Mobilité au passé
En ce début de reconfinement, essayons de compenser avec un billet sur les mobilités d'antan, en commençant par des images de deux rassemblements - assez contrastés - de voitures anciennes.
Commençons avec le Rallye International Delage, consacré exclusivement à une marque prestigieuse, dont les participants faisaient étape sur le port d'Épinal le 29 juin 2019.
Ne connaissant pas les modèles, nous nous contