuis la découverte, en 1979, des tags, slogans et revendications laissés sur les murs de sa ville natale, Pointe-à-Pitre, par les indépendantistes. Il commence à créer à son arrivée en France en 1984. Il pense sa pratique comme une synthèse « identitaire et historique ».
A-One (Anthony Clark) 1964, New York (États-Unis) - 2001, Paris : Sans titre, 1993, acrylique sur toile
JonOne (John Andrew Perello, dit) 1963, New York (États-Unis), vit et travaille à Paris : Bright and Beautiful (Hôpital éphémère), 1997, acrylique sur toile
JonOne, d'origine dominicaine, découvre le street-art à New York où il commence à peindre sur les métros avec le groupe 156 All Starz. À cette période, le graffeur parisien Bando, résidant à New York, le pousse à rejoindre Paris. En 1987, JonOne installe son atelier à l'Hôpital éphémère où il transpose le graffiti de la rue à la toile.
Raymond Saunders : Asking for Colors, Marie's Gift, vers 2000, technique mixte sur panneau, bois, papiers déchirés, scotch, peinture et craie sur panneau
Dernière section de l'exposition :
Les nouveaux lieux du Paris noir
À Paris, dans les années 1980-1990, de nouvelles structures collectives artistiques s’ouvrent aux cultures urbaines, de la mode et de la musique – notamment africaines, alors en pleine lumière. Des initiatives émergent, telles que l’association Wifredo Lam, les arts du monde, les galeries L’intemporel ou Black New Arts, les ateliers partagés des Frigos ou de l’Hôpital Éphémère, témoignant d’une volonté d’auto-organisation. Les associations Afrique en Créations ou Revue Noire oeuvrent quant à elles à développer des liens pérennes entre la France et l’Afrique. L’artiste Raymond Saunders organise l’exposition « Paris Connections » et la conférence « A Visual Arts Encounter: African Americans & Europe » réunissant plusieurs générations d’expatriés africains-américains. Certains espaces alternatifs comme le Monde de l’art, en contrepoint des galeries commerciales, ouvrent la voie à de nouveaux échanges entre les Suds, permettant aux artistes d’exister sur la scène parisienne et internationale.
José Castillo : Altar [Autel], 1997, technique mixte sur réfrigérateur (métal et plastique), radio, bouteilles de mamajuana (boisson de la République dominicaine avec plantes et rhum), objets divers
William Adjété Wilson est très présent dans cette section :
Suite à l'avion, 1987, encre et pigments sur papier.
Chorégraphie, 1987, encre et pigments sur papier
L'Idole, 1977, pastel et crayon sur papier
Le Chasseur, 1973, pastel et crayon sur papier
Double monstre, 1975, pastel et crayon sur papier
L'Homme à cloche, 1989, bois, métal, miroir
Tête à tiroir, 1988, assemblage bois, feutre, nacre, plume, métal
Sur invitation, 1984, pastel sur papier
Proche du mouvement de la figuration libre avec lequel il mène des actions de rue, William Adjété Wilson réalise au début des années 1980 des dessins d'inspiration surréaliste, citant volontiers les artistes Victor Brauner ou Wifredo Lam. Sur invitation fait partie de pastels sur papier craft dans lesquels se côtoient des êtres hybrides ou imaginaires, reflets d'un métissage par lequel il explique son absence d'affiliation à toute communauté. Marqué par un retour constant vers l'Afrique, il réalise à la même époque des masques à l'aide de chaises récupérées dans la rue. En 1988, sa collaboration avec le chorégraphe Dominique Bagouet au Centre Pompidou témoigne d'une recherche pluridisciplinaire qui le mène jusqu'à la mode ou au graphisme.
Manuela Dikoumè 1956, Paris, vit et travaille à Elbeuf (France) :
Autoportrait au vase, 1991, pastel gras et acrylique sur papier craft goudronné
Autoportrait au loup, 1991, pastel gras et acrylique sur papier craft goudronné
La Première Porte, 1990, technique mixte, porte Napoléon bois, acrylique, pâte d'or, objet en lin et raphia sur structure métallique
Proche de l'esthétique de la figuration libre qui se développe à Paris dans les années 1980, Manuela Dikoumè est sensible à l'idée d'un art socialement engagé dont témoignent plusieurs de ses œuvres publiques. Elle débute avec La Première Porte une série de portes peintes, images de ses propres voyages entre l'Afrique, l'Europe et les États- Unis, qui se font le support d'assemblages d'objets d'art traditionnel africain, d'objets militaires et civils ou d'archives coloniales.
Everlyn Nicodemus 1954, Marangu (Tanzanie, alors colonie de la Couronne de l'Empire colonial britannique), vit et travaille à Édimbourg (Écosse) :
Explorer, 1987 huile sur toile
Nude in Hat, 1987, acrylique sur toile
En 1980, après des études d'anthropologie sociale, Everlyn Nicodemus s'engage dans une pratique artistique intimiste dans laquelle elle choisit, en tant que femme noire, de s'exposer comme sujet d'étude.
Henri Guédon :
Manman Cochon, 2000, technique mixte
Vide-poche du vernissage, 1998, technique mixte
Laurence Choko, galeriste pionnière de l'art caribéen en France, représente dès le début des années 1990 l'artiste Henri Guédon au sein de sa galerie L'Intemporel, située rue Saint-Martin à Paris. L'œuvre Vide-poche a été créée lors d'un de ses vernissages où chaque personne présente était invitée à se munir d'un objet destiné à « nourrir » la toile vierge. Celle-ci, disposée sur deux chaises, servait de base à l'intégration de ces objets dans l'iconographie de l'œuvre.
Victor Ulloa 1961, Saint-Domingue (République dominicaine) - 2024, Paris : Sans titre, sans date, acrylique sur toile
Assane N'Doye 1952, Dakar (Sénégal, alors Territoire du Sénégal) - 2019, Dakar (Sénégal) : L'Indésirable (Hommage à Wifredo Lam), 1984, huile sur toile
Marqué par la pensée de la négritude, Assane N'Doye transcrit, à travers ses œuvres, son « identité africaine ». L'indésirable (Hommage à Wifredo Lam) est représentatif de son travail et de son engagement militant dans les années 1980.
Clem Lawson 1954, Abidjan (Côte d'Ivoire, alors Afrique Occidentale française), vit et travaille à Londres :
Angoisse sur l'escalator, 1983, perles de verre sur bois
Odeur de pellicule, 1983, perles de verre sur bois
Auteur d'une thèse sur «L'utilisation des perles dans la renaissance artistique au Togo», Clem Lawson capte dans ses œuvres la vie quotidienne parisienne dès les années 1970 en utilisant des perles de verre.
As M'Bengue 1959, (Sénégal, alors République du Sénégal) : Jeu de dames, pauvres riches, 1990, huile, marqueur, pion de jeu de dames, collage de moquette et de toile, métal et clous sur panneau
Au début des années 1990, As M'Bengue, fraîchement diplômé de l'École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, obtient un atelier à l'Hôpital éphémère. Il y réalise des œuvres socialement engagées, inspirées par son ancienne profession de graphiste
Trois installations dans cette section :
Trois statues au centre, deux de Pascal Kenfack 1950, (Cameroun, alors Cameroun français), vit et travaille à Paris : Chef de village - Jour et Nuit, 1990, bois
Collection de l'artiste
Après ses études à l'École nationale des Beaux-Arts de Paris, Pascal Kenfack poursuit depuis les années 1970 un travail autour de la représentation du culte des ancêtres et des alliances totémiques.
La troisième de Mickaël Bethe-Sélassié 1951, Dire Dawa (Éthiopie) - 2020, Paris : Sans titre, sans date, papier mâché peint
En 1981, Mickaël Bethe-Sélassié réalise à Paris ses premières œuvres en papier-mâché appliqué sur des structures en bois grillagées. Ses sculptures, totems ou personnages mythiques issus d'une cosmologie personnelle syncrétique sont liées à ses racines éthiopiennes et à une forme de spiritualité guidée par sa pratique du zen et du yoga.
Nathalie Leroy-Fiévée 1971, Cayenne (Guyane, France), vit et travaille à Paris : An fondok, les Origines (les Ascendants), 1996-2025, un volume ouvert en 4 parties conçues comme un leporello, peintures réalisées in situ
Nathalie Leroy-Fiévée entre en 1992 aux Beaux-Arts de Paris dans l'atelier de Claude Viallat. En 1996, elle est invitée par l'artiste américain Raymond Saunders à venir étudier au California College of the Arts d'Oakland, où il enseigne. Durant son séjour, elle crée plus d'une centaine de gouaches avant de réaliser une traversée de l'Ouest américain
Une évocation des créations d'Almen Giribila, née au Vietnam en 1951
Miguel Marajo 1963, Le Havre (France), vit et travaille à Sartrouville (France) :
NGH302, 1996, acrylique sur papier marouflé sur bois
Prise de terre, 1997, bois, métal et peinture anticorrosion
Miguel Marajo, a étudié au SERMAC, laboratoire de pratiqués artistiques fondé par Aimé Césaire à Fort-de-France. Il y suit les enseignements de René Louise, auteur du Manifeste du marronisme moderne et développe une esthétique martiniquaise au sein du collectif Totem, groupe de jeunes artistes de l'école, avec lequel il expose en Martinique et à Paris.
Pêle-mêle, pour terminer, quelques œuvres de cette dernière partie.
Michel Rovelas 1938, Capesterre-Belle-Eau (Guadeloupe, France), vit et travaille à Capesterre- Belle-Eau (Guadeloupe, France) : Sans titre, série Silence « La force qui est en nous », 1990, huile sur bois
Alain Savelor 1950, Capesterre-Belle-Eau (Guadeloupe, France), vit et travaille à Nogent-sur-Oise (France).: Archaïsme et modernité, situation III, vers 1990, assemblage de différentes toiles cousues, collées et gesso pour apprêtage, peinture acrylique, sable et liant acrylique
Pume Bylex 1968, Kinshasa (République démocratique du Congo), vit et travaille à Kinshasa (République démocratique du Congo) : Statue BYL ou La Maternité, 1988-1994, technique mixte, éclairage interne 12 V
Pascale Marthine Tayou 1986, Nkongsamba (Cameroun), vit et travaille à Gand (Begique) et Yaounde (Cameroun) : un de ses fétiches formés de revues enfichées sur un pal d'acier.
Hassan Musa 1951, El Nihud, Soudan, vit et travaille en France : Autoportrait avec des idées noires, 2003.
Une passion chinoise. La collection de monsieur Thiers
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Pour une fois, un billet en accord avec l'adresse "historique" de ce blog : le Louvre met en valeur la collection d'objets d'art et de documents réunis par Adolphe Thiers (1797-1877), personnage hors du commun : avocat, journaliste, historien de la Révolution (élu à 36 ans à l'Académie Française), homme politique (élu député à 33 ans sous Louis-Philippe, ministre à 35 ans et faisant partie de ou dirigeant tous les gouvernements jusqu'en 1841, chef du pouvoir exécutif puis président de la République de 1871 à 1873), modèle de Balzac pour Rastignac, "fusilleur de la Commune" pour les uns, "libérateur du territoire" pour les autres. Une de ses passions moins connues est son intérêt pour l'histoire et la culture chinoise, dès l'adolescence, qui l'a conduit à accumuler livres et objets, collection qui sera léguée au musée du Louvre en 1881 à la condition de rester entière.
L'exposition commence par quelques éléments sur l'homme lui-même : des caricatures de 1850 - Charles Vernier (1823-1892), Honoré Daumier (1808-1879)
Son portrait en 1876 par Léon Bonnat (1833-1922), son habit d'académicien et des objets personnels, une reconstitution de son cabinet de travail,...
Des gravures et peintures d'époque illustrent la façon dont Thiers se mettait en scène comme écrivain et collectionneur.
Le cabinet de travail d'Adolphe Thiers, 1845, L'Illustration, journal universel, lithographie
Portrait d'Adolphe Thiers dans son cabinet de travail, entre 1875 et 1877, Charles Lefebvre (1875-1894), huile sur toile
Adolphe Thiers visitant les ruines de son hôtel détruit, Auguste Trichon (1814-1898), lithographie
La nouvelle maison d'Adolphe Thiers, Place Saint-Georges à Paris, après 1873, Clerget, lithographie
L'intérieur de l'hôtel d'Adolphe Thiers : le cabinet de travail, Fortuné Louis Méaulle (1843-1916) d'après H.H. Meyer, Le Journal illustré, 26 décembre 1875, lithographie
Une vitrine évoque l'autre passion artistique de Thiers : Florence.
Un ange volant, vers 1475, Andrea del Verrocchio (1435-1488) et un membre de son atelier, terre cuite
David, fin 16° siècle, d'après un modèle de Michel-Ange, bronze, patine brune
Samson et les Philistins, 16° siècle, d'après un modèle de Michel-Ange, bronze
Quelques exemples de l'abondante bibliothèque de livres sur la Chine réunis par Thiers.
Un de Douze Vases chinois dessinés et coloriés dans le Palais impérial à Pékin
Art militaire des Chinois ou Recueil d'anciens traités sur la guerre, 1772, Joseph Amiot, traducteur
Album des «40 vues du Yuanming yuan» (Palais d'Été), fin XVIIe siècle, gravures chinoises imprimées sur papier européen et rehaussées de couleurs à l'aquarelle
Cérémonie impériale de culte des ancêtres, après 1788, Chine, gravure sur bois, papier européen
Des objets (pas toujours chinois ! ) :
Ensemble de menuki (ornement de garde de sabre), 18-19° siècles, Japon, bronze, dorure, argent
Boîte à documents laquée (bunko) : glycines et poisson, seconde moitié du 18° siècle, signé à l'intérieur du couvercle Koma Koryü, bois plaqué, laque, nacre, intérieur laque noire, or, aventurine
Écritoire en bois laqué (suzuribako) : glycines et poisson, seconde moitié du 18° siècle, signé à l'intérieur du couvercle Koma Koryû, bois plaqué, laque, nacre, intérieur laque noire, or, aventurine
Brûle-parfum tripode, dynastie Yuan (1279-1368), Chine, émail cloisonné
Deux estampes chinoises de 1853, encre et couleur sur papier :
Extermination des bandits de Yue
Victoire à Nankin
Puissants coursiers, 13e siècle et ajouts postérieurs, encre et couleurs sur papier et soie
Ce rouleau contient, fait inhabituel, deux peintures de deux peintres différents. Il s'agit de Gong Kai et Ren Renfa, actifs sous la dynastie Yuan (1279-1368). Elles figurent des scènes d'élevage des chevaux, une iconographie populaire liée au thème d'un poème de l'empereur Taizong (règne de 626 à 649) louant ses six coursiers.
Thiers possédait déjà ce rouleau en 1856. Il est alors mentionné dans un des tout premiers textes en français sur la peinture chinoise par Félix Feuillet de Conches. Il a appartenu auparavant au collectionneur Han Rongguang (1793-1860), qui en a rédigé l'étiquette de titre.
Les peintures de la dynastie Yuan sont très rares, ce qui fait de ce rouleau l'une des œuvres les plus importantes de la collection de Thiers. Il en fait d'ailleurs lire les inscriptions par les sinologues Stanislas Julien (1799- 1873) et Joseph Callery (1810-1862). Le rouleau a été aussi vu par le secrétaire de l'ambassade de Chine en France avant 1881.
Sans transition, des œuvres plus banales :
La Chine et les Chinois, dessin exécuté d'après nature, 1838, Auguste Borget (1808-1877), dessinateur, et Eugène Cicéri (1813-1890), lithographe
Personnages chinois, milieu du 19° siècle
Pages démontées d'un album de peintures d'exportation par Youqua (actif entre 1840 et 1870) Chine, Canton ou Hong Kong, papier chinois, soie, aquarelle sur tetrapanax
Dès le 18° siècle, la Chine produit des peintures pour des clients européens. Au 19° siècle, à Canton et Hong Kong, se développe une production peinte à l'aquarelle sur feuille de pulpe de tetrapanax, un arbre local. Elle donne un papier d'un grand velouté sur lequel on peint des aquarelles dans un style hybride mélangeant thèmes chinois (ici de riches personnages en costumes) et un modelé d'inspiration occidentale.
Ville Chinoise, 1831
Planche n° 6 du recueil « Décorations de théâtre », composé par Pierre-Luc-Charles Cicéri (1782-1868) Philippe Benoist (1813-1905), lithographie en couleur
L'intérêt de Thiers pour la Chine l'amène à collecter de manière indistincte des objets et documents en rapport avec le pays, y compris des œuvres de fantaisie. Cette planche de décor de théâtre évoquant une ville chinoise imaginée sur le modèle de Venise en est un bel exemple.
Thiers reçoit de Charles Marchal de Lunéville (1801- après 1865) un ensemble d'aquarelles sur papier vélin que celui-ci réalise pendant un voyage à Pékin (via la Russie) qu'il effectue à une date inconnue, entre 1850 et 1853. Ces œuvres, bien que stylisées, restent assez précises pour que l'on puisse identifier des bâtiments de Pékin.
Vue d'interprétation du Pavillon de la pureté céleste à Pékin
Militaires chinois s'exerçant au tir à l'arc au pied du parc Jingshan à Pékin
Vue d'interprétation d'une porte de Pékin
Intérieur du temple Biyun, à proximité de Pékin
Vue d'interprétation de la Cité interdite de Pékin
Quelques extraits d'un Album contenant 12 scènes diverses, 1834, par Ye Chengxue (葉成學), encre, pigments, soie, papier
Cet album a été réalisé par Ye Chengxue, un peintre actif sous le règne de l'empereur Daoguang (1821-1850), qui a travaillé pour la cour et avait accès à la collection de peintures impériales. Il s'en inspire pour créer les feuilles de cet album. Elles illustrent ainsi des thèmes très divers: paysages, vues de palais, fables morales... Cet album ne porte pas d'inscription indiquant une commande impériale. Il a dû être produit pour un grand aristocrate.
Pour terminer cette première partie, un plan de Pékin, 19° siècle, France, Carles imprimeur, lithographie couleur
Dans la deuxième partie, trois très beaux rouleaux :
Sept gentilshommes passent les cols , dynastie Ming (1368-1644), avant le 17° siècle, Chine, peinture à l'encre et couleurs sur soie
Ce rouleau figure le voyage de sept poètes de Chang'an, la capitale, vers le temple bouddhique de Longmen au cours de l'ère Kaiyuan (713-741), sous la dynastie Tang. Ils sont confucéens, taoïstes ou bouddhistes. Le thème sous- jacent est la complémentarité des trois enseignements, confucianisme, taoïsme et bouddhisme qui, en Chine, s'influencent mutuellement. L'un d'entre eux, Zhang Yue, est d'ailleurs un des compilateurs de l'ouvrage intitulé Les Précieuses Perles des Trois enseignements, compilé à l'initiative de l'impératrice Wu Zetian (690-705).
L'officier des eaux, troisième Originel, 1771, Jia Quan, actif dans la seconde moitié du 18° siècle, encre et couleurs sur papier
Dans le taoïsme, il existe trois « officiels / officiers », ce sont des forces cosmiques personnifiées, juges du destin humain. L'Officiel du ciel est fêté le quinzième jour du premier mois de l'année, celui de la terre le quinzième
du septième mois, et celui de l'eau le quinzième du dixième mois. Les messages adressés au Ciel sont brûlés, à la Terre, enfouis dans le sol, et à l'Eau, submergés. Ce rouleau représente le cortège de l'Officiel des eaux. Il a été peint par Jia Quan, important peintre de cour impériale, à la demande de l'empereur Qianlong (règne de 1736 à 1795).
Immortels dans un paysage, dynastie Ming (1368-1644), Chine, encre et couleurs sur soie
Ce très long rouleau décrit les occupations de divers immortels taoïstes en un lieu qui pourrait être leur île, Penglai. Les immortels sont des êtres ayant atteint l'immortalité et souvent dotés de pouvoirs magiques, par l'alchimie et le Xiushen, un travail spirituel sur soi.
À côté de ces chefs d'œuvre, les murs de la salle de la deuxième partie de l'exposition sont parsemés de délicates petites peintures sur papier de riz réalisées pour l'exportation, comme les figures de la première partie. Nous ne résistons pas à l'envie d'en égayer ce billet.
Encore quelques objets divers :
Boîte décorée d'une anecdote de l'histoire des Tang sur le couvercle et du thème des Bai zi Tu (7 cent garçons) sur les côtés, fin de la dynastie Ming (1368-1644) et début de la dynastie Qing (1644-1911), Chine, bois avec incrustation polychrome
Vases cornets en bronze du 19e siècle
Pot à pinceaux orné de L'Excursion à la falaise rouge, Chine, École de Jiading, bambou sculpté
Ce pot figure l'excursion en barque à la falaise rouge de Su Shi (ou Su Dongpo, 1037-1101). Su Shi est un très important lettré de l'époque des Song (960-1279).
Brûle-parfum en forme de canard, 18° siècle, Chine, bronze
Objet décoratif imitant une palette à encre en forme de feuille de lotus Nelumbo nucifera, 18° ou 19° siècle, Chine, émail cloisonné, dorure
Le Livre du Riz et de la Soie, tirage de gravures sur bois, 18° siècle (premier tirage 1696), mise en couleur et reliures en France, fin 18° siècle ,Chine et Europe, estampe en couleur sur papier
Chrestomathie chinoise (anthologie de textes classiques), 1833, Heinrich Julius von Klaproth (1783-1835) livre imprimé
Thiers possédait des livres en chinois qui lui ont été procurés par les pères Lazaristes installés en Chine.
Thiers était un grand connaisseur de la porcelaine chinoise de son époque. Il accumule sa vie entière des notes pour écrire sur le sujet. Il est le relecteur et le correcteur des deux seuls ouvrages sur le domaine à son époque : Histoire et fabrication de la porcelaine chinoise de Stanislas Julien (1856) et Histoire artistique, industrielle et commerciale de la porcelaine d'Albert Jacquemart (1862). Avant d'être en partie détruite par les Communards, sa collection faisait référence, et comptait notamment des pièces Song (960-1279), période la plis importante pour la porcelaine chinoise. L'ensemble qui a survécu comporte un chef d'œuvre absolu, la bouteille en falangcai réalisée pour l'empereur Qianlong (1736-1795) et un ensemble de pièces majoritairement faites pour l'export en Europe, datées du règne de Yongzheng (1723-1735).
Vase balustre à pans décoré du thème du Bai zi Tu (cent garçons), 19e siècle, Chine, ateliers de Jingdezhen, porcelaine à décor en émaux opaques
Divers vases du règne de Yongzheng (1723-1735)
Et pour finir, une série d'assiettes, à la manière des vaisseliers de nos grand-mères...
Paris noir - Circulations artistiques et luttes anticoloniales, 1950 – 2000 (I/II)
À force d'annoncer la fermeture prochaine du Centre Pompidou pour une rénovation qui durera plusieurs années, elle finit par arriver.
La dernière grande exposition au 6e étage du bâtiment historique est un véritable feu d'artifice. De la création de la revue Présence Africaine à celle de Revue noire, « Paris noir » retrace la présence et l’influence des artistes noirs en France entre les années 1950 et 2000. Elle met en lumière cent cinquante artistes, de l’Afrique aux Amériques en passant par la Caraïbe, dont les œuvres ont rarement été montrées en France. Il nous faudra deux billets pour en parc la richesse et la diversité.
Paris Panafricain
En 1947, la maison d'édition Présence Africaine, fondée par l'intellectuel sénégalais Alioune Diop, façonne une culture propre aux diasporas africaines. Une conscience internationale noire s'y forge autour des penseurs de la négritude comme les poètes Léopold Sédar Senghor ou Léon-Gontran Damas. Aimé et Suzanne Césaire contribuent dans la revue Tropiques à affirmer une identité martiniquaise. Dans les cafés et clubs de jazz de la rive gauche, l'écrivain américain James Baldwin s'entoure de nombreux artistes. Le premier Congrès des artistes et écrivains noirs à la Sorbonne (1956) témoigne d'une pensée panafricaine et anticoloniale en France.
Ben Enwonwu 1917, Onitsha (Nigeria) - 1994, Ikoyi, Lagos (Nigeria) :
Africa Dances, 1954, gouache sur papier
Negritude, 1977, aquarelle et gouache sur papier
Ben Enwonwu, qui étudie de 1944 à 1947 à la Slade School of Fine Art de Londres, compte parmi les premiers artistes nigérians formés par les Britanniques dès les années 1930.
Gerard Sekoto 1913, Botshabelo (Afrique du Sud) - 1993, Nogent-sur-Mame (France) : Self-portrait, 1947, huile sur carton
Exilé politique sud-africain, Sekoto sera vite confronté à des conditions de vie difficiles à Paris. Empêché de retourner dans son pays natal, il continuera à représenter le quotidien des populations noires des townships sud-africains
Paul Ahyi 1930, Abomey (Bénin, alors Afrique-Occidentale française)-2010, Lomb (Togo) : Les Musiciens, sans date, huile sur isorel
Dès les années 1950, Paul Ahyi participe à la mouvance intellectuelle qui se développe autour de la revue Présence Africaine à Paris.
Wilson Tiberio 1920, Porto Alegre (Brésil)-2005, Vaucluse (France) :
Chanteurs noirs, sans date, huile sur toile
Scène de la fête du Vaudou au Dahomey, sans date, huile sur toile
Arrivé à Paris en 1947, Wilson Tiberio obtient une bourse du Musée de l'Homme pour voyager en Afrique occidentale. Il y rend compte de la vie des populations locales, de leurs luttes et des exactions coloniales. Artiste militant, il participe avec son ami Gerard Sekoto aux congrès des artistes et écrivains noirs organisés par Présence Africaine à Paris et Rome, puis au premier Festival Mondial des Arts Nègres de Dakar.
Raymond Honorien 1920, Paris (France) - 1988, Fort-de-France (Martinique, France) : sans titre, après 1956, huile sur toile
Né à Paris en 1920, Raymond Honorien s'inspire, avec Marcel Mystille et Germain Tiquant, des écrits de Joseph Zobel. Ensemble, ils créent le premier mouvement artistique martiniquais: l'Atelier 45. En dépit de réminiscences avec l'art de Paul Gauguin ou de Paul Cézanne, leur peinture s'émancipe de l'héritage culturel européen, abandonnant l'exotisme ou « doudouisme » antillais pour révéler une Martinique authentique.
Roland Dorcély 1930, Port-au-Prince (Haïti)-2017, New York (États-Unis) : sans titre, 1959, huile sur toile
Après avoir successivement rejoint le Centre d'art d'Haïti en 1946, puis fait sécession avec les artistes du Foyer des Arts plastiques en 1950, Roland Dorcély obtient une bourse du gouvernement français afin d'étudier à Paris en 1951, avant de revenir en Haïti, où il fonde la galerie Brochette.
Paul Keene 1920, Philadelphie (États-Unis) - 2009, Warrington Township (États-Unis) : The Cliff Dwellers, 1950, huile sur Isorel
Inscrit à l'Académie Julian entre 1949 et 1951, Keene fréquente l'atelier 17 et cofonde la Galerie Huit, l'une des premières coopératives-galeries organisées par un collectif d'artistes américains à Paris.
Eldzier Cortor 1916, Richmond (États-Unis) - 2015, Long Island (États-Unis) : The Couple, vers 1949, huile sur Isorel
À la fin des années 1940, le peintre africain-américain Eldzier Cortor voyage aux Antilles, cherchant les traces de la culture africaine dans les diasporas caribéennes. Il se rend en Jamaïque, à Cuba, puis en Haïti où il enseigne au Centre d'Art de Port-au-Prince en 1949 et fréquente des artistes ayant séjourné à Paris comme l'artiste américaine Lois Mailou Jones. À la fin des années 1980, il se rend à son tour dans la capitale française.
Skunder Boghossian 1937, Addis-Abeba (Éthiopie) - 2003, Washington D.C. (États-Unis) : Composition, 1963, huile sur toile
À Paris, où il arrive en 1957, Skunder Boghossian étudie l'art africain auprès de Madeleine Rousseau, ethnologue au Musée de l'Homme. Il s'engage avec le peintre Gerard Sekoto notamment dans le mouvement culturel panafricain porté par Présence Africaine autour d'Aimé Césaire, de Cheikh Anta Diop ou de Léopold Sédar Senghor, dont il découvre les écrits.
Dès cette section, on trouve des œuvres de Beauford Delaney, né en 1901 à Knoxville (États-Unis) et mort en 1979 à Paris où il s'était établi en septembre 1953. On les retrouvera dans plusieurs sections de l'exposition.
Street scene, 1968, huile sur toile
Untitled (Jazz Band), 1965, huile sur toile
James Baldwin, 1967, huile sur toile
Autoportrait, 1965, huile sur toile
James Baldwin, vers 1945-1950, huile sur toile
« C'est par Beauford Delaney que j'ai découvert la lumière, la lumière que contient chaque chose, chaque surface, chaque visage. » - James Baldwin. Arrivé à Paris en 1948, Baldwin, jeune écrivain engagé, invite son parrain spirituel, Delaney, à le rejoindre. Sur une période de plus de trente ans, Delaney a peint plus d'une douzaine d'œuvres inspirées par l'écrivain, souvent mises en dialogue avec ses propres autoportraits, explorant les représentations noires et queer.
Gordon Parks 1912, Fort Scott (États-Unis) - 2006, New York (États-Unis) :
Boys Wait for Metro, Paris, France, 1951
Jam Session in Cellar of Vieux Colombier Paris, France, 1951
Sans titre, Paris, France, 1951
Tirages modernes
Photographe, compositeur, poète et réalisateur, Gordon Parks alterne commandes et projets personnels, reportages documentaires et photographies de mode. Premier photographe noir engagé par le magazine Life, il est envoyé à Paris en 1949 pour photographier le monde de la mode, la haute-société, les expatriés américains et le quotidien des Parisiens des milieux populaires.
Georges Coran 1928, Fort-de-France (Martinique, France) - 2017, Paris : Idorah, 1964, huile sur toile
Georges Coran débute son parcours à l'École des Arts Appliqués de Fort-de-France, avant d'obtenir son diplôme de l'École Boulle à Paris en 1953, où il perfectionne son approche de la gravure et enseigne jusqu'en 1983.
Roland Dorcély :
Sans titre (Au café de Flore), 1958, huile sur toile
Sans titre, 1958, huile sur toile
Sans titre, 1958, huile sur toile
Romare Bearden 1911, Charlotte (États-Unis) - 1988, New York : collages sur papier de la série Paris Blues/Jazz
Inspirée par son séjour parisien de 1950, la série Paris Blues/ Jazz de Romare Bearden est composée d'une vingtaine de collages conçus comme les pages d'un livre monumental, et répond au film éponyme de 1961. Bearden y explore les correspondances entre art visuel, jazz et paysages urbains à Paris, Harlem et La Nouvelle-Orléans.
Édouard Glissant
Au centre du parcours, cet espace circulaire est une métaphore de la Caraïbe et du « Tout-Monde ». Ce concept, développé par le poète et philosophe Édouard Glissant, convoque l'image de Paris comme espace de la Poétique de la relation, qu'il an définit comme « la somme finie de toutes les différences du monde ». Durant les années 1950, Glissant publie aux éditions Présence Africaine des textes engagés. Il fréquente la galerie du Dragon dans le 6e arrondissement et écrit notamment sur l'œuvre de son ami, l'artiste cubain Agustín Cárdenas, évoquant des passages et des totems, qu'il compare à la silhouette irréductible de l'exilé debout.
Agustín Cárdenas 1927, Matanzas (Cuba) - 2001, La Havane (Cuba) :
Quarto Famba, 1973, bois brûlé
Le Quarto Famba est le lieu où les membres des sociétés secrètes afro-cubaines, les ñáñigos, tiennent leurs cérémonies d'entrée des nouveaux membres, choisis pour leur attachement aux traditions du continent africain d'où ils ont été arrachés.
Couple, 1952-1972, bronze
Sans titre, vers 1978, gouache sur papier
Sans titre, sans date, gouache sur papier
Stèle, 1974, bois
Victor Anicet 1938, Marigot (Martinique, France), vit et travaille en Martinique
Carcan n°5, 1987, huile sur Iin
Sans titre (Invocation amérindienne), 1994, acrylique sur bâche
Proche d'Edouard Glissant, Victor Anicet, céramiste et cofondateur en 1984 du collectif Fwomajé, étudie à l'École des Arts Appliqués de Fort-de-France, puis obtient en 1961 son diplôme à l'Ecole des Métiers d'Art de Paris.
Henri Guédon 1944, Fort-de-France (Martinique, France) - 2006, Paris
Black Label, 1989, technique mixte et assemblage sur bois
Portrait d'Édouard Glissant, 1979, technique mixte
Tel un « plasticien linguiste », l'artiste réalise un portrait de Glissant, qui lui-même honore son art par ces mots : « Il a la patience des argiles rouges, la vitesse des lianes, la sérénité d'un peuple de masques. » La figure du poète y est suggérée par des lettres grises et en relief pour la physionomie du visage, enchevêtrées et colorées dans l'arrière-plan, soulignant l'attention de l'artiste à la composition, déployée comme une partition alphabétique et symbolique.
Paris comme école
À Paris, l'attention des artistes à l'histoire de l'art européen est cruciale. Venus se former dans les ateliers de Fernand Léger ou de Ossip Zadkine, dans les écoles et les académies, ils fréquentent le Musée du Louvre et les collections d'art africain du Musée de l'Homme, procédant à des hybridations et à des relectures des canons de la modernité. Revisiter la peinture classique devient un moyen de représenter l'expérience des communautés noires comme une émancipation artistique et politique, et de faire entrer dans l'histoire de l'art des figures noires jusqu'alors écartées.
Georges Coran : Délire et paix, 1954, encre sur toile de coton
Empruntant son titre au poème Au serpent d'Aimé Césaire, Coran marie dans cette composition le foisonnement luxuriant de la jungle caribéenne à
la fantasmagorie des tapisseries de la Dame à la licorne. Parmi les feuillages denses, deux figures féminines rappellent la scène du tableau Gabrielle d'Estrées et l'une de ses sœurs, conservé au Musée du Louvre.
Bob Thompson 1937, Louisville (États-Unis) - 1966, Rome (Italie)
Sans titre (La Pêche miraculeuse), 1961, huile sur toile
Le Triomphe de Bacchus,1964, huile sur toile
« J'ai interprété cette composition comme je la vois et la ressens, tout comme Poussin aurait pu le faire avec la même scène - bien que le sujet soit le même, l'interprétation diffère», déclare Bob Thompson.
Roland Dorcély : Léda et le cygne, 1958, huile sur toile
Iba N'Diaye 1928, Saint-Louis (Sénégal, alors Afrique-Occidentale française) - 2008, Paris : Portrait d'Anna, 1962, huile sur toile
Paul Ahyi : Jeune femme, 1960, huile sur Isorel
Christian Lattier 1925, Grand-Lahou (Côte d'Ivoire, alors Afrique-Occidentale française) - 1978, Abidjan (Côte d'Ivoire) : Le Christ, 1957, armature en fer, ficelle, bois
Alors que ses parents l'envoient en France pour devenir médecin, Christian Lattier opte pour une carrière artistique dès la fin des années 1940. En 1953, il développe une technique sculpturale autour d'armatures en fil de fer surmontées de ficelle.
Surréalisme afro-atlantique
Dans les années 1940-1950, le peintre cubain Wifredo Lam, inspiré par Aimé Césaire, enrichit le surréalisme d'un vocabulaire afro-atlantique, influencé par les échanges historiques et culturels entre l'Afrique et les Amériques, qu'il transforme en outil politique et poétique. Ses voyages à Cuba, en Martinique et en Haïti nourrissent un style mêlant écologie et pensée décolonisatrice, créant des formes tropicales qui renouvellent la représentation des paysages caribéens marqués par l'exploitation coloniale. D'autres artistes intègrent des écritures afro-atlantiques et des symboles africains, générant des abstractions-signes enrichies à Paris par le contact avec les mouvements CoBrA et lettriste.
Wifredo Lam 1902, Sagua La Grande (Cuba) - 1982, Paris (France) : Umbral, 1950, huile sur toile
Wifredo Lam a fait l'objet il y dix ans d'une grande rétrospective à Beaubourg (notre billet du 1er octobre 2015)
Sebastião Januário 1939, Dores de Guanhães (Brésil)-2025 Rio de Janeiro (Brésil) :
Numa ilha africana (Sur une île africaine), 1968, gouache sur carton
Sans titre, 1968, gouache sur carton
Sans titre, 1968, gouache sur carton
Sebastião Januário grandit dans la région du Minas Gerais au sud-est du Brésil. Il rejoint l'armée brésilienne et s'installe à Paris de 1964 à 1966, pour servir comme majordome dans la famille d'un militaire. C'est lorsqu'il rentre à Rio qu'il se consacre pleinement à son art et crée ses premières œuvres synthétisant le répertoire visuel découvert en France pour en faire les images originales d'un imaginaire panafricain.
Roland Dorcély :
Sans titre, 1962, huile sur toile
Pour déposer la plante, 1958, huile sur toile
Lianes, vers 1958, huile sur toile
Skunder Boghossian : Juju's Wedding Feast (Banquet de mariage de Juju), 1964, technique mixte sur papier posé sur carton
Guido Llinás 1923, Pinar del Río (Cuba) - 2005, Paris :
Signes, 1967, huile sur toile
Pintura negra (Peinture noire), 1970, acrylique et huile sur toile
Pintura negra (Peinture noire), 1971, huile sur papier marouflé sur toile
Guido Llinás débute sa carrière artistique à Cuba, où il participe en 1953 à la création du groupe d'artistes Los Once, comme le sculpteur Agustín Cárdenas. Après plusieurs séjours en France, Llinás s'installe définitivement à Paris en 1963, fuyant le régime de Fidel Castro. Dès 1965, il fait la connaissance d'artistes lettristes dont le maître mot est le signe.
Le saut dans l'abstraction
Dès les années 1950, les artistes renouvellent l'abstraction à Paris et exposent dans les galeries Huit et Darthea Speyer. Ils recomposent l'espace pictural et sculptural via des assemblages de matériaux récupérés. Inspirés par le collage et l'improvisation pratiqués dans le jazz, leurs œuvres déploient aussi des abstractions gestuelles. Marqués par l'impressionnisme de Claude Monet comme par le rayonnement des vitraux des cathédrales, ils travaillent la lumière comme force naturelle mais aussi comme aspiration spirituelle. Ces abstractions corrigent la genèse de l'expressionnisme abstrait, d'abord influencé par la culture noire du jazz.
Ernest Mancoba 1904, Turffontein, Johannesburg (Afrique du Sud) - 2002, Clamart (France) : Peinture 1965, 1965, huile sur toile
À Paris, où il arrive en 1938, Ernest Mancoba rencontre Madeleine Rousseau avec laquelle il partage une appréhension sociale et cosmique de l'art. A ses côtés, et avec sa future épouse Sonja Ferlov, il étudie avec intérêt les objets africains du Musée de l'Homme. Ces derniers seront à l'origine d'œuvres fondées sur le motif du masque et développées en sculpture dans les années 1940 au Danemark, où il participe au mouvement CoBrA, qui rassemble des artistes de Copenhague, Bruxelles et Amsterdam. Peinture 1965 témoigne d'un travail de déconstruction d'un masque kota du Gabon: d'un archétype d'humanité. dans cette toile quasi-abstraite, le masque-visage se dissout dans des vibrations colorées, témoignant de la recherche
Herbert Gentry 1919, Pittsburgh (États-Unis)-2003 Stockholm (Suède) :
Sans titre, 1961, huile sur isorel
The Claw (La Griffe), 1950, huile sur toile
Herbert Gentry séjourna à Paris de 1946 à 1958, fréquenta l'Académie de la Grande Chaumière, Ossip Zadkine, Yves Brayer.
Larry Potter 1925. Mount Vermon (États-Unis)-1966, Paris
Untitled, 1962, huile sur toile de lin
Arrivé à Paris en 1956, Potter s'imprègne de l'Ecole de Paris, de Jean Dubuffet et de Pierre Soulages. Il développe une abstraction organique, influencée par la géométrie colorée des peintures de Serge Poliakoff et la transparence de celles de Maurice Esteve.
On retrouve Beauford Delaney :
Sans titre, vers 1957, huile sur toile
Sans titre, 1957, huile sur toile
Sans titre (alias Lumière jaune tourbillonnante), vers 1962, huile sur toile
Sculpture africaine, 1968, huile sur toile
Ed Clark 1926, La Nouvelle-Orléans (États-Unis)-2019, Détroit (États-Unis) :
Sans titre (Vétheuil), 1967, acrylique sur toile
Sans titre (Vétheuil), 1968, acrylique sur toile
Untitled, 1954, huile sur toile
Self-portrait, 1953, huile sur toile
Ed Clark séjourna à Paris de 1952 à 1956, où il fréquenta James Baldwin, Beauford Delaney, et Joan Mitchell. Il passa du figuratif à l'abstrait sous l'influence de Nicolas de Staël.
Sam Middleton 1927, New York (États-Unis) - 2015, Shagen (Pays-Bas)
Paris, 1964, gouache, pastel, encre, papier journal et tirage offset collé sur carton
Telling It the Way It Is (Dire les choses comme elles sont), 1969, gouache, pastel, mine graphite, stylo bille, épreuve gélatino-argentique papier journal et impression offset collée sur carton
Sam Middleton est actif à New York, Paris puis dans le mouvement CoBrA (Copenhague Bruxelles Amsterdam).
Antonio Bandeira 1922, Fortaleza (Brésil) - 1967, Paris : Les Arbres, 1958, huile sur toile
Antonio Bandeira, né dans le nord-est du Brésil, fréquente les avant-gardes brésiliennes avant de s'installer en France en 1946. À Paris, il se lie avec des artistes emblématiques tels que Wols et Camille Bryen.
Haywood « Bill » Rivers 1922, Morven (États-Unis) - 2001, New York (États-Unis) : Untitled, 1970, huile sur toile de jute
Cette toile d'Haywood « Bill » Rivers illustre l'évolution de son style abstrait après son séjour à Paris de 1949 à 1952. À Paris, Rivers cofonde la Galerie Huit en 1950, lieu crucial pour les artistes américains expatriés et s'imprègne de l'art informel français.
Max Pinchinat 1925, Port-au-Prince (Haiti)-1985, Paris (France)
Oiseau, 1967-1982, huile sur toile
Étude 14, à la semblance de la sculpture africaine et du Picasso du cubisme analytique, 1983-1984, huile sur toile
Max Pinchinat entame sa carrière en 1946 au Centre d'art d'Haïti. Partisan du réalisme merveilleux en littérature et influencé par les spiritualités haïtiennes, il explore dans sa peinture ce qu'il considère comme une double aliénation : « il faut que je triture jusqu'à la perfection la peinture populaire haïtienne, il faut que je travaille Picasso et Matisse, ces deux peintres qui ont rencontré la Sculpture Africaine ».
Sam Gilliam 1933, Tupelo (États-Unis) - 2022, Washington DC. (États-Unis) : Cape II, 1970, huile sur toile
Nous avons déjà mentionné dans ce blog cet artiste aux créations oniriques et originales, dans l'exposition La Couleur en fugue à la Fondation Louis Vuitton (cf notre billet du 3 septembre 2022). À Paris, où il rêve de rencontrer l'artiste abstrait Beauford Delaney, Gilliam est exposé dès 1970 par la galerie Darthea Speyer qui contribue activement à sa reconnaissance internationale.
Luce Turnier 1924, Jacmel (Haïti) - 1994, Créteil (France)
Composition, 1970, huile sur papier, collage
Cabane de chantier, vers 1970, huile sur papier, collage
Sans titre, 1969, collage réalisé avec des feuilles ronéotypées
Présente lors de l'ouverture du Centre d'art d'Haïti en 1944, Luce Turnier poursuit sa formation à l'Art Students League de New York, avant de rejoindre l'École de la Grande Chaumière à Paris en 1951. Reconnue pour ses portraits de la société haïtienne, elle amorce dans les années 1960 une série de collages abstraits. Durant cette période, elle travaille comme secrétaire et utilise une ronéo (ancêtre manuel de la photocopieuse) pour dupliquer des documents qu'elle trouve dans les rebuts de l'administration.
Kelly Williams 1919, Atlanta (États-Unis) - 1983, Détroit (États-Unis)
Luminous Paintings, vers 1950, acrylique et ficelle sur papier
En quête de reconnaissance, Kelly Williams se fait appeler « Kelly, l'Américain noir » lors de son séjour à l'atelier de Fernand Léger à Paris dès 1949. Vers 1950, il invente la peinture à la lumière noire combinant expressivité graphique et art informel. Visibles sous ultraviolets, ses Luminous Paintings, aux entrelacs chaotiques formar.t des silhouettes anthropomorphes, utilisent ficelle collée et pigments phosphorescents.
Robert Blackburn 1920, Summit (États-Unis) - 2003, New York (États-Unis) :
Interior, 1958, lithographie sur papier
Quiet Instrument, 1958, lithographie sur papier
Figure incontournable de la gravure au 20° siècle, Robert Blackburn connaît une phase décisive de son développement artistique à Paris entre 1951 et 1954 aux côtés de Krishna Reddy et John Wilson. Il se forme à l'Atelier Desjobert, où il est influencé par le peintre cubiste André Lhote. Il fréquente aussi l'Atelier 17 de Stanley William Hayter, laboratoire transatlantique de gravure fréquenté par les artistes Pablo Picasso et Joan Miró. De retour à New York, ses lithographies abstraites, au chromatisme raffiné, révèlent ses influences parisiennes, comme en témoignent ces deux œuvres, réalisées quatre ans après son départ de la capitale.
Enfin, dans cette section, deux sculptures de Harold Cousins [1916, Washington DC (Etats-Unis)-1992, Bruxelles (Belgique)] :
Plaiton suspendu, 1958, acier
Gothique plaiton, 1962, acier, marbre
Harold Cousins étudie à Paris avec Ossip Zadkine et à l'Académie de la Grande Chaumière, avant de rencontrer en 1952 le sculpteur Shinkichi Tajiri qui lui enseigne la soudure. Influencé par Julio González, il développe sa série Plaiton, un néologisme combinant «plate (plaque) et laiton». Limitant ses interventions sur le métal, il découpe, galbe, superpose et soude des plaques métalliques martelées.
Nous poursuivrons le parcours de cette exposition dans un prochain billet.
Images du Roussillon
Quelques images d'une ancienne province devenue française en 1659 par le traité des Pyrénées, signé à un endroit qui nous est plus familier, l'Île des Faisans, au milieu de la Bidassoa entre Irun et Hendaye.
En frontispice de ce billet, la cathédrale Sainte-Eulalie-et-Sainte-Julie d'Elne, siège historique de l'évêché qui couvrait la plus grande partie de la province, et dont le plus célèbre des évêques fut sans doute, de 1495 à1498, César Borgia (1475-1507), fils du pape Alexandre VI.
Commençons par quelques images de Collioure, pour rester dans la ligne de ce blog où cette cité a été plus souvent évoquée par des tableaux de Matisse, Derain ou d'autres que par des photographies live.
Un peu plus de détails sur les barques catalanes, pour les amateurs
Nous avons poussé jusqu'au bout de la jetée du phare, d'où la vue sur l'anse est la plus complète.
Restons au bord de la Méditerranée, avec quelque images des cabanes de pêcheur au bord de l'étang de Canet, ville où nous étions les hôtes de nos bons amis.
Non loin, un autre type d'architecture, typique des années 1960 et de l'aménagement du littoral du Languedoc-Roussillon, avec des façades coté mer et coté terre très différentes. (Résidence Port Cipriano à Saint-Cyprien).
À Canet même, le front de mer est une succession d'immeubles bordant les avenues qui longent la plage.
Rompant cette uniformité, des villas des années 50 à 70, dans un état de fraîcheur variable, retiennent l'attention.
Nous avions déjà évoqué Elne dans notre billet du 15 avril 2016. Nous convions le lecteur à s'y reporter pour y découvrir la cathédrale. Mais, au moment de notre visite à cette époque, son magnifique cloître était fermé.
Nous comblerons donc cette lacune avec quelque clichés de ce dernier. (Cette fois, c'est l'intérieur de la cathédrale qui était inaccessible en raison d'un office religieux)
Quelques détails sur les chapîteaux
La terrasse offre une très belle vue sur l'ensemble de l'édifice.
Nous avons revu avec plaisir Saint-André et Saint-Génis-des-Fontaines, que nous avions décrit avec force détails dans notre billet du 5 mai 2019. (ici, une vue de la nef de Saint-André et le linteau du portail de l'église abbatiale de Saint-Génis-des-Fontaines, assez similaire d'ailleurs à celui de Saint-André.
Quittons (à peine) le Roussillon pour évoquer, un petit peu plus au nord, au cœur du massif des Corbières, le petit village de Lagrasse.
C'est du bord de l'Orbieu, traversé par de vieux ponts, qu'on découvre le mieux le site.
Sur la rive opposée au village, l'abbaye bénédictine Sainte-Marie de Lagrasse, où les bâtiments médiévaux jouxtant l'église abbatiale côtoient un bel ensemble du XVIIIe siècle autour du palais abbatial.
Les vieilles portes dans les remparts, la petite église paroissiale Saint-Michel, les étroites ruelles...
Et les places, les petites ou la grande pour accueillir la halle.
Ce petit aperçu ne serait pas complet sans évoquer les fleurs qui en cette saison sont un enchantement pour le regard :
Les lauriers-roses, omniprésents, comme ici près du cloître de la cathédrale d'Elne,
ces bignones à fleurs oranges dans une rue de Canet,
ce flamboyant bleu (Jacaranda mimosifolia) aux nuances si subtiles à Saint-André,
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Sans oublier le bougainvillier qui a enchanté notre séjour !
Georges Mathieu - Geste, vitesse, mouvement
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Peu d'artistes ont autant marqué l'environnement visuel de ses contemporains que Georges Mathieu (27 janvier 1921 - 10 juin 2012) : ses images abstraites, devenues un style-signature, se sont en effet incarnées dans des peintures, mais aussi sur tous les supports de la modernité, de l'affiche au générique de télévision, en passant par les médailles et la monnaie. Alors que sa personnalité publique hors-norme faisait polémique, Mathieu a assuré sa place dans la culture populaire.
Plus de 50 ans après celle qui s'y était tenue en 1971, l'Hôtel de la Monnaie, en collaboration avec le Centre Pompidou, elle met notamment en regard son œuvre picturale et ses nombreuses créations pour l'institution monétaire, dont la pièce de 10 francs reste la production la plus emblématique.
Le parcours de l'exposition retrace la carrière de Georges Mathieu depuis les années 1940, où il participe à la création d'un expressionisme abstrait international, jusqu'aux années 1990, en faisant une large place au fonds Mathieu du Musée national d'art moderne qui a fermé ses portes pour de longues années au début du mois de mars.
Visions d'histoire
Le grand hall par lequel débute l'exposition accueille trois toiles monumentales :
La Bataille de Bouvines, 25 avril 1954, huile sur toile
Mathieu revêt un costume médiéval pour peindre cette œuvre, quelques jours avant sa présentation au 10 Salon de Mai. La mise en scène se poursuit avec la traversée de Paris de la peinture en carriole à cheval, puis par un pèlerinage collectif sur le lieu même de la bataille. S'extrayant du fouillis des taches et des différents tracés, pour beaucoup directement sortis du tube, la grande barre noire qui se dirige vers le bas à droite est censée représenter la fuite de l'Empereur du Saint-Empire romain germanique défait par les troupes de Philippe- Auguste.
Les Capétiens partout !, 10 octobre 1954, huile sur toile
S'inspirant de l'élection de Hugues Capet le 1er juin 987, Mathieu peint Les Capétiens partout ! en plein air, dans le parc de la demeure du galeriste et antiquaire Jean Larcade à Saint-Germain-en-Laye et exposée sans attendre à la Galerie Rive Droite. Son fond sombre met particulièrement en valeur les longues touches blanches évoquant le climat de réjouissance qui accompagne l'événement fondateur de la dynastie capétienne.
La Victoire de Denain, 26 mars 1963, huile sur toile
Dernière des « batailles » abstraites de Mathieu, La Victoire de Denain a été peinte trois jours seulement avant sa présentation au Musée d'art moderne de la Ville de Paris en mars 1963, pour la première rétrospective de l'artiste. L'œuvre est réalisée dans les salles de l'exposition. L'artiste s'inspire de la bataille du 24 juillet 1712, épisode décisif de la guerre de Succession d'Espagne qui se solda par une victoire inespérée des armées de Louis XIV.
Limbes
Dans les années 1940, Georges Mathieu, tout comme le peintre allemand Wols, est un acteur important de l'abstraction informelle, dont le critique Michel Tapié se fait le promoteur. Mathieu développe une « non figuration psychique », mêlant graphismes abstraits et formes organiques sur des fonds chromatiques raffinés. Sa technique distinctive consiste notamment à écraser le tube de couleur directement sur la toile. Cette période dite des « Limbes » évolue vers des signes plus autonomes au début des années 1950.
Evanescence, 1945, huile sur toile
Appartenant au tout début de la production abstraite de Mathieu, Evanescence constitue une rare et précoce manifestation chez l'artiste du dripping. Initié par l'artiste surréaliste Max Ernst, ce mode de recouvrement de la surface picturale qui consiste à laisser s'écouler la peinture depuis un récipient maintenu en hauteur, sera bientôt popularisé aux États-Unis par Jackson Pollock. Se détachant sur un fond brun aux subtils rehauts de rouges et de verts, les entrelacs obtenus par ce procédé manifestent l'influence de l'automatisme prôné par les surréalistes.
Phosphène, 22 septembre 1946, huile sur toile
Opalescence, 1948, huile sur bois
Cette œuvre a d'abord porté le titre Sanguinolence sourde, jugé peut-être trop explicite par l'artiste. Peint sur un support de fortune, Opalescence confirme l'inspiration organique de Mathieu. Dans cette forme complexe, désormais centrée dans l'espace pictural, où dominent le noir et le rouge, ne croit-on pas reconnaitre carapace, pattes ou antennes de quelque insecte démembré ? Sur le fond, sali de bruns, l'artiste varie les modes de recouvrement : traces, frottis ou filets directement sortis du tube.
Frotissance, 1946, huile sur bois
Dynasty, 1949, huile et case-arti sur contreplaqué
Dans le même mouvement :
Jackson Pollock (1912-1956) : Painting (Silver over Black, White, Yellow and Red), 1948, peinture sur papier marouflé sur toile
Alfred Otto Wolfgang Schulze dit Wols (1913-1951) : Aile de papillon, 1947, huile sur toile
Camille Bryen (1907-1977) : Hépérile, 1951, huile sur toile
Emprise du signe et geste médiévale
En mai 1950, la galerie parisienne René Drouin expose les illustrations de Mathieu pour le poème La Complainte sauvage d'Emmanuel Looten, ainsi que huit peintures. Cette exposition marque une nouvelle phase dans l'œuvre de Mathieu, caractérisée par des signes autonomes sur des fonds uniformes. Techniquement, l'artiste rehausse de tracés rouges d'épais graphismes noirs. Pour ses titres, Mathieu s'inspire désormais d'épisodes méconnus de l'histoire médiévale française, ce qui donne à son art abstrait une dimension figurative paradoxale.
Hommage à Louis XI, 1950, huile sur toile
Présenté avec sept autres peintures à la Galerie René Drouin en mai 1950, l'Hommage à Louis XI est l'une des premières peintures de Mathieu portant un titre historique. Le large motif qui semble léviter dans l'espace pictural est constitué d'impulsifs coups de brosses chargées de peinture noire sur lesquels Mathieu écrase rapidement une calligraphie furieuse de rouge, de noir et de blanc directement sortis du tube.
La Tour de Villebon, 1951, huile sur bois
Un Silence de Guibert de Nogent, 1951, huile sur bois
Faisant allusion à un obscur abbé bénédictin du XIIe siècle, cette peinture recourt à des motifs qui s'inscrivent de manière plus cadrée dans le rectangle de la toile. À la manière d'un idéogramme japonais, celui de droite est puissamment charpenté, tandis que celui de gauche, vaguement anthropomorphe, rappelle les signes de La Complainte sauvage, le poème que Mathieu vient d'illustrer. Le sens de la plupart des coulures qui partent vers le haut indique que Mathieu a choisi de retourner la toile à un moment décisif du processus pictural.
Lothaire se démet de la Haute-Lorraine en faveur d'Othon, 1954, huile sur toile
Peint peu après Les Capétiens partout ! pour la caméra des Actualités Fox-Movietone, Lothaire se démet de la Haute-Lorraine en faveur d'Othon, par sa relative simplicité et son absence de toute couleur, apparaît comme une démonstration presque sommaire de l'« abstraction lyrique ». C'est sans doute la raison pour laquelle Mathieu croit bon, en 1994, de trouver « cette pochade indigne de figurer dans les collections » du Centre Pompidou où elle était pourtant entrée en 1986 sans qu'il y trouve à redire.
Un imaginaire topographique
À partir des années 1950, Georges Mathieu multiplie les expositions internationales, notamment au Japon en 1957 et au Brésil en 1959. Son cosmopolitisme le rend apte à concevoir en 1966 une série d'affiches pour la compagnie Air France, visant à capturer l'essence des destinations desservies. Pour cela, Mathieu intègre des éléments figuratifs dans ses compositions. Réalisées avec des papiers et encres spéciaux, ces affiches sont présentées au Musée national d'art moderne en 1967 et connaissent une grande diffusion.
Seventh Avenue, 1957, huile sur toile
Pour sa sixième et dernière exposition à la Galerie Kootz de New York en novembre 1957, Mathieu exécute à l'abri des regards 14 peintures dans le sous-sol d'un palace. Seventh Avenue compte parmi celles auxquelles il attribue le nom d'une artère de la métropole américaine, manifestant ainsi son attachement à l'univers urbain (la nature est de fait peu présente dans l'art de Mathieu). Légèrement décentrés, les élégants graphismes blancs et rouges se détachent sur un fond bleu profond, alors peu usité par l'artiste.
Orry, 1965, huile sur toile
Mathieu s'inspire de cette peinture pour concevoir, pour Air France, l'affiche consacrée à l'Espagne. Dans le luxueux livret édité par la compagnie aérienne qui accompagne le lancement de la série, Mathieu décrit ainsi les éléments qui constituent ce « grand chant funèbre qui monte au-dessus des plateaux désertiques » : « Couleur d'ingratitude. Déchirure noire, broderie sublime ».
L'attrait du Grand Siècle
L'esthétique et les fastes du XVIIe siècle français constituent pour Mathieu une source d'inspiration récurrente. Dans ses Dix-huit moments de la conscience occidentale, présentés à l'Hôtel de la Monnaie en 1971, trois sont consacrés au siècle de Louis XIV.
Hommage au maréchal de Turenne, 19 janvier 1952, huile sur toile
L'Hommage au maréchal de Turenne est une manifestation précoce de la révérence de Mathieu envers les figures aristocratiques du XVIIe siècle. La peinture frappe par son strict bi-chromatisme : sur le fond d'un rouge éclatant, une addition de signes noirs, certains aux forts empâtements, s'agglutine le long d'une large oblique noire, tandis que des taches viennent çà et là animer la surface.
Hommage à Delalande, 1970, huile sur toile
Choisi pour l'affiche et la couverture du catalogue de l'exposition que l'Hôtel de la Monnaie consacre en 1971 à Mathieu, l'Hommage à Delalande célèbre le dernier maître de la Chapelle royale de Louis XIV. Comme d'autres peintures de cette série consacrée à la musique, l'œuvre fait appel à un motif récemment apparu dans l'œuvre plastique de Mathieu, le cartouche ou blason muet, motif décoratif lui aussi hérité du Grand Siècle. L'aplat rouge, festonné de graphismes jaune vif, contraste de manière particulièrement séduisante avec le bleu lumineux du fond.
Hommage à Monsieur de Vauban, auteur de la « Dîme royale », 21 septembre 1969, huile sur toile
Athys, 1970, huile sur toile
Composition, 1974, huile sur toile
Dix-huit moments de la conscience occidentale, 1971, médailles / frappe, bronze argenté (avers) et cuivre (revers)
Créée à l'automne 1970, cette ambitieuse série de médailles illustre le vœu de Mathieu de réinventer l'esthétique et la technique de cet art ancestral, en y transposant les codes de l'« abstraction lyrique » à l'avers (côté pile) et le tracé calligraphique de son écriture au revers (côté face). Curieux du processus de fabrication, l'artiste s'est rendu dans les ateliers de la Monnaie de Paris pour collaborer avec les artisans d'art.
5. 534, La Règle de saint Benoît
6. 590, Saint Colomban fonde Luxeuil
7. 1099, Godefroy de Bouillon entre à Jérusalem
8. 1125, Morienval, la naissance du gothique - frappe, bronze dore et émail noir; bronze argente et email rouge
11. 1658, Charles Le Brun à Vaux, le classicisme français
12. 1675, Leibniz invente le calcul infinitésimal
Période orthogonale
Au début des années 1960, Georges Mathieu adopte une nouvelle manière faisant désormais place à des tracés rectilignes. Jusque dans les années 1970, ce langage plus géométrique fait appel à des graphismes qui peuvent évoquer un univers urbain ou industriel. Cette évocation du progrès technique des Trente Glorieuses (1945-1975) est celui que Mathieu choisit de symboliser au revers de la pièce de 10 francs frappée en 1974.
Projet de façade pour le siège de RTL à Paris, 1968, plâtre et résine dorée
Dans le domaine architectural, qui le verra notamment signer le bâtiment d'une usine vendéenne en 1972, Mathieu réalise plusieurs études pour répondre au concours lancé par la station de radio RTL pour la façade de son siège, rue Bayard à Paris. Le motif de la résille, lointainement inspirée par la grille cubiste, inclut des éléments colorés. C'est finalement Victor Vasarely qui remporte le concours en 1969 avec une proposition très différente (démontée en 2017).
Étude pour l'affiche célébrant le 50e anniversaire de l'Union internationale des chemins de fer, 1971, huile sur toile
Rupture promise, 1973, huile sur toile
Micromégas, 1973, huile sur toile
Port-Royal, 1964, huile sur toile
Arsilda, 1970, huile sur toile
Méru, 1965, huile sur toile
Mégapolis II, 1969, huile sur toile
La pièce de 10 francs, 1974-1981
En janvier 1974, le ministre de l'Économie et des Finances, Valéry Giscard d'Estaing, organise un concours pour la conception de la nouvelle pièce de 10 francs. Désireux qu'une de ses œuvres entre dans la poche des Français, Mathieu se lance dans la compétition avec l'intention d'inventer de nouveaux symboles monétaires. Esquissant d'abord différents motifs abstraits s'inspirant de ses créations antérieures, il choisit de représenter les contours de la France à l'avers et, au revers, des tracés orthogonaux pour évoquer la modernité industrielle
Diverses esquisses pour l'avers.
Agrandissement du revers, 1974, galvanoplastie, cuivre doré
La pièce en cupronickel et aluminium qui a habité nos portemonnaies de 1974 à 1987, avant d'être remplacée brièvement par une pièce blanche en nickel qui a été vite retirée car elle se confondait trop facilement avec la pièce de deux francs, puis par une pièce bicolore, amorce des pièces d'un et deux euros, qui eut cours jusqu'à l'arrivée de ces dernières le 1er janvier 2002. (Rappelons à nos jeunes lecteurs que cette pièce valait 1,524 €)
Suite en blanc
Mathieu se livre à plusieurs reprises dans les années 1960 à de drastiques réductions chromatiques. Sous la forme de longs filets sortis du tube, le graphisme blanc sur blanc ne s'accompagne que de quelques discrets aplats de couleurs. Les commandes de la Manufacture nationale de céramique de Sèvres permettent à Mathieu d'appliquer ce minimalisme sur porcelaine avec des services présentant des filets d'or sur blanc.
Guermantes, 1964, huile sur toile
Prière, 1962, huile sur toile
Orion I, 1980, huile sur toile
Assiettes, 1967-1969, céramique - Manufactures nationales, Sèvres & Mobilier national
En 1967, Mathieu entame une collaboration avec la Manufacture de Sèvres. Calligraphe habile, il s'approprie la surface blanche et diaphane des assiettes en porcelaine des services Diane et Brimborion et invente des décors tracés à l'or pur. Commandés à l'occasion des expositions universelles de 1967 et de 1970, les motifs des services Montréal et Osaka reprennent le dispositif architectural des deux pavillons français. En 1970, Mathieu conçoit la marque de fabrique de la manufacture pour la Ve République, toujours en usage.
Artiste populaire
Outre la pièce de 10 francs, le graphisme de Mathieu a marqué le quotidien des années 70-80 :
Le premier logo de la chaîne de télévision Antenne 2 (6 janvier 1975 au 12 septembre 1983)
Le trophée des Sept d'or, cérémonie de récompenses de la télévision française, organisée par le magazine de programmes télévisuels Télé 7 jours, de 1975 à 1991, puis de 1993 à 2001 et enfin en 2003.
Timbre célébrant le double anniversaire du 18 juin 1940 et de la mort du Général de Gaulle en 1970
Œuvres Zen
En 1957, un voyage au Japon confirme l'intérêt de Mathieu pour l'esthétique Zen qui l'amène épisodiquement vers une plus grande économie de moyens. En 1964, il illustre le livre de Robert Godet, Le Judo de l'esprit. En 1971, on le voit peindre Karaté au début du film Mathieu ou la Fureur d'être. Cette séquence vient illustrer les notions de risque et de vitesse qui sont au fondement de sa pratique artistique.
Anneau de la Princesse Honora, 1961, huile sur toile
Relevant de ces « œuvres zen» que Mathieu aura régulièrement conçues à partir de la fin des années 1950, cette peinture, dont le titre convoque le souvenir d'une princesse byzantine ayant cherché à nouer alliance avec Attila, n'est constituée que de quelques tracés elliptiques exécutés à la force du poignet, à la manière d'un paraphe agrandi.
Karaté, 1971, huile sur toile
Réagissant aux mouvements et aux cris martiaux de deux karatékas placés devant lui, l'un européen, l'autre asiatique, respectivement vêtus de noir et de rouge, Mathieu brosse énergiquement cette composition, en commençant par les ponctuations de rouge avant d'exécuter un graphisme noir aux allures d'idéogramme japonais. Les éclaboussures qui en émanent manifestent la fulgurance du geste pictural.
Hommage à Louis IX, 1957, huile sur toile
Le Vide interrompu, 1999, gouache et encre sur papier
L'Ombre chinoise désintégrée, 1999, aquarelle et encre sur papier
Et en conclusion : « L'avenir d'un style »
À partir des années 1980, Georges Mathieu poursuit son œuvre dans un contexte artistique désormais moins favorable à l'« abstraction lyrique » dont il reste l'ultime représentant. Unique dans son œuvre, La Libération d'Orléans par Jeanne d'Arc constitue un étonnant retour à la figuration, alors que Mathieu continue à produire des peintures pleinement abstraites. Par leurs titres, poético-psychologiques, celles-ci traduisent une sorte de désenchantement.
La Libération d'Orléans par Jeanne d'Arc, 1982, huile sur toile
Cette œuvre a été présentée pour la première fois à Tokyo en 1982 dans une exposition consacrée par l'historienne Régine Pernoud à « Jeanne d'Arc et son temps ». C'est d'abord une commande de la municipalité d'Orléans destinée à son nouvel Hôtel de Ville. Qualifiée par Mathieu lui-même d'« œuvre hybride, que l'on pourrait appeler abstracto-figurative», cette peinture d'histoire, dans le sens le plus académique du terme, aurait été conçue pour le plaisir de Régine Pernoud et celui des enfants qui pouvaient y retrouver certains repères, comme ces lances, drapeaux et croupes de chevaux orientés vers les tours d'une cathédrale bien reconnaissable.
L'Heure sans nuit, 1986, huile sur toile
Rêves desséchés, vers 1990, huile sur toile
Sous ce titre trahissant un état dépressif, la composition de cette peinture, caractéristique de la production du dernier Mathieu, se déploie dans la partie supérieure du support. Sur des faisceaux de touches effilées noires, de larges tracés et amas rougeoyants s'écoulent comme des larmes de sang. L'œuvre, comme la grande majorité des œuvres de Mathieu conservées par le Musée national d'art moderne, provient d'une des dations acceptées par l'Etat depuis la disparition de l'artiste.
Dans le flou - Une autre vision de l'art de 1945 à nos jours
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Au musée de l'Orangerie, une exposition qui sort un peu de l'ordinaire, consacrée au "flou". Les commissaires la présentent ainsi :
Les Nymphéas ont longtemps été regardés par les artistes ou étudiés par les historiens comme le parangon d’une peinture abstraite, all over, sensible, annonciatrice des grandes installations immersives à venir. En revanche, le flou qui règne sur les vastes étendues aquatiques des grandes toiles de Monet est resté un impensé. Ce flou n’avait pas échappé à ses contemporains, mais ils y voyaient l’effet d’une vision altérée par une maladie oculaire. Il nous semble aujourd’hui pertinent et plus fécond d’explorer cette dimension de l'oeuvre tardif de Monet comme un véritable choix esthétique dont la postérité doit être mise au jour.
Prologue
L'esthétique du flou apparaît bien avant la période moderne. Elle donne de l'imprécision à certains contours, joue des effets vaporeux dans le paysage et, jusqu'au flou atmosphérique des œuvres de William Turner, gagne progressivement le premier plan des tableaux. À la fin du XIXe siècle, l'impressionnisme marque véritablement un tournant ; le flou y culmine, au point que la figure se dissout. Dans le même temps, la photographie naissante s'empare du potentiel esthétique induit par la nature même de son procédé mécanique et fait du flou le signe de la subjectivité de son auteur. Cette affirmation de la vision de l'artiste trouve un écho dans les créations des symbolistes. En explorant leur moi intérieur, ceux-ci révèlent par le trouble ce que la vision nette dissimule d'ordinaire à la conscience.
Joseph Mallord William Turner (1775-1851) : Paysage avec une rivière et une baie dans le lointain ou Confluent de la Severn et de la Wye, vers 1845, huile sur toile
Claude Monet (1840-1926) : Le Bassin aux nymphéas. Harmonie rose, 1900, huile sur toile
Auguste Rodin (1840-1917) : Dernière vision, L'Étoile du matin ou Avant le naufrage, 1902, marbre
À partir du milieu des années 1890, le sculpteur Auguste Rodin fait évoluer son esthétique, floutant les contours de ses marbres, faisant vibrer la matière. Comme Eugène Carrière en peinture, comme Edward Steichen dans ses tirages photographiques, il semble voir désormais toute chose comme «à travers un imperceptible voile».
Eugène Carrière (1849-1906) : Portrait de Rodin, vers 1900, huile sur toile
Julia Margaret Cameron (1815-1879) : Mrs Herbert Duckworth (Julia Jackson), 1872, épreuve au charbon
Edvard Munch (1863-1944) : L'Œil malade de l'artiste. Nu agenouillé avec un aigle, 1930, aquarelle sur papier
Dans les années 1930, le peintre norvégien Edvard Munch est atteint d'une maladie oculaire. Une hémorragie de la rétine atteint son œil droit, alors qu'il souffrait déjà d'une acuité réduite à gauche. Il peint et note au jour le jour les effets de cette dégénérescence, intégrant les taches noires qui perturbent sa vision à ses compositions.
Medardo Rosso (1858-1928) : Ecce Puer, 1906, bronze
Georges Seurat (1859-1891) : La Voilette, non daté, crayon Conté
Odilon Redon (1840-1916) : L'Œil au pavot, 1892, fusain, estompe, traces de gommage, grattage, rayures et traits d'encadrement au crayon rouge sur papier vergé
Edward Steichen (1879-1973) : Balzac - The Silhouette, 4 a.m., 1911, héllogravure
Aux frontières du visible
En jouant des effets du flou, les artistes questionnent nos modes de perception, proposent de revenir à la source du regard, et nous poussent ainsi à nous défaire d'une lecture univoque du réel. Ils interrogent les lisières du visible, reprenant le vocabulaire de l'imagerie scientifique, de la vision de l'inframince à l'immensité du cosmos (Gerhard Richter, Sigmar Polke ou Thomas Ruff). Ils font vaciller les repères traditionnels de la représentation, jouant de l'indis- tinct plutôt que de l'opposition entre figuration et abstraction (Mark Rothko, Hiroshi Sugimoto, Hans Hartung). Par des effets optiques, ils mettent à l'épreuve le regardeur en stimulant son acuité vi- suelle avec malice (Wojciech Fangor, Ugo Rondinone, Vincent Dulom). En déstabilisant le regard, le flou tend à rendre la vision consciente d'elle-même.
Sigmar Polke (1941-2010) : Pasadena, 1968, huile et peinture acrylique sur toile
Cette peinture est tirée d'une photographie de la première mission Surveyor (1966-1968) destinée à capturer des images de la surface lunaire. En imitant la trame de l'image telle qu'elle a été diffusée dans la presse, Polke tourne en dérision le choc de cette vision qui ne montre rien.
Clémence Mauger (née en 1991) : Darker Shines Planet of Grapes Deep Blowing, 2023, encre de Chine sur papier
Ugo Rondinone (né en 1964) :
N°42 VIERZEHNTERJANUARNEUNZEHNHUNDERTDREIUNDNEUNZIG, 1996, acrylique sur toile
Wojciech Fangor (1922-2015) : N 17, 1963, huile sur toile de jute
Laure Tiberghien (née en 1992) : 499#2, 2023, tirage chromogène unique
Thomas Ruff (né en 1958) : ma.r.s.01_III, 2011, tirage chromogène sous Diasec
Cette œuvre appartient à une série que l'artiste, passionné d'astronomie, consacre à Mars. Il travaille d'après des photographies haute résolution de la surface de la planète, prises par un satellite de la NASA. Si l'œil peine à lire cette image, c'est que le photographe l'a ensuite retouchée numériquement par compression et ajout de couleurs, réduisant ainsi sa qualité. Sous l'apparence de la réalité, cette représentation n'est que la vision imaginaire et fantasmée d'une planète qui reste inaccessible aux regards humains.
Hiroshi Sugimoto (né en 1948) : English Channel, Weston Cliff - Lake Michigan, Gills Rock - Sea of Japan, Hokkaido - North Pacific Ocean, Mount Tamalpais, 1994, 1995, 1987, 1994, tirages gélatino-argentiques
Albert Oehlen (né en 1954) [notre billet du 11 janvier 2025] : Untitled, 2016, huile sur toile
Vincent Dulom (né en 1965) : Hommage à Monet, 2024, jet d'encre sur toile (unique)
Vincent Dulom produit ses peintures en déposant sur la toile, en un unique passage, une pellicule de pigments par le biais d'une imprimante. Ce procédé produit un halo qui émerge à la surface du support en offrant d'infimes variations vibratoires. Au gré de ses tentatives d'accommodation, l'œil voit des nappes colorées apparaître, des nuances chromatiques se préciser, une dissipation progressive de la forme advenir.
Claire Chesnier (née en 1986) : 140223, 2023, encre sur papier
Mark Rothko (1903-1970) [nos billets du 2 mars et du 16 mars 2024] : Untitled, 1948, huile sur toile
Cette toile est réalisée peu après le passage de l'artiste à l'abstraction. Rothko y superpose des couches de peintures diluées, Jouant sur l'intensité des couleurs, l'irrégularité des formes, et leur distinction avec le fond de la tolle. Le peintre propose ainsi une expérience à la fols perceptive et corporelle, celle de l'observation sur le temps long, pour saisir l'atmosphère, mouvante et nuageuse, de la peinture. «J'utilise des bords estompés. J'al dit qu'ils sont atmosphériques, donc ils suscitent une réaction atmosphérique.» Le flou procède ici pleinement de son cheminement vers le color field (champ coloré).
Yves Klein (1928-1962) : La Marque du feu (F85), 1961, carton brûlé sur panneau
Gerhard Richter (né en 1932) : Appearance (Schein), 1994, huile sur toile
Hans Hartung (1904-1989) [nos billets du 15 février et du 25 février 2020] : T1982-H31, 1982, acrylique sur toile
Daniel Turner (né en 1983) : Oxnard Burnish (03.07.24), 2024, Gesso, lanoline et cuivre bruni sur toile
Artiste installé à New York, Daniel Turner accorde beaucoup d'importance aux matériaux employés qui lui permettent de donner forme à des récits ancrés dans un territoire donné. Pour réaliser cette toile, l'artiste a extrait des composants en cuivre contenus dans des tuyaux prélevés dans la centrale électrique désaffectée d'Oxnard, au sud de Los Angeles. Ces composants ont ensuite été transformés en laines de cuivre raffinées, prenant la forme de filaments abrasifs. Ces sortes d'éponges métalliques ont été frottées sur la toile pour créer des ombres voilées, présences fantomatiques et images poétiques de ce lieu aujourd'hui déserté.
Claudio Parmiggiani (né en 1943) : Polvere, 1998, fumée et suie sur panneau
Le travail de Parmiggiani s'inscrit dans la lignée de l'Arte Povera [nos billets du 1er février et du 8 février 2025], mouvement italien des années 1960 dont les moyens de création s'opposent à la logique productiviste de la société de consommation. En créant un feu contrôlé, l'artiste laisse ici se former une fine pellicule de suie sur les étagères de sa bibliothèque recouverte d'ouvrages. Une fois le mobilier enlevé, se dessine en négatif une empreinte aux contours vaporeux. «Il ne restait que les ombres des choses, presque les ectoplasmes de formes disparues, évanouies, comme les ombres des corps humains vaporisés sur les murs d'Hiroshima.»
Érosion des certitudes
C'est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que l'on voit véritablement se déployer la dimension proprement politique de l'esthétique du flou. Après la découverte des camps de concentration, face à l'impossibilité de représenter l'irreprésentable, le flou vient voiler une réalité que le regard ne peut soutenir. Dans le même temps, il vient aussi nous forcer à faire la mise au point, nous obligeant de ce fait à nous attarder sur l'image, à regarder cette réalité en face. Remettant en question le statut et la valeur de l'image, les artistes proposent une vision à la fois poétique et désenchantée des tragédies qui ont traversé l'histoire du xxe siècle, jusqu'aux crises les plus actuelles.
Christian Boltanski (1944-2021) :
École de Grosse Hamburgerstrasse (Les enfants cachés), 2005, huile sur tirage argentique noir et blanc
Kaddish: Menschlich, Sachlich, Örtlich, Sterblich, 1998, Paris, musée d'Art moderne de la Ville de Paris et Munich, éditions Gina Kehayoff
Menschlich, 1994, Aachen, Leipzig, Paris, Thouet, W. König
Artiste plasticien français né en 1944 d'un père juif ayant échappé à la déportation, Christian Boltanski questionne la mémoire individuelle et collective en exploitant la dimension funèbre propre à la photographie. Dans ses livres comme dans cette œuvre, Boltanski recourt à des portraits anonymes flous obtenus souvent par reproduction de reproduction. Ce procédé brouille l'identité des sujets et renvoie l'image universelle d'une humanité dans laquelle chacun peut se reconnaître.
Bracha Lichtenberg Ettinger (née en 1948) :
Medusa (series), 2012, encre de Chine, pigments et cendres photoscopiques, aquarelle, crayon de couleur et craie sur papier
Aerial Views (series), 1985/2018-2021, encre de Chine, poudre de toner au carbone, pigment et cendres photocopiques, aquarelle et crayon de couleur sur papier
Eurydice - Pieta (series), 2013-2018, encre de Chine, pigment, cendres photocopiques et aquarelle sur papier
Zoran Mušič (1909-2005) : Enclos primitif, 1960, huile sur toile
Krzysztof Pruszkowski (né en 1943) : Quinze miradors du camp d'extermination de Majdanek (Pologne), 1992, Fotosynteza, sels d'argent sur papier
Le photographe Krzysztof Pruszkowski développe, à partir de 1975, un nouveau procédé qu'il appelle «photosynthèse». Il photographie plusieurs fois le même motif, en le superposant avec un léger écart, pour créer une image synthétique. Il produit ainsi, par ce léger chevauchement, une image vibrante, presque spectrale, qui modifie la perception de la réalité et la trace que notre mémoire va en conserver.
Christer Strömholm (1918-2002) : Child in Hiroshima, 1963, tirage argentique d'époque
Thomas Ruff (né en 1958) : jpeg ny01, 2004, tirage chromogène sous Diasec
Gerhard Richter (né en 1932) : September, 2005, huile sur toile
Cette tolle représente la collision du premier avlon sur la tour nord du World Trade Center, le 11 septembre 2001 à New York.
Miriam Cahn (née en 1949) : das schöne blau, 2008 + 28.05.2017, huile sur toile
Artiste activiste et féministe, Miriam Cahn envisage son œuvre comme une caisse de résonance des conflits contemporains et de leur médiatisation. Ici, des figures humaines diaphanes affrontent silencieusement une situation dans laquelle leur corps se dissout, exposées dans toute leur fragilité. Les personnages se fondent dans un environnement aquatique sur le point de les aspirer dans les profondeurs. Commencé en 2008, ce tableau est inspiré par les images de migrants fuyant l'Afrique du Nord en traversant la Méditerranée au péril de leur vie.
Philippe Cognée (né en 1957) : Métamorphose I, 2011, peinture à la cire sur toile
La technique singulière de Philippe Cognée consiste à reproduire des images photographiques en utilisant une peinture encaustique de pigments mêlés à de la cire d'abeille.
Luc Tuymans (né en 1958) : Sniper, 2009, huile sur toile
Peintre de la banalité du mal, l'artiste belge Luc Tuymans travaille d'après des images glanées dans les médias.
Estefanía Peñafiel Loaiza (née en 1978) : Un air d'accueil, 2013-2019, photographie reproduite sur papier peint
Née en Équateur et installée en France depuis 2002, Estefanía Peñafiel Loaiza s'intéresse à l'histoire et à la mémoire des lieux et des personnes qui les traversent. Dans cette série, elle prend comme source les systèmes de vidéosurveillance empêchant les migrants de traverser les frontières terrestres.
Nicolas Delprat (né en 1972) : Zone 3, 2007, acrylique sur toile
Cette toile appartient à une série plus large dans laquelle le spectateur est confronté à la représentation d'un grillage grandeur nature.
Éloge de l'indistinct
Le monde est flou, quoi que nous fassions pour en dessiner les contours. Toute mise au point n'est finalement qu'éphémère. L'identité, elle aussi, est floue, insaisissable, constamment changeante (Oscar Muñoz, Hervé Guibert, Bertrand Lavier). Entre mémoire incertaine du passé (Eva Nielsen) et refus d'une représentation figée au présent (Mame-Diarra Niang), le flou devient une quête d'identité. Résultat d'une forme de naïveté technique, mais aussi garantie de la spontanéité du moment saisi, le flou de la photographie amateur capte la vie là où elle est la plus réelle et donne à voir ce qui échappe souvent au regard. Les effets de défiguration permis par cette esthétique révèlent parfois aussi la part d'animalité qui traverse la représentation humaine (Francis Bacon, Pipilotti Rist).
Alfredo Jaar (né en 1956) : Six Seconds, 2000, impression jet d'encre pigmentaire
Artiste, architecte et réalisateur chilien, Alfredo Jaar questionne dans son travail la possibilité de produire une œuvre d'art à partir d'événements déformés par leur médiatisation. Six Seconds est la dernière pièce d'un projet de plus de six ans consacré au génocide rwandais. «C'est l'image d'une jeune fille de dos. Cette jeune fille avait été témoin de la scène où son père et sa mère se font tuer à coups de machette. J'avais pris un rendez-vous avec elle pour qu'elle me raconte son histoire. Mais quand elle est arrivée, elle a changé d'avis (...) Au moment où elle se retourne et rebrousse chemin, je saisis mon appareil et prends une photo sans vraiment faire le point, d'où le flou. Cette image floue représente mon incapacité à raconter l'expérience de cette femme ou l'expérience du Rwanda.»
Gerhard Richter : I.G., 1993, huile sur toile
Alberto Giacometti (1901-1966) : Figurine, vers 1947, bronze
Hiroshi Sugimoto (né en 1948) : Past Presence 071, L'Homme qui marche II, Alberto Giacometti, 2016, tirage argentique
Antoine d'Agata (né en 1961) : Service Covid-19, Hôpital Bagatelle, Bordeaux, mai 2020, impression jet d'encre pigmentaire sur papier Hahnemühle
Pendant le confinement, Antoine d'Agata réalise deux séries
de photographies à la caméra thermique, dans les rues et à l'hôpital. Il s'approprie ainsi une technologie de surveillance et de reconnaissance conçue à des fins scientifiques et militaires. Ces photographies d'un nouveau genre témoignent de la solitude forcée par l'interdiction des contacts physiques, mais aussi du soin porté aux personnes hospitalisées pendant cette période. Il en résulte des images aux contours flous, presque brûlés. Les traits des visages sont comme avalés par la lumière émanant des radiations infrarouges. Les corps s'en trouvent tout à la fois anonymisés et sublimés.
Eva Nielsen (née en 1983) : Scope (6), 2021, acrylique, encre de Chine sur toile et organza imprimé
Artiste franco-danoise, Eva Nielsen explore la perméabilité entre peinture et photographie par l'usage de la sérigraphie sur toile.
Christian Boltanski : LOST, New York Projects, 1995, boîte en fer-blanc, photo et objet
Thomas Lélu (né en 1976) : Manuel de la photo ratée, 2007, Paris, éditions Léo Scheer
Anonyme : Ensemble de 103 photographies amateur collectionnées par Sébastien Lifshitz, examinés par une visiteuse attentive
Mame-Diarra Niang (née en 1982) : Morphologie du rêve #6, 2021, impression jet d'encre sur papier métallique photo rag, édition de 7+ 2AP
Artiste et photographe française, Mame-Diarra Niang explore dans ses photographies récentes l'identité du corps noir, refusant toute tentative de définition ou de narration qui reposerait sur les siècles d'histoire de la représentation occidentale. Elle cherche ainsi à l'abstraire, à travers ce qu'elle appelle des formes de non-portraits.
Bertrand Lavier (né en 1949) : MERION, 2024, peinture et gel médium acryliques sur bois et Dibond®
Francis Bacon (1909-1992) : Figure Crouching, 1949, huile et sable sur toile
Et pour finir, la dernière section de l'exposition, au titre aussi énigmatique que les précédentes :
Incertains futurs
La spiritualité, abordée sous l'angle des lieux ou des gestes sacrés saisis par Hiroshi Sugimoto et Y.Z. Kami, résonne comme une réponse possible aux incertitudes contemporaines. Capturé pendant le confinement de 2020, le bouquet de Nan Goldin vient souligner la beauté et la fugacité d'un quotidien troublé dans un monde en perte de repères. La question du temps, qu'il s'agisse de celui donné par l'horloge faussement numérique de Marteen Baas, ou du futur imprévisible annoncé par Mircea Cantor, s'expose comme objet de contemplation et d'interrogation existentielle. Paradoxalement, le flou se fait à la fois symptôme d'une époque troublée et condition d'un réenchantement, signe d'une inquiétude et espace de réinvention des possibles.
Léa Belooussovitch (née en 1989) : Sequoia National Forest, Californie, États-Unis, 27 septembre 2021, série Brasiers, 2023, dessin au crayon de couleur sur feutre de laine
Léa Belooussovitch réalise des dessins aux crayons de couleur sur feutre de laine à partir d'images médiatiques. Appliquée sur ce matériau textile isolant, la couleur se répand en profondeur, sans limite apparente, et crée un trouble dans l'œil comparable à celui d'une nuée ardente en train de tout consumer sur son passage.
Gerhard Richter : Blumen (815-1), 1994, huile sur toile
Nan Goldin (née en 1953) : 1st Days in Quarantine, Brooklyn, NY, 2020, impression jet d'encre pigmentaire
La photographe et activiste américaine Nan Goldin a toujours affronté dans son œuvre, sans détourner le regard mais en leur donnant forme, la douleur et l'angoisse. Ce bouquet posé sur une table devant une fenêtre possède pourtant le charme désuet des natures mortes classiques. Le flou qui y règne semble y apporter une touche de poésie nostalgique. Si ce n'étaient ces deux dessins de crânes, symboles de danger, discrètement apposés sur un papier collé à la vitre. Nous sommes tous mortels, nous rappelle cette image, moment suspendu, volé par l'artiste alors qu'elle voyait les fleurs se faner, pétale par pétale, pendant qu'elle était confinée lors de la première vague de COVID-19.
Maarten Baas (né en 1978) : Real Time Analog Digital Clock, 2009, vidéo sans son, 12 heures
Y.Z. Kami (né en 1956) :
Hands, 2019, huile sur toile de lin
Untitled (Hand) I, 2013, huile sur toile de lin
Né à Téhéran en 1956, Y.Z. Kami vit et travaille à New York depuis 1984. Dans son œuvre peint, réalisé à partir de ses propres photographies, il explore le flux entre matière et esprit et cherche à évoquer le sentiment d'une présence. Ces deux peintures prennent leur source dans des fragments de portraits de proches: la main d'une femme indienne détentrice d'une pratique ancestrale de danse sacrée, et les mains Jointes d'un moine bouddhiste.
Hiroshi Sugimoto : Chapelle Notre-Dame du Haut, Ronchamp, 1998, tirage gélatino-argentique
À la sortie de l'exposition, Mircea Cantor (né en 1977) : Unpredictable Future, 2015, caisson lumineux
Artiste d'origine roumaine, installé en France à la fin des années 1990, Mircea Cantor se définit comme «artiste du monde». Il interroge les failles de notre société contemporaine au travers d'une œuvre poétique plurielle.
Dans Unpredictable Future, il photographie la trace tremblante laissée par son doigt sur une vitre embuée. Du même coup, il conserve à dessein la petite faute d'orthographe en anglais (« unpredicteble ») du jeune artiste. De ce «futur imprévisible», il propose avec autodérision d'accepter le sort, rendant pérenne un acte éphémère, et fixant sur la pellicule l'instabilité du futur, entre espoir et inquiétude.
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
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Exposition d'un genre original au Musée d’Art Moderne de Paris, qui se propose de montrer le regard d’artiste et de père qu'Henri Matisse (1869-1954) porte sur sa fille aînée, Marguerite Duthuit-Matisse (1894-1982), figure essentielle mais discrète de son cercle familial. De tous les visages peints par Henri Matisse, il en est un qui se distingue par une émotion particulière : celui de sa fille, Marguerite. L’artiste fit d’elle plus d’une centaine de portraits, depuis son enfance jusqu’à l’âge adulte. Marguerite Matisse fut son modèle le plus fidèle, le seul à avoir habité son œuvre au cours de plusieurs décennies. Le peintre trouva en sa fille une modèle empathique et intrépide, prête à l’accompagner dans ses expérimentations les plus audacieuses. Davantage que toute autre, elle permit au peintre de lâcher prise et de s’aventurer en territoires inconnus. « Ce tableau veut m’emmener ailleurs », lui dit-il un jour alors qu’elle posait pour lui, « t’y sens-tu prête ? » De cette profonde complicité naîtront des toiles parmi les plus belles et les plus radicales de Matisse, mais aussi de nombreux dessins, dont certains sont exposés pour la première fois en France. Réunis, ces portraits témoignent de la force du lien qui unissait le père à sa fille. Matisse s’y devine en parent attentionné et délicat, empli d’affection pour son enfant à la santé fragile, puis d’admiration pour celle qui, à cinquante ans, s’engagea dans la Résistance au péril de sa vie. Ils permettent d’évoquer le destin méconnu de cette figure essentielle de l’entourage du peintre, et de découvrir, sous l’angle le plus personnel et intime, l’œuvre de l’un des plus grands artistes du XXe siècle.
« Cette petite fille-là… », 1894-1905
Marguerite, 1901 ou 1906, huile sur panneau
Intérieur à la fillette (La Lecture), Paris, quai Saint-Michel, automne-hiver 1905-1906, huile sur toile
Ce tableau dépeint Marguerite, alors âgée de onze ans, assise à un petit bureau dans l'étroit atelier du quai Saint-Michel. Sa posture concentrée et recueillie contraste avec la touche rapide et dynamique avec laquelle Matisse a peint cette toile. Les couleurs vives et irréalistes, caractéristiques du fauvisme, contaminent tout l'environnement, jusqu'à la chevelure à moitié verte de Marguerite.
Fille d’Henri Matisse et de Caroline Joblaud, Marguerite voit le jour en 1894. Non marié, le couple s’était rencontré à Paris, Matisse ayant quitté son Nord natal pour venir étudier la peinture dans la capitale. Il n’a alors que vingt-quatre ans. En 1897, le couple se sépare et Matisse reconnaît officiellement Marguerite, qui portera désormais son nom. L’année suivante, le peintre épouse Amélie Parayre, qui propose d’élever Marguerite comme sa propre enfant. Surnommée affectueusement « Margot », la petite fille nourrit un profond attachement pour sa mère adoptive et grandit aux côtés de ses frères Jean et Pierre. « Nous sommes comme les cinq doigts de la main », écrira-t-elle plus tard à propos de ce noyau familial très soudé. Son enfance est marquée par la maladie : à l’âge de sept ans, suite à une diphtérie, elle subit une première trachéotomie, dont elle dissimulera longtemps la cicatrice sous des cols montants ou un ruban noir, attribut distinctif de ses portraits. Privée d’une scolarité normale en raison de sa santé fragile, elle devient une authentique « gosse d’atelier », témoin attentif du travail de Matisse.
Profil d'enfant (Marguerite), Paris, 1902-1903, bronze
Marguerite à la rose, vers 1907, faïence stannifère à décor de grand feu polychrome, cuite dans l'atelier d'André Metthey (1871-1920)
Tête de fillette (Marguerite), Collioure, 1906, bronze
Fillette debout bras le long du corps, Collioure, 1906, bronze
Collioure, 1906-1907
À l’été 1906, Matisse, Amélie et leurs trois enfants s’installent à Collioure, modeste village de pêcheurs situé au bord de la Méditerranée. Le peintre réalise alors une première grande série d’œuvres d’après Marguerite. Âgée de douze ans, la petite fille s’affirme comme modèle privilégié de son père, apparaissant sur tous types de supports. Ses longs cheveux ornés d’un ruban rouge se déclinent ainsi dans plusieurs tableaux et dessins, mais aussi en gravure, sculpture et céramique.
Au sein de cet ensemble foisonnant, une œuvre se dégage et deviendra l’une des plus emblématiques de Matisse. Il s’agit de Marguerite lisant, que le peintre choisit d’exposer au Salon d’Automne dès le mois d’octobre 1906. La petite fille apparaît absorbée dans sa lecture, la tête appuyée sur le poing. Sa pose rappelle celle du tableau fauve réalisé quelques mois plus tôt à Paris, mais la facture de l’artiste a déjà évolué. La touche vive et fragmentée a laissé place à une approche plus calme, assagie. Une nouvelle force méditative se dégage de la toile, dont le cadrage serré accentue le sentiment d’intimité.
Marguerite lisant, Collioure, été 1906, huile sur toile
Marguerite lisant, Collioure, été 1906, encre sur papier
Etudes pour Marguerite lisant, Collioure, été 1906, deux encre sur papier
La Toilette, vers 1905-1906, encre noire sur papier
Reconnaissable à son ruban noir porté autour du cou, Marguerite apparaît ici dans son rôle d'assistante d'atelier. Comme la plupart des peintres, Matisse dessinait et peignait le nu d'après des modèles. Ce dessin représente Marguerite en train d'aider l'une de ces femmes, juchée sur une chaise qui tient lieu de piédestal: elle lui tend une serviette, debout devant le bain qui a servi à sa toilette. La proximité spatiale des deux figures placées en miroir témoigne de la grande familiarité de Marguerite avec les modèles de son père, comme avec le rituel de la séance de pose.
Marguerite, vers 1906-1907, encre noire sur papier
Marguerite, Collioure, vers 1906-1907, encre noire sur papier
Marguerite en trois poses, Collioure, vers 1906-1907, encre noire sur papier
Marguerite écrivant, Collioure, vers 1906-1907, encre noire sur papier
Portrait de Marguerite, Collioure, hiver 1906-1907 ou printemps 1907, huile sur toile
Ce portrait pourrait paraître inachevé: le vêtement de Marguerite de même que le fond sont en grande partie laissés vierges. En apposant sa signature en bas à gauche, Matisse indique pourtant qu'il s'agit bien là d'un état définitif. La composition a trouvé son équilibre, et sera accrochée au mur de l'atelier de Collioure photographié en 1907. Si elle conserve son col montant et le ruban rouge dans ses cheveux, Marguerite paraît ici bien plus âgée que ses douze ans. Caractéristiques du fauvisme, des roses et des verts irréalistes marquent sa carnation sans toutefois égayer son visage fermé et austère.
Marguerite cousant, vers 1906, huile et fusain sur toile
Margot, Collioure, été 1906, huile sur toile
Dans ce tableau, Marguerite se trouve affublée d'un grand chapeau qui lui donne l'allure, factice, d'une dame. La robe rouge à pois blancs de Marguerite lisant se trouve ici peinte en bleue, comme si Matisse avait voulu l'accorder avec les teintes de l'arrière-plan. Simplement divisé par une ligne d'horizon, le fond évoque les étendues de la mer et du ciel. Le teint pâle du visage de Marguerite, moitié ombre, moitié lumière, semble se refléter sous le bord de son chapeau.
Portrait de Marguerite, Collioure, été 1906, encre noire sur papier
Ce portrait très fouillé est l'un des plus émouvants de Marguerite. Tous les détails de ce visage tant aimé sont là - la fossette au menton, la bouche qui sourit rarement, le nez droit, et surtout les grands et profonds yeux sombres. Sa gravité témoigne d'une histoire déjà longue et traversée d'épreuves. Les yeux un peu rêveurs soutiennent le regard scrutateur de son père, en même temps qu'ils lui échappent.
Marguerite, modèle d’avant-garde
Marguerite offre à son père un visage changeant, parfois rebelle. Très vite, la sage écolière aux yeux baissés se mue en fière adolescente au regard intense. Ces deux portraits marquent le passage de la petite à la jeune fille : les cheveux de Marguerite y sont désormais attachés, tandis que sa posture annonce une personnalité à la fois volontaire et retenue. Une nouvelle approche se fait jour chez Matisse, marquée par une simplification des formes et des rapports de couleurs. Dans son portrait surtitré « Marguerite », la fille du peintre se détache sur un fond uni et abstrait, telle une icône. Ses pommettes rosies se retrouvent dans le magistral portrait de 1910 où elle pose avec un chat noir : la jeune fille plante son regard dans celui de son père, tandis que de vives teintes printanières rehaussent son visage éclatant. Loin de se laisser passivement peindre ou dessiner, Marguerite tend à Matisse une sorte de miroir. L’artiste s’y reconnaît, tout comme il s’y heurte à une altérité irréductible et fascinante, scrutant le visage de sa fille avec la même exigence inquiète qu’il s’applique à lui-même.
Marguerite, Collioure, hiver 1906-1907 ou printemps 1907, huile sur toile
Imitant la maladresse d'une écriture enfantine qui cherche à rester droite sans y parvenir, Matisse a inscrit « Marguerite » au-dessus de ce portrait de sa fille. Un épais cerne noir dessine la figure et encadre l'ensemble de la composition. La concision radicale du tableau fit l'objet de sarcasmes de la part des contemporains de Matisse, qui moquèrent son apparence élémentaire et candide. La toile fascina Picasso, qui l'échangea avec l'artiste contre une nature morte cubiste et la conserva jusqu'à la fin de sa vie.
Marguerite au chat noir, Issy-les-Moulineaux, début 1910, huile sur toile
Sitôt achevé, Matisse choisit de présenter ce portrait dans plusieurs grandes expositions internationales. Marguerite au chat noir est ainsi montré à la Berliner Secession de 1910, à la Second Post-Impressionist Exhibition organisée à Londres en 1912, et enfin aux trois étapes américaines du fameux Armory Show de 1913 (New York, Chicago et Boston). S'il devient ainsi une sorte d'icône de l'art moderne, le tableau n'y est jamais à vendre: Matisse le conservera jusqu'à sa mort.
Portraits de guerre, 1914-1916
À la fin de l’année 1912, Marguerite part pour la Corse avec son frère Pierre ; elle espère reprendre ses études auprès de sa tante Berthe Parayre, qui dirige l’école normale d’institutrices à Ajaccio. L’expérience s’avérera difficile : en avril 1914, Marguerite renonce à son ambition de passer le brevet et retourne vivre avec ses parents. Ces derniers résident alors entre l’atelier du quai Saint-Michel, à Paris, et la vaste maison bourgeoise qu’ils ont achetée à Issy-les Moulineaux. De nouveau présente quotidiennement auprès de son père, Marguerite pose pour une série de portraits qui culmine dans un tableau très géométrisé, dur et déroutant : Tête blanche et rose. En ces années sombres, marquées par le début de la Première Guerre mondiale, Matisse développe une nouvelle manière de peindre, radicale et sans concession. Marguerite le soutient dans cette aventure, prêtant son visage à de multiples expérimentations en peinture, dessin, gravure et sculpture.
Marguerite, vers 1915-1916, encre noire sur papier
Fruits et Marguerite, études, vers 1915-1916, encre noire sur papier
Marguerite, vers 1916, crayon graphite sur papier
Marguerite, vers 1915-1916, trois encre noire sur papier
Dans ces portraits calligraphiés sur de longues et étroites feuilles de papier, Matisse déploie plusieurs variations expressives autour du visage de Marguerite. Le peintre synthétise ses traits à l'aide de simples lignes laissées ouvertes, résumant ses mèches de cheveux en quelques gestes et donnant une importance décisive au blanc du papier, ainsi qu'au positionnement du visage sur la feuille.
Le Chapeau de roses, Paris, quai Saint-Michel, vers 1915, huile sur toile
Marguerite au chapeau de cuir, Paris, quai Saint-Michel, 1914, huile sur toile
Tête de Marguerite, Issy-les-Moulineaux, 1915, bronze
Marguerite a posé pour ce portrait sculpté qu'elle n'aimait guère. Son nez droit pointe à l'avant de sa tête amincie et élancée, surmontée d'une imposante masse de cheveux. Matisse a laissé les traces de modelage ostensiblement apparentes, nous laissant au plus près de ses séances de travail en tête à tête avec sa fille.
Marguerite au ruban de velours noir, Issy-les-Moulineaux, 1916, huile sur bois
Dans ce format minuscule, Matisse peint le visage si expressif de sa fille avec une efficacité et une vigueur remarquables. Ce portrait au cadrage très serré prolonge le dialogue que l'artiste entretient alors avec la peinture d'Édouard Manet. À cette époque, Marguerite doit subir des traitements douloureux chaque mois pour soigner sa gorge; son visage marqué porte sans doute ici l'empreinte de ces souffrances répétées. Matisse tenait beaucoup à ce petit tableau, et l'emporta avec lui à Nice lorsqu'il s'y installa.
Tête blanche et rose, Paris, quai Saint-Michel, été 1914-début 1915, huile sur toile
Ce tableau témoigne de l'intérêt que Matisse porte alors pour les procédés de fragmentation et de géométrisation mis en œuvre par les cubistes. Le peintre découpe la figure de Marguerite en rayures parallèles qui semblent prolonger celles de son vêtement. Son nez devient un rectangle noir, tandis qu'une bande blanche suggère un éclat de lumière sur son visage. Au centre, le pendentif ornant le ruban noir a survécu à l'imposition de cette grille orthogonale poussant la toile vers l'abstraction. Les marchands de Matisse ne parviendront pas à vendre cette toile « difficile ». Ils la retourneront au peintre, qui la conservera jusqu'à sa mort.
Mademoiselle Matisse, entre Nice et Paris, 1918-1919
Début 1918, Matisse prolonge un séjour à Nice, trouvant un nouveau départ dans la lumière de la Méditerranée. Il vit alors dans une chambre d’hôtel, puis dans un petit appartement face à la mer. Marguerite lui rend visite quelques jours en février puis en avril. Elle pose là, sur le balcon, emmitouflée dans un spectaculaire manteau à carreaux noirs et blancs signé Paul Poiret. Les minces barreaux de la balustrade laissent apparaître un paysage réduit à l’essentiel, tandis que l’air et la lumière de la mer circulent librement autour d’elle. De retour à Paris à l’automne, Matisse entreprend une autre série de portraits de sa fille, cette fois assise en intérieur devant un fond neutre. Une tonalité plus mélancolique imprègne ces tableaux aux couleurs sombres. Seule fantaisie, Marguerite arbore chaque fois un chapeau différent, qui témoigne de son intérêt pour la mode – elle tentera d’y faire carrière – comme de celui de son père pour le rendu des matières et des motifs décoratifs. À l’été 1919, Marguerite pose pour une toile monumentale dans le jardin d’Issy-les-Moulineaux. Une page s’apprête à se tourner, alors qu’elle se voit, pour la première fois, doublée d’un autre modèle féminin.
Mademoiselle Matisse en manteau écossais, Nice, quai des États-Unis, printemps 1918, huile sur toile
Portrait de Mademoiselle Matisse, Nice, quai des États-Unis, printemps 1918, huile sur toile
Dans cette toile, Matisse a éliminé nombre de détails - les carreaux du manteau, le livre distraitement ouvert, les barreaux du balcon ou encore les plans superposés du quai, de la mer et du ciel. Un noir de nuit enveloppe la figure de Marguerite, dont le bas du visage s'illumine pourtant d'un rayon de soleil. Matisse et Amélie accrocheront ce portrait au-dessus de leur lit dans l'appartement du quai Saint-Michel, à Paris. En 1920, Marguerite elle-même convaincra son père de s'en séparer, pour qu'il rejoigne un musée japonais : « Je te demande d'y réfléchir mais de ne pas te laisser arrêter à une question de sentiments, par exemple de ne pas vouloir le vendre parce que c'est mon portrait. [...] Tu pourras retravailler avec moi et il est plus important que tu sois bien représenté dans un musée. »
Portrait de Marguerite, Issy-les Moulineaux, automne 1918, huile sur bois
Marguerite au chapeau bleu, Issy-les Moulineaux, automne 1918, huile sur toile
Le Thé, Issy-les-Moulineaux, été 1919, huile sur toile
Marguerite pose ici face au jeune modèle professionnel Antoinette Arnoud. À leurs pieds, la chienne Lili se gratte les puces. Ce détail trivial suscita la réticence des contemporains de Matisse, qui s'avouèrent tout aussi incrédules face au traitement du visage de Marguerite. Alors que tout dans ce tableau respire simplicité et légèreté, son visage déformé concentre une tension qui rompt avec le ton dominant de la toile. Ses traits géométrisés renvoient aux expérimentations radicales de Tête blanche et rose (1915), tandis que le chat à peine visible sur ses genoux rappelle la majestueuse Marguerite au chat noir de 1910.
La Toque de Goura, Issy-les-Moulineaux, automne 1918, huile sur toile
Assise dans le fauteuil rose déjà présent dans d'autres tableaux - notamment ceux réalisés avec le modèle italien Laurette -, Marguerite apparaît comme une jeune femme élégante à la pose et à la tenue soigneusement étudiées. Le ruban noir qu'elle porte autour du cou pourrait ici passer pour un accessoire de pure coquetterie. Les plumes d'oiseau piquées dans sa toque dessinent quatre arabesques qui relient la figure au fond dans un mouvement tournoyant.
Marguerite et Amélie, études, Nice, quai des États-Unis, printemps 1918, crayon graphite sur papier
Étude pour Mademoiselle Matisse en manteau écossais, Nice, quai des États-Unis, printemps 1918, deux crayon graphite sur papier
Petit portrait de Marguerite à la toque de fourrure, Issy-les-Moulineaux, printemps 1918, huile sur carton entoilé
Double portrait de Marguerite sur fond vert, vers 1918-1919, huile sur panneau de bois
Marguerite, vers 1918-1919, crayon graphite sur papier
Étretat, 1920
Au printemps 1920, Marguerite subit une ultime opération chirurgicale, qui la délivre enfin de son ruban noir. Son père l’emmène alors à Étretat, en Normandie, avec un double objectif. Pour elle, l’aider à reprendre des forces dans le climat tonique et iodé des bords de la Manche. Pour lui, travailler des motifs nouveaux, sous les cieux changeants déjà peints par Gustave Courbet et Claude Monet, entre autres. Assise sur la plage, Marguerite apparaît comme une minuscule silhouette emmitouflée dans son manteau à carreaux noirs et blancs, protégée par une immense arcade rocheuse. Son visage s’affiche quant à lui dans des œuvres réalisées en intérieur, devant le papier peint à motifs de sa chambre d’hôtel. Encore convalescente, Marguerite semble souvent épuisée, les cheveux dénoués comme lorsqu’elle était enfant. Un tableau la représente endormie, les yeux clos et la gorge enfin libérée – une image délicate et précieuse qui témoigne d’une tendresse rarement exprimée par Matisse en peinture, et réservée à sa fille. Souvenirs de ce séjour normand passé en tête-à-tête, ces œuvres marquent également le retour à la vie de la jeune femme.
Étretat, la voile rouge, été 1920, huile sur toile marouflée sur panneau
Marguerite, 1920, crayon graphite sur page de carnet
Marguerite, Étretat, été 1920, crayon graphite sur papier
Marguerite endormie, Étretat, été 1920, huile sur toile
Mlle M. M. (frontispice de Cinquante dessins), 1920, eau-forte
En septembre 1920, Matisse publie à compte d'auteur un album intitulé Cinquante dessins. Si l'ouvrage reproduit des études virtuoses d'après Antoinette Arnoud, l'illustration de couverture, elle, présente ce portrait de Marguerite gravé pour l'occasion. La fille du peintre a supervisé le tirage de l'album chez le graveur-imprimeur Victor Jacquemin. Pendant des années, elle veillera sur l'impression des gravures et livres illustrés de son père, avec une minutie et une exigence sans faille.
Marguerite au peignoir, Étretat, été 1920, deux encre sur papier
Marguerite au peignoir, études, Étretat, été 1920, encre sur papier
Marguerite, 1920, pointe-sèche
Avec Henriette Darricarrère, Nice, 1921-1922
À l’automne 1920, Matisse s’installe à Nice, où il passera désormais la majeure partie de l’année. En janvier 1921, Marguerite le rejoint pour quelques mois à l’hôtel de la Méditerranée. Elle le retrouve à nouveau en septembre, cette fois dans l’appartement loué par le peintre place Charles-Félix. Quelque chose a basculé : dans les tableaux de son père, Marguerite ne figure plus seule mais accompagnée d’Henriette Darricarrère, une jeune modèle professionnelle. Ces toiles ne sont plus à proprement parler des portraits : vu de plus loin, son visage y est à peine précisé, parfois même détourné. La jeune femme se trouve ramenée à un simple rôle de figurante. Débarrassée de son ruban, elle se reconnaît principalement à sa chevelure, plus claire que celle d’Henriette. Complices, les deux jeunes femmes apparaissent souvent déguisées, dans des décors riches en étoffes et en couleurs.
En 1923, Marguerite épouse l’écrivain et critique d’art Georges Duthuit. Elle disparaît des tableaux de son père et devient son agente à Paris, jouant un rôle primordial dans sa carrière. Confidente et critique exigeante de son travail, elle n’hésite pas à le bousculer : « Il me semble que papa a usé la lumière de Nice, écrit-elle. Je ne veux pas dire que je n’aime pas ces toiles – non – mais je crois qu’une certaine sorte d’émotion profonde se réalise plus facilement si on n’est pas noyé de lumière. »
La Terrasse, Nice, hôtel de la Méditerranée, fin janvier-mi-avril 1921, huile sur toile
Le Boudoir, Nice, hôtel de la Méditerranée, fin janvier - mi-avril 1921, huile sur toile
La Conversation sous les oliviers, Nice, 1921, huile sur toile
Drapées dans de longs châles à franges, Marguerite et Henriette apparaissent ici déguisées en Espagnoles, une fleur rouge piquée dans leurs cheveux relevés en chignon. Comme en témoignent plusieurs photographies (notamment celle présentée à l'entrée de l'exposition), Matisse a peint ce tableau en plein air, probablement dans le quartier de Cimiez surplombant la ville: la mer bleue apparaît au loin, à l'horizon de la toile.
La Fête des fleurs, Nice, hôtel de la Méditerranée, février 1921, huile sur toile
La Fête des fleurs, Nice, hôtel de la Méditerranée, février 1922, huile sur toile
Depuis le balcon de l'hôtel de la Méditerranée, à l'occasion du carnaval de février 1922, Marguerite et Henriette assistent à la Bataille de fleurs, grande parade de chars fleuris instaurée à la Belle Époque. Marguerite pose assise, Henriette debout derrière elle. Chaudement vêtues, les jeunes élégantes dominent la promenade des Anglais, qui court jusqu'à l'ancien palais-casino de la Jetée-Promenade. Munies d'un panier de fleurs, elles contemplent l'animation de la rue sans pour autant se mêler à la foule.
Deux figures étendues dans la campagne, ombrelle verte, Nice, fin janvier - mi-avril 1921, huile sur toile
Deux femmes dans un paysage, Nice, fin janvier-mi-avril 1921, huile sur toile
Le Paravent mauresque, Nice, place Charles-Felix, septembre 1921, huile sur toile
Toutes deux pareillement vêtues d'une robe rose pâle, Marguerite et Henriette posent dans un intérieur saturé de couleurs et de tissus. Les motifs des tapis répondent à ceux du papier peint, et surtout au superbe textile ajouré du moucharabieh aux tons bleutés. Les deux silhouettes féminines se trouvent ici cantonnées à un rôle de figurantes, l'attention de l'artiste se portant avant tout sur la richesse décorative des étoffes. Au fond, l'étui ouvert d'un violon signale la présence du peintre, musicien assidu.
L'Attente, Nice, place Charles-Félix, septembre 1921, huile sur toile
Marguerite, Nice, vers 1922-1923, encre sur papier
Marguerite au collier, Nice, vers 1922-1923, deux encre sur papier
Marguerite, Nice, 1921, encre noire sur papier
Divertissement, Nice, hôtel de la Méditerranée, fin janvier-mi-avril 1921, huile sur toile
Figures dans un intérieur, Nice, fin janvier - mi-avril 1921, deux encre sur papier
Deux femmes en voiture, Nice, 1921, encre sur papier
Étude pour Les Musiciennes, Nice, fin janvier - mi-avril 1921, crayon graphite sur papier
La Leçon de musique, Nice, hôtel de la Méditerranée, fin janvier-mi-avril 1921, huile sur toile
Marguerite au travail
Ancienne « gosse d’atelier », Marguerite, devenue adulte, s’essaie elle-même à la peinture. Celle qui a grandi dans la peinture de Matisse peint alors des natures mortes, des paysages ou encore des autoportraits saisissants d’intensité. À plusieurs reprises, elle expose ses tableaux aux côtés de ceux de son père et autres contemporains. En 1926, tandis qu’elle participe à une « Exposition d’un groupe de femmes peintres françaises », un critique salue son œuvre « aux directives fortes et personnelles qui lui permettent de supporter avec succès le plus lourd des héritages ». Mais Marguerite paraît manquer de confiance. Renonçant à la peinture, elle se passionne pour la couture, ambitionnant de travailler dans la mode. En 1935, elle présente une collection d’une vingtaine de modèles en Angleterre. Si les premiers retours sont encourageants, ses efforts en ce domaine resteront sans suite. La gestion des affaires paternelles l’accapare. Redoutablement précise et exigeante, elle supervise le tirage des gravures et ouvrages illustrés de Matisse, et devient « l’œil de son père », ayant seule sa confiance. Elle accroche des expositions Matisse à Berlin comme à Londres et, plus tard, aura la charge du catalogue raisonné de son œuvre, tâche laissée inachevée.
Marguerite, vers 1924, fusain sur papier
Portrait de Georges Duthuit, Nice, août 1924, graphite sur papier
Ce portrait de Georges Duthuit (1891-1973) fut le seul jamais réalisé par Matisse. Écrivain et critique d'art, Duthuit admire son beau-père, mais se sent tenu à distance par celui-ci. Alors que certaines tensions se font jour, Marguerite assurera à son père : « Nous n'avons jamais été ennemis et ne pouvons pas l'être, trop de sentiments sont entre nous - moi en fille qui t'adore et en être qui aime ton œuvre, et Duthuit en garçon qui depuis l'âge de dix-huit ans t'a regardé comme un modèle. »
Jean Matisse (1899-1976) : Portrait de Marguerite, vers 1922, huile sur toile
Alors que Matisse s'installe à Nice et que ses trois enfants vivent ensemble dans l'atelier du quai Saint-Michel, à Paris, Marguerite pose pour ses deux jeunes frères. Alors âgés d'une vingtaine d'années, Jean et Pierre envisagent eux aussi d'embrasser une carrière de peintres. Par la suite, Jean s'orientera vers la sculpture, tandis que Pierre deviendra marchand d'art aux États-Unis.
Pierre Matisse (1900-1989) : Marguerite endormie, 1921, huile sur bois
Marguerite Matisse :
Autoportrait, vers 1915-1916, deux huile sur toile
Amélie dans le jardin, vers 1915-1916, huile sur toile
« J'ai commencé à peindre en 1914, enfermée par la guerre à la campagne », raconte Marguerite. Un atelier est aménagé pour elle à l'étage de la maison d'Issy-les-Moulineaux. C'est là qu'elle réalise ces saisissants autoportraits, scrutant son propre visage sans aucune complaisance. On y reconnaît le ruban à pendentif qui apparaît dans les portraits de Matisse de la même époque. Le tableau Amélie au jardin présente quant à lui le motif de la table en marbre rose qui figure également dans les toiles de Matisse, notamment dans Le Thé. Les œuvres de Marguerite dialoguent ainsi avec celles de son père, tout en conservant leur originalité.
Nice, 1925, huile sur toile marouflée sur panneau
À l'été 1925, Marguerite et Georges séjournent dans l'appartement de Matisse à Nice, place Charles-Félix. Marguerite y peint la vue depuis le balcon, se concentrant sur l'ample courbe de la baie des Anges. La perspective retenue est comparable à celle qu'avait choisie son père pour un tableau de 1918, mais la tonalité est différente, plus joyeuse et colorée. « Je voudrais pouvoir rendre, dans mes œuvres, le sentiment d'équilibre que me donne la nature sans tomber dans l'abstraction, sans en éloigner le charme », écrira-t-elle. La toile est exposée au Salon des Indépendants de 1926 et sera achetée par les sœurs Etta et Claribel Cone, grandes collectionneuses américaines, qui le légueront au musée de Baltimore.
Nature morte à la bouteille, vers 1925, huile sur toile marouflée sur panneau
Maison Jove, par Germaine Bongard : corsage et jupon en soie, vers 1921
Cet ensemble composé d'un corsage et d'une jupe en soie est signé Jove, la maison de couture de Germaine Bongard, sœur de Paul Poiret. Il fut porté par Marguerite à Nice au début des années 1920, et apparaît dans plusieurs toiles la représentant , comme Divertissement.
Moucharabieh ayant appartenu à Henri Matisse
Kimono en coton
Ce kimono à motifs de poissons bleus apparaît dès 1904 dans les toiles fauves de Matisse, et reste l'un des vêtements les plus emblématiques de son univers pictural. Il est avant tout porté par Amélie, modèle principal de son mari dans ces années décisives. En 1915, Marguerite le revêt à son tour pour une petite gravure. Véritable accessoire de peintre, ce kimono passe ainsi d'un modèle à l'autre - et de mère en fille - en fonction des desseins artistiques de Matisse.
Margot en kimono, 1915, eau-forte
Robe en organza réalisée par Marguerite Duthuit, vers 1935
Photographies professionnelles des créations de Marguerite Duthuit-Matisse, Paris, 1935
Ces photographies professionnelles témoignent des tentatives de Marguerite pour travailler dans le milieu de la couture. Elle a conçu les quatre ensembles portés par le mannequin, dont la robe en organza rose également exposée.
Maquette de couverture, essais de couleurs annotés par Henri Matisse et bons à tirer signés par Marguerite Duthuit-Matisse pour le numéro 5 de la revue Transition, 1949
Les Miroirs profonds Pierre à Feu, Textes de Louis Aragon, Paul Eluard, Roger Caillois, Tibor Tardos, René Char, René Lacôte, réunis et mis en page par Jacques Kober. Gravures d'Henri Matisse. Éditeur: Maeght, Paris, 1947
Affiches d'exposition
Le Visage du retour, 1945
Après une interruption de vingt ans, Matisse dessine à nouveau le visage de sa fille, en 1945, quelques mois avant que ne s’achève la Seconde Guerre mondiale. Les circonstances sont dramatiques : âgée de cinquante ans, Marguerite vient de survivre à de terribles épreuves et d’échapper de justesse à la déportation en tant que prisonnière politique. Engagée dans la Résistance au péril de sa vie, elle est devenue agent de liaison pour les Francs-tireurs et partisans (FTP) en janvier 1944, estimant qu’« on ne peut ni ne doit se désintéresser de l’époque dans laquelle on vit – de ceux qui souffrent, qui meurent ». Dénoncée, elle est arrêtée et torturée par la Gestapo, avant d’être incarcérée à Rennes, puis déportée en direction de l’Allemagne à la veille de la libération de la ville par les Alliés. Par miracle, elle est libérée à Belfort, avant le passage de la frontière, le 26 août. Replié à Vence et gravement affaibli, Matisse ignorait tout des activités clandestines de sa fille. Après des mois de silence, père et fille se retrouvent finalement en janvier 1945. Bouleversé par son récit, Matisse dessine deux portraits de sa fille. Avec les lithographies réalisées quelques mois plus tard, c’est la toute dernière fois que Marguerite apparaît dans l’œuvre de son père.
Visage du retour, Paris, 1945, lithographie
Marguerite I à VI, Paris, 1945, 6 lithographies
À l'été 1945, Marguerite pose à nouveau pour son père à Paris. En résulte une série de lithographies où elle dira ne pas se reconnaître. L'une de ces lithographies s'intitule Visage du retour, exprimant par là l'émotion d'un père retrouvant sa fille après tant d'épreuves. Marguerite I et II seront quant à elles vendues par Matisse au profit des FTP, et montrées dans l'exposition Art et résistance présentée en 1946 au Musée national d'art moderne.
Marguerite, Vence, janvier 1945, fusain sur papier
Terminons avec deux séries de dessins de Matisse représentant le fils de Marguerite, Claude Duthuit (1931-2011)
Claude, études, Marseille, 21-23 août 1940, crayon graphite sur pages de carnet
En 1940, alors que les Allemands occupent la France, Marguerite décide d'envoyer Claude aux États-Unis, pour le protéger. Ces dessins ont été esquissés par Matisse lors d'une rencontre fortuite à Marseille, tandis que se préparait le départ imminent de ce fils et petit-fils tant aimé. Matisse les offrira ensuite à Marguerite : « Je me rends compte du sacrifice que tu fais avec tant de courage, espérons que cette guerre ne sera pas aussi longue qu'on le dit, et que tu pourras bientôt reprendre ce cher petit que tu savais si bien guider. »
Portrait de Claude, octobre 1945, deux fusain sur papier
Matisse dessine ces deux portraits de Claude à son retour d'exil des États-Unis. Envoyé à New York pour le protéger de la guerre, le jeune garçon y avait retrouvé son père, Georges Duthuit, ainsi que la famille de son oncle Pierre Matisse. Les nouvelles d'Amérique furent rares et attendues avec inquiétude pendant toute la durée du conflit. Entre-temps, cinq années ont passé, et le petit garçon des carnets de 1940 s'est mué en jeune adolescent.
Corps et âmes, Pinault Collection
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L'exposition de ce printemps de la Bourse de Commerce est ainsi présentée :
Une part importante des œuvres de la Collection Pinault traite de la représentation du corps. L'exposition « Corps et âmes » explore cette question à travers la sélection d'œuvres d'une quarantaine d'artistes de la collection. Les artistes, chacun à leur manière, s'emparent de ce sujet pour en faire un champ d'expression où se mêlent les problématiques identitaires, sociales, culturelles et spirituelles. Ils offrent aux visiteurs un regard aigu sur la fragilité de l'existence, sur la place de l'être humain dans la société, sur les violences subies et, plus généralement, sur les bouleversements du monde qui nous entoure. Libéré de tout carcan mimétique, le corps, qu'il soit photographié, dessiné, sculpté, filmé ou peint, ne cesse de se réinventer. Les formes se métamorphosent, renouent avec la figuration ou s'en affranchissent, pour saisir, retenir et laisser affleurer l'âme et la conscience.
Les vidéos occupent un part importante de l'exposition : nous engageons le lecteur à se rendre sur place, nous limitant dans ce billet aux peintures, sculptures et autres installations.
Dans le salon d'accueil, Gideon Appah, né en 1987 à Accra (Ghana) :
The Woman Bathing, 2021, huile, acrylique sur toile, diptyque
The Confidant, 2021, huile, acrylique sur toile, diptyque
La Rotonde est aménagée en salle de spectacle où est proposé un film d'Arthur Jafa, né en 1960 au Mississippi, Love Is the Message, The Message Is Death, 2016, 7 mn 25 s.
Les vingt-quatre vitrines du Passage autour de la Rotonde accueillent des oeuvres de l'artiste plasticien et réalisateur Ali Cherri, né en 1976 à Beyrouth (Liban), qu'il a accompagnées de phrases issues du scénario du film surréaliste Le Sang d'un Poète de Jean Cocteau (1930).
La Toilette de Vénus ('The Rokeby Venus'), d'après Velázquez, 2022, tête de marbre du 19e siècle, bois, œil de verre et velours que nous avions vue au musée Delacroix dans le cadre d'Art Basel Paris 2024 (notre billet du 2 novembre 2024)
Grafting (Errance), 2023
Feline and a Bird, 2020, sphinx en bronze patiné 19e siècle, oiseau naturalisé
Eyes to the Sea, 2025, paire d'yeux de sarcophage en bronze et albâtre, provenant d'un masque de sarcophage (Égypte, époque Saïte (663-524 av. JC) ou Basse Époque), plateau en laiton, laiton
A Mouth, A Wound, 2025, bronze patiné
The Lyrical Beast, 2025, Paire de cornes de buffle domestique (Bubalus bubalis), bois, cordes d'instrument, acier, béton
La Grande Dame, 2023, tête masculine à coiffure boule (Égypte, Basse époque, vers 664-32 av. J-C), argile, sable, pigment, acier
L'Ange de l'Histoire, 2024, tête de divinité en marbre (époque Romaine), plâtre, acier
Lessons of Theft, 2025, pâte epoxy, enduit, rouge gorge naturalisé, béton,
verre
The Wound of the Poet, 2025, tête en marbre d'un personnage d'époque Byzantine (bas de visage manquant), jesmonite, béton, acier, bois
L'Homme aux larmes, 2023, tête sculptée en pierre (14-15° siècles) aux yeux plats et lisses, argent patine, plâtre, acier
Grafting (C), 2019, tête en marbre (18° siècle), bois, corde, acier
On retrouve aussi Ali Cherri dans la salle des machines, au sous-sol du bâtiment de la Bourse de Commerce :
The Dreamer, 2023, masque à cornes de bélier en fer (Mali), bois, argile, sable, pigments
Dans la mythologie mésopotamienne, le rival puis compagnon de Gilgamesh (un roi semi-mythique d'Uruk dont l'épopée consiste à atteindre l'immortalité), Enkidu, est formé d'argile et d'eau. Le corps de cette sculpture d'Ali Cherri est lui aussi composé de boue, et porte un masque africain en guise de visage, jouant avec son ombre. L'artiste achète des artefacts culturels, comme ce masque du Mali, lors de ventes aux enchères.
Dans l'escalier à double révolution qui mène aux étages, une oeuvre in situ :
William Kentridge (né en 1955 à Johannesbourg - Afrique du Sud) : L'esprit d'escalier, 2024, papier noir déchiré
L'œuvre de William Kentridge est centrée sur le dessin. Pour l'artiste, la rapidité et la brutalité du dessin génèrent un sentiment d'incertitude et d'ambiguïté. La procession de silhouettes est une réminiscence des personnes qui ont travaillé au sein du bâtiment, à l'époque de la Halle aux blés, quand ces escaliers étaient utilisés pour transporter de lourds sacs de grain. Les processions sont un motif récurrent de l'artiste, elles évoquent les bas-reliefs antiques aussi bien que les œuvres du peintre espagnol de la fin du 18e siècle Francisco de Goya.
Au premier étage, la Bourse de Commerce accueille la première exposition monographique en France de Deana Lawson, née en 1979 à Rochester (New York).
Autoportrait, 2021, épreuve pigmentaire
Cette photographe installée à New York réalise ses images à la chambre photographique et tire des portraits d'inspiration picturale d'un naturalisme frappant, pour lesquels son entourage proche pose dans des environnements domestiques.
Chief, 2019, épreuve pigmentaire
Daenare, 2019, épreuve pigmentaire
Arethea, 2023, épreuve pigmentaire
Latifah's Wedding, 2020, épreuve pigmentaire
An Ode to Yemaya, 2019, épreuve pigmentaire
Barrington and Father, 2021, épreuve pigmentaire
Axis, 2018, épreuve pigmentaire
Dans les galeries du deuxième étage, galerie 4, Le corps témoin
Philip Guston (1913-1980) :
Light on Green Sea, 1977,huile sur toile
Lamp, 1974, huile sur toile
Figure importante de l'abstraction américaine d'après- guerre, Philip Guston revient à la figuration à la fin des années 60, hanté par la guerre du Vietnam et la situation politique des États-Unis.
Duane Hanson (1925-1996) :
Seated Artist, 1971, résine polyester et fibre de verre, polychromie à l'huile, techniques mixtes avec accessoires
Housepainter I, 1984-1988, enduit pour carrosserie, polychrome, techniques mixtes, avec accessoires
Artiste majeur de la sculpture hyperréaliste, Duane Hanson souhaitait par ces figures aussi vraies que nature montrer les désarrois de son époque. Duane Hanson réalisait ses sculptures d'après des moulages, n'hésitant pas à mélanger plusieurs corps. Ce recours à l'empreinte, hérité de l'artiste américain George Segal, brise un interdit particulièrement fort dans l'histoire de la sculpture.
Galerie 7
Un auteur très présent, Kerry James Marshall, né en 1955 à Birmingham (Alabama) :
The Wonderful One, 1986, fusain sur papier
Réalisée alors que Kerry James Marshall était en résidence au Studio Museum de Harlem en 1986, The Wonderful One est une œuvre précoce et fondatrice qui condense toutes les préoccupations de l'artiste. Citant aussi bien la fresque Adam et Ève chassés de l'Éden de Masaccio (1424-25) ou le Carré noir sur fond blanc (1915) de Malevitch, l'œuvre est l'une des premières peintures de l'artiste puisant dans l'histoire de l'art pour dénoncer les représentations stéréotypées des afro-américains.
Untitled (Exquisite Corpse Rollerblades), 2022, acrylique sur panneau PVC
Untitled, 2006, graphite et encre sur papier
Untitled, 2006, graphite et encre sur papier
Beauty examined, 1993, acrylique et collage sur toile
Dans cette œuvre composite, l'artiste semble entremêler une référence directe au tableau La Leçon d'anatomie du professeur Tulp (1632) du peintre hollandais Rembrandt au destin de Saartjie Baartman, dite « la Vénus Hottentote ». Cette jeune femme sud- africaine à l'anatomie jugée particulière, fut capturée par des colons pour être vendue comme phénomène de foire dans des zoos humains et esclave sexuelle en Europe. Son cadavre fut notoirement autopsié par Georges Cuvier et les restes ne furent rendus à l'Afrique du sud qu'en 2002.
Lynette Yiadom-Boakye, née en 1977 à Londres :
Light of The Lit Wick, 2017, huile sur lin
No Pleasure from Machinery, 2013, huile sur toile
Highpower, 2008, huile sur lin
Le travail de Lynette Yiadom-Boakye traite, à sa manière, du portrait. L'artiste représente des individus ou des groupes d'individus sur des fonds vides, sans que l'on puisse déterminer réellement l'époque ou le lieu. Les personnes figurées par Lynette Yiadom-Boakye n'existent pas : il s'agit de compositions à partir de son imaginaire, de ses souvenirs, de références. Les poses, les couleurs, la facture générale laissent affleurer les citations chères à l'artiste : on y perçoit les peintres Manet, Degas, Goya, Velasquez... Se concentrant exclusivement sur des figures noires, Lynette Yiadom-Boakye interroge leur statut dans l'histoire de l'art, autant qu'elle questionne la notion même de portrait, placée ici dans une tension entre invention et réalisme.
Kara Walker, née en 1969 à Stockton (Californie) : The moral arc of history ideally bends towards justice but just as soon as not curves back around toward barbarism, sadism, and unrestrained chaos, 2010, graphite et pastel sur papier
Kara Walker mobilise volontairement des formes dites « faibles » ou « subalternes » comme le dessin, plutôt que la peinture. Elle arpente ainsi les traumas de l'histoire américaine, et plus précisément ceux laissés par l'histoire de l'esclavage et de la ségrégation. Ce grand dessin, dont le titre peut être traduit en français par « L'arc moral de l'histoire s'infléchit idéalement vers la justice mais il ne tarde pas à se retourner vers la barbarie, le sadisme et le chaos effréné », agit comme une épopée macabre, en raccourci, des africains-américains: de la déportation esclavagiste et des crimes qui s'ensuivent, jusqu'au meurtre et au viol, puis, aux méfaits de la société ségrégationniste et des lynchages orchestrés par le Ku Klux Klan. Au fond, la figure de l'ancien président Barack Obama, adressant dans son célèbre discours A More Perfect Union (« Une union plus parfaite ») en 2008, peu de temps avant son élection.
Sherrie Levine, née en 1947 à Hazleton (Pennsylvanie) :
Body Mask, 2007, bronze
Black Newborn, 1994, Verre
Sherrie Levine interroge la notion d'originalité et de création. Dans Black Newborn, elle restitue la vision d'une sculpture de Constantin Brancusi qu'un collectionneur avait posé sur un grand piano noir. Dans Body Mask, elle transpose en bronze un masque corporel en bois porté par des hommes lors de rites initiatiques en Afrique de l'Est. Le Nouveau-né de Brancusi, autant que le ventre proéminent du masque désigne la gestation d'une vie, sculptée par des hommes.
LaToya Ruby Frazier, née en 1982 à Braddock (Pennsylvanie) :
Self-portrait (Lupus Attack), 2005, série « Notion of Family », épreuve gélatino-argentique
Self-portrait Oct 7th (9:30 am), 2008, épreuve gélatino-argentique
Anne Imhof, née en 1978 à Giessen (Allemagne) : dessins sans titre, 2022, graphite sur papier
Kudzanai-Violet Hwami, née en 1993 dans le district de Gutu (Zimbabwe) :
Atom Painting # 1, 2021, huile, acrylique et bâton d'huile sur toile
Atom Painting #2, 2021, huile, acrylique et bâton d'huile sur toile
Atom Painting # 3, 2021, huile, acrylique et bâton d'huile sur toile
Atom Painting # 4, 2021, huile, acrylique et bâton d'huile sur toile
Les peintures de Kudzanai-Violet Hwami sont souvent composites et multidimensionnelles. Les images se fragmentent en autoportraits, en portraits de proche, en apparitions animales, en peinture réaliste ou libre, en photographie et collage. La série des Atom Paintings est constituée de quatre toiles, elles-mêmes divisées en quatre espaces, accueillant chacun des réalités multiples. Le regard, invité au centre, ne cesse ensuite de fuir de l'une à l'autre partie, sans pouvoir se fixer réellement. L'artiste questionne ainsi l'immobilité et l'unicité de l'identité, et le rôle qu'a pu jouer la représentation artistique dans l'objectification des corps féminins, noirs et queers. Ainsi Kudzanai-Violet Hwami retranscrit les infinies possibilités de l'être, autant que la vie du Zimbabwe contemporain.
Mira Schor, née en 1950 à New York :
Blue Of, 1992, huile sur lin
Torn (It didn't happen), 2024, huile sur toile
Cette peinture de l'artiste américaine Mira Schor se déploie à l'échelle du corps humain. En français, son titre devient Déchiré (cela n'est pas arrivé) - écrit de la main de l'artiste, en rouge, à même la toile - que l'on pressent renvoyer aussi bien au domaine personnel de l'artiste qu'au monde contemporain et ses récents bouleversements. Au centre de la toile, une femme vêtue d'une robe blanche. Coupée en son milieu par une fente verticale de part et d'autre de laquelle ruissellent des saignements, et qui laisse entrevoir l'espace derrière la toile, le hors-champ du musée et du monde.
Beaucoup d'œuvres de Marlene Dumas, née en 1953 au Cap (Afrique du Sud) :
Blindfolded, 2002, huile sur toile
Supermodel, 1995, lithographie
Alien, 2017, huile sur toile
Birth, 2018, huile sur toile
Souffrance et extase, peurs et amours, désespoir et érotisme se conjuguent dans les toiles de l'artiste sud-africaine Marlene Dumas. Birth (« naissance »), toile de grand format qui contraint la silhouette à un espace au-delà de l'échelle corporelle réelle, représente une femme nue et enceinte, sorte de Vénus contemporaine. L'artiste s'inspire ici de la figure d'Inanna, prédécesseuse sumérienne d'Aphrodite et de Vénus, déesse de l'amour, du sexe et de la fertilité, souvent représentée les mains levées au-dessus de la tête. Partageant le même format, Alien envisage le corps de la même manière, frontale, en puisant dans les souvenirs de l'artiste : l'œuvre rappelle autant le film d'horreur muet Nosferatu (1922) que les notes mélancoliques de Demon, poème de Mikhaïl Lermontov.
Dark, 2021, huile sur toile
Candle Burning, 2000, huile sur toile
Terminons la présentation de cette galerie 7 avec un florilège d'œuvres diverses de la Collection Pinault :
Antonio Obá, né en 1983 à Brasilia : Cantor de coral - estudo, 2023, huile sur toile
Richard Avedon (1923-2004) : William Caseby, Born in Slavery, Algiers Louisiana, March 24, 1963, 1963, épreuve gélatino-argentique
Niki de Saint-Phalle (1930-2002) : Nana Noire, 1965, peinture, laine et tissu sur treillis métallique
Irving Penn (1917-2009) : The Hand od Miles Davis (C), New York, 1986, épreuve gélatino-argentique
David Hammons, né en 1943 à Springfield (Illinois) : Rubber Dread, 1989, chambres à air de bicyclette en caoutchouc, support métallique trouvé, ballon en caoutchouc rouge
Auguste Rodin (1840-1917) : Iris messagère des dieux, 1890-1891, plâtre
Galerie 6
Miriam Cahn, née en 1949 à Bâle : Ritual, 25-3 7-5_02, 2002, installation : huile sur toile, photographie, fusain sur papier
L'installation de Miriam Cahn se présente comme une méditation sur la fragilité de l'existence et sur les rituels quotidiens qui accompagnent les derniers jours d'un être humain. L'artiste substitue à l'unicité de l'œuvre un rythme quasi organique évoquant le cycle de la vie dans ses représentations comme dans sa réalisation, Miriam Cahn envisageant l'exposition comme une performance en soi.
Michael Armitage, né au Kenya en 1984 :
Dandora (Xala, Musicians), 2022, huile sur Lubugo (tissu d'écorce)
Dans un paysage paradoxal où les détritus cohabitent avec une nature libre, une assemblée d'hommes et d'animaux nous fait face. Musiciens traditionnels, chiffonniers et bétails se partagent un espace incertain aux couleurs bigarrées. Dandora est la plus grande décharge à ciel ouvert de Nairobi, où vivent, à proximité, près d'un million de personnes.
Cave, 2021, huile sur Lubugo
Cave se situe dans la partie plus onirique du travail de Michael Armitage. Ici, un homme et une femme soufflent dans ce qui semble être les anches d'un instrument inconnu, organique. Leur respiration mêlée parait faire naitre la vie à l'intérieur d'une conque, deux figures se formant à l'intérieur de l'instrument, au sein d'un tourbillon de couleurs.
Peter Doig, né en 1959 à Édimbourg : House of Music (Soca Boat), 2019-2023, huile sur lin
Prenant pour point de départ une photographie de pêcheurs soulevant leur prise sur le pont, Peter Doig transforma progressivement l'image en peinture, les marins devenant des musiciens. Le titre de l'œuvre fait référence à la chanson Dat Soca Boat, sortie en 1979 par Shadow, l'un des groupes les plus importants du genre soca à Trinidad dans les Caraïbes.
On retrouve Marlene Dumas : Einder (Horizon), 2007-2008, huile sur toile
« De son vivant, je n'ai jamais peint de fleurs pour ma mère. Après sa mort, en 2007, j'ai tenté de peindre les fleurs sur sa tombe. Je voulais faire son portrait sans la peindre. Je tentais de peindre quelque chose sans fin.» Le titre de ce tableau provient d'un poème Afrikaans par Elizabeth Eybers, dans lequel le mot « einder » suggère à la fois « la fin » et un horizon inatteignable.
Galerie 5
Georg Baselitz, né Hans-Georg Kern en 1938 à Deutschbaselitz (Allemagne) :
Avignon [Was ist gewesen, vorbei], 2014, huile sur toile, 8 éléments
Comme final de l'exposition, le chef-d'œuvre monumental de Georg Baselitz, Avignon, parachève cette danse des corps. Représentant majeur de la peinture allemande, celui-ci travaille le plus souvent au sol, comme dans une chorégraphie primitive, présentant des corps à l'envers, tombants. Libérant ainsi ces figures de leur faculté de représentation, l'artiste navigue entre la figuration et l'abstraction. Sa peinture, monumentale et matérielle, s'adresse autant au corps qu'à l'esprit. Dans l'obscurité, dramatiques et spectaculaires, les huit tableaux suspendus dans l'espace forment un huis clos, un théâtre où le corps vieillissant de l'artiste est le seul protagoniste.
On retrouve Georg Baselitz dans le vestibule de la Bourse de Commerce, qui donc ouvre et clôt cette exposition :
Meine neue Mütze, 2003, huile sur bois de cèdre
Œuvre monumentale, (« ma nouvelle casquette ») dépeint l'artiste enfant. Taillée à même un grand tronc d'arbre, la sculpture conserve la trace de l'énergie colossale déployée par l'artiste pour faire émerger la figure du matériau, figure qu'il a par la suite rehaussée de peinture.
Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Encore une découverte cette saison avec la première rétrospective en France consacrée à l’artiste allemande Gabriele Münter (1877-1962), au Musée d'Art Moderne de Paris. Co-fondatrice du cercle munichois du Cavalier Bleu (Blaue Reiter), Gabriele Münter compte parmi les femmes artistes les plus éminentes de l’expressionnisme allemand. Si son nom reste souvent associé à celui de Kandinsky qui fut son
compagnon durant ses années munichoises (1903-1914), Gabriele Münter n’a jamais cessé de se renouveler, avec une étonnante modernité, maîtrisant un grand nombre de techniques et laissant une œuvre foisonnante.
Le MAM poursuit ainsi sa politique de présentation de figures féminines majeures de l’Art moderne dont les parcours artistiques sont étroitement liés à la capitale. Gabriele Münter débuta en effet sa carrière à Paris, où elle exposa pour la première fois en 1907 au Salon des Indépendants.
L'exposition s'ouvre sur un portrait de Gabriele Münter par Vassily Kandinsky (1866-1944), huile sur toile de 1905.
Kodak Girl
Cette première section accorde une place particulière aux photographies de Münter, qui documentent ses premiers voyages aux Etats-Unis (1898-1900) et en Tunisie (1903-1904). Ce voyage aux Etat-Unis, pour rendre visite à des parents émigrés, est considéré comme un moment charnière aux prémices de sa carrière ; là-bas, elle se familiarisa avec la technique relativement récente de la photographie et réalisa près de 400 clichés. Alors qu'elle n'avait pas encore commencé à peindre, la pratique de la photographie a marqué son regard.
Kodak Bull's Eye n° 2, modèle de 1898
Cet appareil est comparable à celui que Münter s'est acheté à Abilene, au Texas, fin février 1900, avec l'argent offert par sa sœur pour son anniversaire. Pesant à peine huit cents grammes, le Kodak Bull's Eye n° 2 permettait de faire des prises de vue autant à l'extérieur qu'à l'intérieur. Le temps d'exposition en intérieur était, selon la lumière, de deux à soixante secondes et, en extérieur, de moins d'une seconde.
Quelques clichés réalisés en 1899-1900 à Plainview (Texas)
De retour en Allemagne, Gabriele Münter s’installa à Munich où elle fit la connaissance de Kandinsky. De 1904 à 1908 le couple entreprit de nombreux voyages pendant lesquels Münter peignit et photographia. Leur séjour en Tunisie est évoqué à travers des photographies de Gabriele :
Marabout de Sidi-Yahia, Sousse, mars 1905
Fête foraine pour l'Aït, Tunis, 1905
et des peintures et dessins :
Aloès, 1905, toile
Mer houleuse, 1905, toile
Ruelle à Tunis, 1905, toile
Maison dans un faubourg de Tunis, 1905, toile
Rue de la Verdure à Bab-el-Khadra, Tunis, 1905, tempera et crayon sur papier gris
Premiers pas sur la scène parisienne
Münter séjourne près d’une année entre 1906 et 1907, occasion pour elle de poursuivre sa formation et d’exposer pour la première fois de sa carrière. Elle dessine et peint d’après modèle vivant à l’Académie de la Grande-Chaumière, à Montparnasse. Elle approfondit sa pratique de la gravure, réalisant de nombreuses estampes inspirées par son environnement quotidien. Elle visite les galeries d’art et des collections privées, en particulier celle de la famille Stein, des collectionneurs américains chez qui elle peut voir des œuvres de Gauguin, Bonnard, Cézanne, Picasso et surtout Matisse. Ce séjour parisien aura une influence décisive sur sa manière de peindre, libérant sa touche et son usage de la couleur.
St. Cloud (Étude n° 3), 1906, carton entoilé
Neige à Sèvres, vers 1906-1907, huile sur carton entoilé
Parc en automne, 1906, carton entoilé
Portail de jardin à Sèvres, vers 1906, huile sur carton entoilé
Tête d'homme, Paris, 1906, huile sur toile contrecollée sur carton
Vue par la fenêtre à Sèvres, 1906, toile
Dans cette peinture, l'une des plus importantes réalisées lors de son séjour parisien, Münter donne au spectateur la sensation d'embrasser le paysage urbain qui remonte jusqu'à la colline de Saint-Cloud, à peine contrariée par la silhouette d'un arbre que l'hiver a dépouillé de son feuillage et qui se détache au premier plan. Cet élément, qui agit comme un léger obstacle à la vision tout en faisant office de point de repère, revient régulièrement dans ses compositions, en particulier dans ses photographies. Cette œuvre figure au Salon des indépendants de 1907, où Münter expose sous son nom pour la première fois de sa carrière.
Pendant le premier séjour parisien de Münter en 1906 et 1907, elle exécuta près d’un quart de l’ensemble de son œuvre gravé.
Maisonnette - Bellevue, 1907, linogravure couleur sur papier japonais
Parc de Saint-Cloud, 1907, probablement linogravure couleur sur papier japonais
Kandinsky à l'harmonium, 1907, linogravure couleur sur papier japonais
Soir d'automne - Sèvres, 1907, linogravure couleur sur papier japonais
Mme Vernot avec Aurélie, 1906, linogravure couleur sur papier japonais
Münter portraiture ici la logeuse de la chambre qu'elle loua quelques mois au 58, rue Madame, dans le quartier de Montparnasse. Sarah et Michael Stein - le frère cadet de la poétesse Gertrude Stein -, également collectionneurs, vivaient dans le même immeuble. Le goût de l'expérimentation de l'artiste se révèle notamment dans les arrière-plans des portraits, traités à chaque fois différemment. Dans cette gravure, on aperçoit Aurélie, la domestique de Mme Vernot, affairée dans la cuisine.
M. Vernot, 1906, linogravure couleur sur papier japonais
Kandinsky, 1906, linogravure couleur sur papier japonais
Aurélie, 1906, linogravures couleur sur papier japonais et papier machine
La linogravure, technique très novatrice, dérivée de la gravure sur bois, est alors surtout employée dans les écoles d'art. Le linoléum permet un travail d'incision plus aisé et spontané, ce qui convient à une pratique expérimentale. À partir d'un sujet précisément dessiné, phase préparatoire lui permettant de simplifier ses motifs, d'en isoler les ombres et les contours qui vont alors ressortir encrés en noir, Münter compose parfois plusieurs tirages de différents coloris. Les quatre portraits d'Aurélie (la domestique de sa pension, rue Madame) forment ainsi une série dans laquelle chaque couleur vient faire varier le dynamisme expressif impulsé par le sourire du modèle.
Au Salon d'automne de 1906 a lieu l'une des premières expositions publiques d'œuvres de Münter. Y figurent six sacs brodés de fines perles de couleur, et le panneau de textile brodé en appliqué et rehaussé de perles représentant un Navire sur la Volga, qu'elle a réalisé d'après une maquette de Kandinsky lors de leur voyage en Tunisie, en 1905. Ces œuvres témoignent de sa maîtrise de différentes techniques de broderie. L'artiste partage alors avec Kandinsky un intérêt pour les travaux décoratifs et manuels, et les motifs folkloriques.
Sac à main pochette : Deux dames en robe à crinoline se promenant avec un chien (d'après un dessin de Kandinsky), 1905, tissu de laine noir, broderie de perles de verre
Tenture : Navires sur la Volga (d'après un dessin de Kandinsky), 1905, tissu de laine mauve et beige, gris-vert, noir et gris-bleu, broderie appliquée rehaussée de perles de verre, fils de coton, galon métallique
La fin de cette section introduit, à travers une série de portraits, l’évolution de la peinture de Gabriele Münter sous l’influence des avant-gardes parisiennes dès son retour à Munich en 1908.
Vase rouge, 1909, toile
Mlle Mathilde au châle bleu, vers 1908-1909, carton
Mlle Mathilde, vers 1908-1909, carton
La Petite Dietrich, 1908, carton
Portrait de garçonnet [Willi Blab], vers 1908-1909, carton
Tête de femme, Munich, 1908, carton
M. Miller, propriétaire du 19 Adalbertstraße, Munich, 1908, carton
Mme Olga von Hartmann, vers 1910, toile
Le couple russe Olga et Thomas von Hartmann vécut à Munich de 1908 à 1912. Le musicien Thomas von Hartmann était un ami proche de Kandinsky. Il écrivit la musique pour la composition scénique de ce dernier, intitulée La Sonorité jaune et parue dans l'Almanach du Cavalier bleu. Chanteuse d'opéra de formation, Olga von Hartmann semble s'être vouée à la carrière de son mari plus qu'à la sienne. Elle fut un modèle privilégié pour Münter, qui la peignit et la photographia à plusieurs reprises. Ce portrait sans fioritures présente une grande simplicité de formes.
Munich, Murnau et le Blaue Reiter
La troisième section de l’exposition présente les peintures phares des années 1908-1914 qui recouvrent la période dite « expressionniste » de son œuvre.
En 1909, Münter acquiert une maison à Murnau, village situé à une heure de train de Munich, au pied des Préalpes bavaroises et au bord du lac Staffelsee. Ce site l’enthousiasme, par sa diversité des motifs – les maisons aux façades colorées, le lac, les marais, les montagnes – qui l’inspirent continuellement. Au même moment, elle participe activement au renouveau de l’art à Munich : elle est membre fondatrice de la Nouvelle Association des artistes de Munich et, en 1911, du Cavalier bleu, aux côtés de Kandinsky, Franz Marc, August Macke et Paul Klee, entre autres. (voir notre billet du 23 mars 2019).
Cette période est marquée par le travail collaboratif au sein de ce cercle d’artistes que réunit une même fascination spirituelle pour le paysage et la nature. Münter participe aux expositions du groupe et à l'édition du célèbre Almanach, ouvrage théorique et programmatique qui pose les bases d’une nouvelle avant-garde internationale et pluridisciplinaire.
Allée devant la montagne, vers 1909, huile sur carton
Habitante de Murnau [Rosalie Leiss], 1909, huile sur carton
Nature morte au fauteuil, 1909, carton
À l'écoute [portrait de Jawlensky], 1909, carton
Nature morte en gris, 1909, huile sur carton
Paysage avec cabane au couchant, 1908, huile sur papier contrecollée sur carton
Étude abstraite avec une maison, vers 1910-1912, carton
Rue de village en bleu, vers 1908-1910, huile sur panneau
Rue de village en hiver, 1911, carton sur bois
La Maison jaune, 1911, peinture sur carton
Nuages du soir, vers 1919-1910, huile sur carton
Nature morte aux vases, bouteilles et branches de sorbier, vers 1008-1909, huile sur carton
Portrait de Marianne von Werefkin, 1909, carton
Münter fait poser l'artiste Marianne von Werefkin devant le soubassement jaune de la maison qu'elle vient alors d'acquérir, en août 1909, à Murnau. Elle la représente coiffée d'un grand chapeau à fleurs lui projetant des ombres colorées sur le visage, le buste réduit à un imposant triangle blanc cerné d'une écharpe rose. Les couleurs audacieuses de ce portrait rappellent les portraits peints par Matisse à la même époque, notamment Femme au chapeau (1905), que Münter a pu voir chez Gertrude Stein. Son langage pictural est cependant plus radical, par l'emploi d'une stylisation des formes plus accentuée.
Nature morte dans le tramway, vers 1909-1912, carton
Cette peinture a été inspirée à Münter par une femme assise avec ses achats devant elle dans un tramway. L'artiste choisit de ne peindre que le tronc de la femme, fixant l'attention sur les emplettes de cette dernière, et transforme ainsi la scène en une nature morte. Münter fait preuve de créativité avec cette composition d'une grande modernité, au sein de laquelle elle prend la liberté de ne pas représenter la tête du sujet peint. Son goût pour le fragment plutôt que pour une vue d'ensemble prend sa source dans la technique de la photographie.
Au salon, 1911, carton
La fusion de la scène et du décor rappelle les peintures intimistes de Bonnard ou Vuillard, mais aussi les intérieurs et ateliers de Matisse peints la même année.
Nature morte aux œufs de Pâques, 1914, carton
Intérieur à Murnau, vers 1910, carton
La vie privée de Münter est le sujet de cette peinture qui n'est pas sans rappeler la célèbre chambre de Van Gogh. Comme si elle prenait une photographie, l'artiste montre une pièce décorée de meubles peints par elle et Kandinsky. Le tapis au centre de la composition guide le regard du spectateur vers une autre pièce située à gauche, où l'on peut voir Kandinsky en train de lire, allongé sur un lit.
Nature morte au miroir, 1913, toile
Combat du dragon, 1913, huile sur toile
Cette peinture s'inspire d'une sculpture populaire russe, dont la reproduction figurait dans l'Almanach du Cavalier bleu, et représentant le combat de saint Georges à cheval contre le dragon, sous la forme d'une hydre (monstre à plusieurs têtes). Münter transpose cette lutte légendaire du Bien contre le Mal en la vision d'une scène sanglante, ancrée dans un arrière-plan paysager. Peut-être illustre-t-elle ainsi symboliquement la lutte des artistes du Cavalier bleu pour la défense de leur art novateur dans l'environnement hostile et incompréhensif de l'époque.
Retour aux sources : intérêt pour l’enfance et l’art vernaculaire
Les artistes du Cavalier Bleu considèrent l’art populaire et les dessins d’enfants comme des expressions originales et authentiques à même de ressourcer l’art moderne. Münter collectionne les objets traditionnels et vernaculaires tels que les fixés sous-verre du sud de la Bavière, dont elle apprend la technique pour la réinterpréter avec ses propres motifs, et les statuettes de dévotion. Plusieurs de ces artefacts deviennent les sujets de natures mortes originales. Au fil des ans, Münter constitue par ailleurs avec Kandinsky une collection de plus de 250 dessins d’enfants. Certains d’entre eux sont reproduits dans l’Almanach du Cavalier Bleu. Münter copie et réinterprète quelques-unes de ces créations enfantines, selon un processus de désapprentissage et de renouvellement de sa pratique artistique.
Vue de Herford, vers 1911, fixé sous verre, cadre peint par Kandinsky
Dame des années 1860, vers 1917, fixé sous verre, cadre peint par l'artiste
Chanson, vers 1912-1913, fixé sous verre
Nature morte au saint Georges, 1911, carton
Nature morte avec figure [Mme Simonowitsch], 1910, toile
Fillette aux tresses, 1909, carton
Portrait d'enfant [Iwan], 1916, toile
Paysage avec maison (d'après un dessin d'enfant), 1914, carton
Deux dessins d'enfant de Elfriede Schroeter (nièce de Gabriele Münter), vers 1913
Au salon, 1913, toile de Münter où ces dessins sont repris
Maison (d'après un dessin d'enfant), 1914, carton
Le dessin du petit Robert qui a inspiré Münter
Berlin, Paris, les années 20 : une nouvelle figuration
Entre 1915 et 1920, Gabriele Münter réside en Scandinavie, où elle a été accueillie comme une représentante importante de l’avant-garde internationale. A son retour en Allemagne, après cet exil, elle doit pourtant repartir de zéro. Elle adopte un langage visuel inspiré d’une nouvelle tendance de la figuration, désignée sous le nom de « Nouvelle Objectivité » : dans sa peinture aux tonalités plus retenues, la figure humaine tient un rôle essentiel. Parallèlement, le dessin qui, dès ses débuts, fut pour Münter une technique de prédilection, devient son principal moyen d’expression, en cette période où l’artiste dispose rarement d’un atelier. Ses dessins se caractérisent par une grande économie de moyens : une physionomie, une posture est fixée en quelques lignes. Münter s’attache tout particulièrement à faire le portrait des femmes libres et émancipées qu’elle fréquente à Berlin et à Paris, où elle revient plusieurs mois en 1929 et 1930.
Penseuse, 1917, Toile
Münter a réalisé plusieurs portraits de cette femme, nommée Gertrud Holz, à Stockholm. Son style a évolué, il est plus graphique, avec des couleurs adoucies. Les objets disposés sur la table à l'arrière-plan semblent se mouvoir en écho à la divagation des pensées du modèle. Certaines zones encore traitées de manière indéfinie et les tons sourds baignent la peinture dans une atmosphère empreinte de nostalgie. Chef-d'œuvre de la période scandinave de Münter, cette œuvre sera exposée en 1918 à Copenhague, lors de la plus grande exposition personnelle organisée de son vivant.
Autoportrait, vers 1921, toile montée sur un autre support textile
Sténographie. Suissesse en pyjama, 1929, toile
Dans cette œuvre phare de son second séjour parisien, Münter figure une sténographe, vêtue de pantalons légers à la mode, en train de travailler à la prise de notes. L'accent mis sur la profession et l'activité du modèle, et la grande frontalité de cette œuvre, en font davantage un emblème qu'un portrait. Münter témoigne, à sa manière, des mutations culturelles de l'époque reflétant l'émancipation des femmes par le travail, autour de la construction de l'archétype de la «femme nouvelle» (Neue Frau). en Allemagne, ou de la garçonne, en France.
Auditrices, vers 1925-1930, toile
Dessins, vers 1930
Villa les Fleurettes (Paris), vers 1929-1930, toile
Échafaudage, 1930, toile
Nocturne par la fenêtre. Auteuil de nuit, 1929, carton
Chemin noir, Meudon, 20 août 1930, huile sur toile
Nature morte à la bouteille, 1930, carton
Joueurs de dés, 1930, carton
Nature morte aux couverts rouges, 1930, carton
Münter peint cette nature morte lors de son second séjour à Paris. Elle en explique la genèse dans une lettre adressée à son conjoint Johannes Eichner : « Hier soir, je voulais écrire des cartes et des lettres, comme j'avais prévu de le faire depuis longtemps - me mettre à la couture aurait été tout aussi bien - mais j'ai peint à la place une nature morte que j'ai vue en débarrassant la table. Des couverts à salade rouge dans le bol blanc (et un citron) avec des ombres portées. » La vue rapprochée sur ce coin de table, avec le saladier et le fragment d'un dossier de chaise à l'arrière-plan, rappelle un zoom photographique.
La Lettre, 1930, toile
Loulou Albert, 1929, toile
Lou Albert-Lasard (1885-1969) est une peintre franco-allemande formée à Munich au début du XXe siècle et proche des milieux artistiques et littéraires, en particulier du poète Rainer Maria Rilke. Münter l'a sans doute fréquentée successivement à Munich, entre 1904 et 1910, et à Berlin, au milieu des années 1920, avant l'installation d'Albert-Lasard à Paris, en 1928. L'artiste l'a peinte à plusieurs reprises lors de son séjour parisien, puisque c'est également Lou Albert-Lasard qui apparaît alitée dans La Lettre.
Une nouvelle vie à Murnau
En 1931, Münter s'installe définitivement à Murnau. C’est le début d’une période d’intense création. Les rues de ce village pittoresque et les paysages alentour constituent les motifs principaux d’œuvres dans lesquelles elle renoue avec sa propre tradition expressionniste. Sous le IIIe Reich, elle réduit ses apparitions publiques sans pour autant cesser de travailler, même si son compagnon, l’historien de l’art Johannes Eichner, lui enjoint d’assagir sa touche et de veiller au choix de ses sujets. En mai 1938, après la promulgation de la loi sur la « confiscation des produits de l’art dégénéré », Münter cache dans la cave de sa maison ses propres peintures et sa collection d’œuvres de Kandinsky et d’autres artistes du Cavalier Bleu.
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’art de Münter est progressivement redécouvert et son importance, réaffirmée. Un épais cerne noir séparant des aplats de couleur aux tonalités douces caractérise nombre de ses peintures à partir du milieu des années 1930. On y distingue moins les traces de pinceau, et le principe de la reprise en série évacue le contexte du sujet représenté. La radicalité formelle de ces images autonomes, très synthétiques, met à distance les catégories traditionnelles du portrait, du paysage et de la nature morte.
Autoportrait, 1935, carton
La Maison de Münter à Murnau, 1931, toile
Le Lac gris, 1932, toile
Vue sur les montagnes, 1934, toile
Route menant aux montagnes, 1936, huile sur toile
Enfant endormi (vert sur noir), 1934, carton
Fillette endormie (marron, bleu), 1934, carton
Mère avec un enfant endormi, 1934, carton
Dr Hanna Stirnemann, 1934, carton
Münter réalisa ce portrait de Hanna Stirnemann lors d'une visite de celle-ci à Murnau, ou peu après. Les montagnes bleues en arrière-plan sont une évocation du paysage typique des environs de ce village du sud de la Bavière. Hanna Stirnemann était devenue la première femme directrice de musée en Allemagne, après avoir pris la direction du musée municipal de léna, en 1930. Celui-ci fut l'une des sept étapes de l'exposition itinérante «Gabriele Münter. 50 peintures des 25 dernières années (1908-1933) », en 1934.
Rue principale de Murnau avec attelage, 1933, huile sur bois
Petit-déjeuner des oiseaux, 10 mars 1934 ; retouches minimes en janvier 1938, huile sur carton
Cette œuvre nous fait pénétrer dans l'intériorité de l'artiste, dont elle constitue une sorte d'autoportrait symbolique à l'aube de la soixantaine. Le spectateur peut en effet s'identifier à la figure de dos qui occupe le premier plan de la composition, comme s'il était lui-même assis à la table de Münter et observait, avec elle, les oiseaux dans les arbres du jardin à travers la fenêtre de sa maison, à Murnau.
L'excavatrice bleue (étude), 1935, carton
Pelle mécanique, 1935, carton
Münter a toujours représenté le monde du travail, depuis ses photographies américaines. De 1935 à 1937, elle peint, dessine et photographie à de nombreuses reprises les travaux de construction de la route et de la ligne de chemin de fer mis en œuvre pour les Jeux olympiques de 1936 à Garmisch-Partenkirchen. À la demande d'une marchande d'art, elle enverra les deux études ci-contre à une exposition intitulée « Les routes d'Adolf Hitler dans l'art », sujet hautement compatible avec la propagande officielle. Cependant, les petits personnages de La Pelle mécanique sont loin de la représentation « surhumaine » des travailleurs allemands prônée par les nazis. Münter associe d'ailleurs symboliquement le motif de l'excavatrice, autour duquel elle articule une série de douze peintures, à un « monstre qui dévore et abandonne ».
Terminons par les deux seules toiles des années 50 présentes dans l'exposition :
Nature morte devant « La maison jaune », 1953, toile
Münter superpose ici différentes réalités et temporalités. Au premier plan, elle a peint une nature morte (fleurs et fruits sur une table ronde) dans le style récurrent de ses peintures depuis les années 1930 : une très grande simplification des formes, un cerne noir délimitant des zones de couleurs primaires avec peu de touches de pinceau apparentes. L'arrière-plan reproduit l'une de ses peintures de 1911, La Maison jaune, accrochée dans la section dédiée au Blaue Reiter.
Le Lac bleu, 1954, huile sur toile
À la sortie de l'exposition, quelque affiches :
Deux expositions en 1913 à Berlin
L'affiche de l'exposition Gabriele Münter à l'association des artistes Den Frie Udstilling, Copenhague, 1918
L'affiche de l'exposition à New York en 1926 organisée par la Société Anonyme, Inc. (Katherine Dreier, Man Ray, Marcel Duchamp) dans laquelle Gabriele Münter était exposée.
L'affiche de l'exposition itinérante Gabriele Münter en 1952 à Münich
L'Expérience de la nature - Les arts à Prague à la cour de Rodolphe II
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Petite exposition au Louvre, sur un sujet que certains qualifieraient de "niche". Organisée en partenariat avec la Národní Galerie de Prague, elle concerne une période que les commissaires situent entre "le crépuscule de la Renaissance et l'aube de la modernité", ce long règne (1576-1612) de l'empereur Rodolphe II, fils de Maximilien II et petit-fils par sa mère de Charles Quint, qui, ayant parmi ses nombreux titres celui de roi de Bohème, avait établi sa cour à Prague.
Grand protecteur des arts et des sciences, Rodolphe II était l’un des souverains européens dont l’enthousiasme pour l’étude de la nature était le plus vif. Il appela à sa cour des savants et des artistes venus de toute l’Europe, qui travaillèrent à proximité les uns des autres dans l’enceinte du château, faisant de Prague un véritable laboratoire, un lieu d’expérimentation, dans un climat propice de tolérance intellectuelle et religieuse.
Prendre la mesure des choses
Mesurer le ciel et la terre.
Jacob II De Gheyn (Anvers, 1565 - La Haye, 1629) : Tycho Brahe, 1586, gravure
Tycho Brahe (Knudstrup, 1546 - Prague, 1601) : Astronomiae instauratae mechanica, Nuremberg, 1602, papier, reliure en veau fauve
À la mort de Frédéric II du Danemark, Tycho Brahe perd son principal soutien. Pour chercher un nouveau protecteur, il fait publier ce luxueux ouvrage décrivant les installations conçues et construites par lui sur l'île de Hven, au large de Copenhague, rebaptisée Uraniborg. Il y fait aussi état de ses découvertes et des progrès qu'il introduit dans la fabrication des instruments. Il y ajoute une préface à Rodolphe II une fois reçu par le souverain en 1598, qui le prend immédiatement à son service.
Tycho Brahe & Johannes Kepler (Weil, 1571 - Ratisbonne, 1630) Tabulae Rudolphinae, Ulm, 1627
Entreprises par Brahe, et achevées par Kepler, ces Tables se présentent sous la forme d'un calendrier perpétuel, propre à déterminer toute position des sept corps célestes (Soleil, Saturne, Jupiter, Mars, Vénus, Mercure et la Lune) et des 1 005 étoiles recensées par les deux astronomes. Elles intègrent de manière novatrice des éléments corrigeant les effets de la réfraction atmosphérique, ainsi que l'utilisation de tables logarithmiques, découvertes récentes de l'optique et des mathématiques. Kepler y énonce aussi les lois astronomiques qui portent encore son nom.
Johannes Kepler : De Stella nova in Pede Serpentarii, Prague, 1606, papier, reliure en veau jaspé
En 1604, Kepler observe l'apparition d'une « nouvelle étoile », correspondant en réalité à l'explosion d'une supernova. Comme l'avait fait auparavant Tycho Brahe en 1573 face à un phénomène analogue, il publie cette observation dans un ouvrage qu'il dédie à Rodolphe II. Une telle apparition met en pièces la structure du cosmos héritée d'Aristote, où tout ce qui se trouvait au-delà de la Lune était supposé éternel et sans changement. Cela constitue une avancée décisive pour fonder l'astronomie moderne.
Instruments réalisés à Prague par Erasmus Habermel (1538-1606) :
Instrument topographique (1592)
Cadran solaire avec cercle équatorial, vers 1600
Instrument astronomique aux armes de Rodolphe II
Quart de cercle azimutal
Décrire le vivant :
Anselm Boetius De Boodt (1550-1632) : Rose trémière, folio 81 de l'album VIII, aquarelle sur papier.
Comme la plupart des naturalistes de sa génération, De Boodt se constitue une vaste collection d'aquarelles d'animaux et de plantes. Ces représentations précises sont alors des outils privilégiés du savoir, permettant de décrire, d'identifier et de nommer les différentes espèces. De Boodt en dessine lui-même une partie, telle la Rose trémière qui porte sa signature.
Hans HOFFMANN (vers 1545/1550 - Prague, 1591) :
Lièvre entouré de plantes, vers 1583-1585, aquarelle et gouache sur parchemin monté sur bois
Chardonneret élégant, aquarelle et gouache sur papier
Établi définitivement à Prague à partir de 1585, Hans Hoffmann sert d'intermédiaire à Rodolphe II pour l'acquisition d'un grand nombre de dessins de Dürer en possession de la famille Imhoff à Nuremberg. Parmi ceux-ci, le célèbre Lièvre est ici copié et replacé dans un environnement naturel décrit avec une grande exactitude botanique.
Jacob Hoefnagel (1573-1630), d'après Joris HOEFNAGEL (1542-1600) :
Archetypa studiaque patris Georgii Hoefnagelii, quatre séries de douze gravures au burin éditées à Francfort en 1592, ultérieurement peintes à l'aquarelle et à la gouache, reliées en 1616
Intitulé Images et études littéraires d'après mon père Joris Hoefnagel, ce recueil de gravures représente à taille réelle des insectes et des petits animaux, des fleurs et des fruits, accompagnés de citations bibliques et humanistes. La série s'ouvre avec le plus grand insecte connu à l'époque, originaire d'Amérique, gravé d'après une miniature des Quatre Éléments. Entomologiste reconnu, Joris Hoefnagel peignait les insectes d'après nature, contrairement aux autres animaux pour lesquels il se basait sur des dessins ou gravures existants.
Jacob Hoefnagel :
Les Quatre Éléments, Aqua IL : Mollusques, écrevisses et crabe, aquarelle et gouache sur vélin
Les Quatre Éléments, Aqua XXVIII : Poissons exotiques, aquarelle et gouache sur vélin
Les Quatre Éléments, Aier LXVII : Deux perroquets, aquarelle et gouache sur vélin
Les Quatre Éléments de Joris Hoefnagel comptent plus de trois cents miniatures d'animaux classées en quatre volumes correspondant aux éléments: le feu (vol. 1: Ignis) pour les insectes, la terre (vol. 2: Terra) pour les quadrupèdes et les reptiles, l'eau (vol. 3: Aqua) pour les animaux aquatiques et enfin l'air (vol. 4: Aier) pour les oiseaux.
Jacob Hoefnagel :
Les Quatre Éléments, Terra XXVIII: Bélier blanc et mouton noir, aquarelle et gouache sur vélin
Allégorie de la brièveté de la vie: Allégorie de la Mort et Allégorie de la Vie, 1591, aquarelle et gouache, or, sur vélin, collé sur panneau de bois
Conçues en pendant, ces deux miniatures suscitent une méditation sur le caractère éphémère de la vie humaine. Celle-ci est symbolisée par l'éclosion, la croissance et le flétrissement des roses et des lys, commentés par les citations inscrites dans les cartouches, qui sont empruntées à l'Ancien Testament, à Ausone, poète aquitain du 4° siècle et à Érasme. Brouillant les frontières entre la nature et l'art, Hoefnagel a appliqué sur le parchemin de véritables ailes de papillons, animal qui symbolise la résurrection.
Et une miniature d'une autre nature, cosignée par Jacob et son père Joris :
Actéon surprenant Diane et les nymphes, 1597, aquarelle, gouache et or sur vélin, monté sur bois
Deux sculptures de Adriaen De Vries (La Haye, vers 1556 – Prague, 1626) :
Cheval, 1610, bronze
Hercule, Déjanire et Nessus, bronze, patine brune
Cabinet de curiosités
Des objets de ou attribués à Giovanni Ambrogio Miseroni (1551-1616) : Coupe à la sirène, bronze
Coupe : Vénus et l'Amour, agate des Grisons, monture en argent doré
Coupe couverte, lapis-lazuli, or émaillé
Ottavio Miseroni (1567-1634) :
Coupe ovale, jaspe fleuri, or émaillé
La pierre dans laquelle cette coupe est taillée, un jaspe multicolore avec des inclusions transparentes de calcite, est caractéristique des pierres très colorées que l'on trouve en Bohème, en particulier à Kozákov, à une centaine de kilomètres de Prague. La forme ovoïde, parfaite et empruntée à la nature, contraste avec l'imperfection pittoresque de cette pierre bariolée.
Coupe couverte, jaspe sanguin, or émaillé
Terme dans une niche, agate, cornaline, jaspe, nacre
Trois objets par Nikolaus Pfaff (1556 ? - Prague, 1612) :
Coupe, corne de rhinocéros blanc, Ceratotherium simum
S'inspirant de la forme des coupes à boire chinoises en rhinocéros, Pfaff propose ici un vertige de métamorphose. La coupe est soutenue par trois satyresses, des créatures féminines aux pattes de chèvres dont les bras se transforment en branches.
Coupe aux dauphins, ambre, ivoire doré
Cette coupe acquise par Louis XIV vers 1671 peut être reconnue dans l'inventaire de la collection de Rodolphe II. Elle a été taillée par Pfaff dans un bloc d'ambre d'une taille exceptionnelle.
Danaé recevant la pluie d’or, vers 1600, plaquette d'ivoire
Des tableaux en pierre dure de Giovanni Castrucci (mort en 1615) :
Vue du château de Prague, commesso de jaspes et d'agates
Paysage à l'obélisque, commesso de jaspes et d'agates sur ardoise
Vue de Prague depuis le château, avec le palais Schwarzenberg, commesso de jaspes et d'agates sur ardoise
Difficile de penser, devant cet assemblage de pierres multicolores, qu'il s'agisse d'une vue réelle. Pourtant, c'est ainsi que l'on découvrait la campagne en sortant du château de Prague, au pied de l'actuel palais Schwarzenberg où se trouve aujourd'hui la Národní galerie Praha, musée national tchèque. Les agates de Bohême mises en scène dans cette composition émerveillent, car elles semblent déjà former, par leurs taches, des paysages qui ne sont pas peints par l'homme, mais créés par la nature.
Giuseppe Arcimboldo (Milan, 1526-1593) :
Autoportrait, vers 1576-1581, plume et encre bleue, lavis bleu sur papier
Cet autoportrait est l'unique témoignage avéré de l'activité de portraitiste d'Arcimboldo. Le regard direct, hypnotique, est celui du peintre qui scrute son reflet dans le miroir pour le restituer avec la même objectivité que dans ses études de plantes. Avec son calot de feutre et sa veste de brocart, il affirme sa position d'artiste de cour, proche des empereurs Maximilien II puis Rodolphe II, peintre mais aussi concepteur de décors pour les fêtes, expert consulté pour l'enrichissement de la Kunstkammer, poète et théoricien.
Portrait de Rodolphe II en Vertumne, vers 1591, huile sur bois
Arcimboldo doit sa célébrité à l'invention des « têtes composées », assemblages d'une multitude de natures mortes qui forment des portraits allégoriques. Un poème publié en 1591 par Gregorio Comanini, un ami du peintre, indique qu'il s'agit ici d'un portrait de l'empereur Rodolphe en Vertumne, dieu de la fécondité et des jardins, qui préside au changement des saisons.
Paulus Van Vianen (Utrecht, vers 1570 - Prague, 1613) :
Prométhée enchaîné, 1610, pierre noire et lavis gris et bleu
Mercure surprenant Argus endormi, 1610, argent
Ces petits tableaux en relief, qui sont à la fois de la peinture, de la sculpture et de l'orfèvrerie, traitent parfois de thèmes plus conventionnels, ici tirés du livre des Métamorphoses d'Ovide. Ce jeune homme voluptueusement endormi va avoir la tête tranchée par Mercure qui apparaît au second plan. Il avait été en effet chargé par Jupiter de veiller sur la nymphe lo, transformée en vache par Junon. Van Vianen nous montre lo, non sans humour, brouter à l'arrière-plan, bien inconsciente du drame dont elle est la cause.
Massif rocheux avec un dessinateur au premier plan, vers 1606, plume et encre brun foncé, lavis gris et gris-brun
Exécutée à Prague, cette étude objective et précise doit beaucoup à l'exemple de Dürer, notamment pour le choix inhabituel chez Van Vianen de la plume comme technique d'exécution. L'orfèvre devait connaître le Paysage rocheux qui se trouvait probablement dans les collections de Rodolphe II. La figure du dessinateur devant la nature est une nouveauté qui apparaît au début des années 1600 dans les dessins de paysage de Van Vianen et Savery. Elle témoigne de leur pratique commune du dessin en plein air et revendique la qualité documentaire de l'image.
Paysage forestier, vers 1603, plume et encre brune, lavis brun, traces de dessin au crayon
Lorsque Paulus van Vianen arrive à Prague en 1603, il apporte avec lui les dessins des Alpes autrichiennes qu'il a exécutés lorsqu'il travaillait au service de l'archevêque de Salzbourg entre 1601 et 1603. Ces paysages font alors forte impression, tant pour leurs qualités esthétiques que pour leur originalité. Orfèvre, Van Vianen dessine en effet les forêts alpines sans recourir aux conventions de la peinture de paysage. Il s'agit ici d'une transcription immédiate de la nature, avec un cadrage qui correspond au point de vue réel de l'observateur.
Dernière section :
Le renouveau de l'art du paysage
Pieter Stevens (Malines, vers 1567 - Prague, après 1626) :
Paysage de forêt avec un torrent, après 1604, plume et encre brune, lavis brun
Stevens est très impressionné par les dessins des forêts alpestres que Van Vianen apporte avec lui lors de son arrivée à Prague en 1603. Il en imite ici la technique graphique, combinant de larges aplats au lavis avec des traits de plume fins et courts. Ce coin de forêt n'est plus soigneusement composé dans l'atelier mais, à l'exemple de Van Vianen, observé directement sur le motif, en extérieur. Cette étude immédiate et spontanée d'un torrent témoigne de la fascination des artistes des anciens Pays-Bas pour la nature sauvage des Alpes où s'exprime la puissance des éléments.
Paysage avec bûcherons (Janvier), du cycle Les Douze Mois, 1607, plume et encre brune, lavis brun et rouge, rehauts de blanc
Pour traiter le thème des travaux des mois, très populaire dans l'art des anciens Pays-Bas depuis le milieu du 16° siècle, Stevens s'inspire d'un tableau de Bruegel l'Ancien des collections impériales. Grand amateur de l'art de l'illustre Flamand, Rodolphe II a en effet rassemblé la plus vaste collection jamais constituée de tableaux de sa main. L'ordonnancement de la composition en trois plans successifs qui conduisent l'œil le long d'une grande diagonale jusqu'à l'horizon est caractéristique de la tradition flamande du paysage forgée par Bruegel l'Ancien.
Aegidius II Sadeler (Anvers, vers 1570 - Prague, 1625) d'après Pieter Stevens : Janvier, du cycle Les Douze Mois, 1607, burin et eau-forte
Après avoir travaillé en Flandre, en Allemagne et en Italie, Aegidius Sadeler est appelé en 1597 à Prague, où il reste le principal graveur de la cour impériale jusqu'à sa mort. L'arrivée de Van Vianen puis de Savery en 1603-1604 l'incite à s'intéresser au genre du paysage. De sa collaboration avec les paysagistes pragois résultent pas moins de quatre séries gravées d'après des dessins de Stevens et cinq autres d'après des paysages de Savery. Le mois de Janvier, fidèlement gravé (en miroir !) d'après le dessin de Stevens, comporte une vue de Prague au second plan.
Aegidius II Sadeler d'après Roelandt Savery :
Paysage de forêt avec trois chasseurs et deux chiens de la série Six Paysages montagneux, 1609, burin
Sadeler reproduit fidèlement la composition de Savery au sein d'une suite gravée de six paysages forestiers de montagne. L'échelle réduite des chasseurs renforce la présence monumentale des arbres représentés sous toutes leurs formes: conifères élancés et rectilignes, feuillus aux troncs tordus, arbres arrachés, cassés ou tombés au sol. Le dessin complexe des souches d'arbre et de leurs systèmes racinaires leur prête des contours zoomorphes, qui soulignent le caractère sauvage, presque inquiétant, de ce sous-bois marécageux.
Terminons avec un des artistes les plus emblématiques de la cour de Rodolphe II : Roelandt Savery (Courtrai, 1576/1578 - Utrecht, 1639) :
Torrent dans une forêt, vers 1609, huile sur bois
Les paysages peints par Savery à Prague se distinguent par leur point de vue resserré sur un coin de nature sauvage dominé par un motif remarquable, ici un torrent de montagne. Cette proximité permet au spectateur de ressentir toute la puissance des éléments qui ont arraché les troncs de hauts conifères. Plongé dans l'ombre, l'un d'entre eux barre le premier plan d'une ligne diagonale dramatique, toute hérissée de branches cassées et de racines déterrées. Au second plan, le couple de bergers au repos offre un contrepoint paisible et charmant.
Chasse au cerf, vers 1610-1612, huile sur bois
Ce paysage peint avec un point de vue rapproché évoque les forêts de feuillus de Bohême où se déroulent les chasses impériales. Savery peint à Prague de nombreuses scènes de chasse dynamiques qui plongent le spectateur au cœur de l'action. L'échelle réduite des figures renforce le gigantisme des arbres de la forêt, dont les troncs se courbent dans toutes les directions, quand ils ne sont pas arrachés et renversés, témoins de l'intervention de puissantes forces naturelles.
Marche de cavaliers hongrois (?) dans un bois, 1611 ou 1614, huile sur bois
À Prague, Savery exécute un petit groupe de dessins et de tableaux représentant des cavaliers d'Europe de l'Est, vêtus de cottes de mailles ou de manteaux et couvre-chefs richement ornés, armés de sabres, d'arcs, de masses d'armes ou de marteaux de guerre. Il s'agit probablement des cavaliers hongrois menés par István Bocskai, prince hongrois de confession protestante, dans sa révolte contre la famille royale des Habsbourg entre 1604 et 1606.
Deux Cavaliers hongrois (?), vers 1604-1608, craies grasses noire et rouge, partiellement coloré en jaune et bleu, rehauts de craie blanche
Lors de ses promenades autour de Prague, Savery ne dessine pas seulement des éléments naturels, mais aussi les personnes et les constructions humaines qu'il rencontre sur son chemin. Il est ainsi l'un des tout premiers artistes à rechercher en plein air des modèles de figures pour ses tableaux, qu'il esquisse sur le vif, à la pierre noire, avec bien souvent des retouches de couleurs ajoutées de retour dans son atelier.
Deux Hommes, vers 1608-1609, pierre noire, plume et encre noire et brun clair
Ce dessin fait partie d'un ensemble de quatre-vingts études d'humbles figures que Savery a croisées sur son chemin : paysans, villageois, bergers, mendiants estropiés...
Paysage montagneux et rocheux avec un petit lac, vers 1605-1606, plume et encre gris-noir et brune, lavis gris
Les œuvres de Savery des années 1605-1608 témoignent de sa vive curiosité pour la géologie. On reconnaît ici les surprenantes formations de grès de la « Suisse tchèque » au nord-est de la Bohême, que l'artiste a probablement étudiées d'après nature. Il en fait le motif central, spectaculaire, de ce grand paysage très achevé à la plume et au lavis, conçu comme un petit tableau.
Bouquet de fleurs, vers 1611, huile sur bois
Savery a représenté avec une grande exactitude, à taille réelle, un bouquet de fleurs cueillies vers le mois de juin. Pour de telles peintures de fleurs et d'insectes, il a multiplié les emprunts aux œuvres de la collection de Rodolphe II, en particulier celles de Joris Hoefnagel. La coexistence de fleurs en bouton, épanouies et fanées rappelle le caractère éphémère de toute chose terrestre, une méditation à laquelle invite également la présence d'une mouche, animal associé à la putréfaction, et d'un papillon, symbole de résurrection.
Orphée charmant les animaux, 1625, huile sur toile
Savery a peint pas moins de vingt-trois tableaux sur le thème d'Orphée charmant les animaux et les arbres de son chant mélodieux accompagné de la lyre, une scène décrite par Ovide au chant X de ses Métamorphoses. Le premier fut peint à Prague en 1610, alors que l'empire est déchiré par les conflits religieux. La musique, dont les intervalles obéissent à des proportions mathématiques, reflète l'harmonie de l'univers. Les animaux la perçoivent et coexistent pacifiquement, ce que les hommes doués de raison sont incapables de faire.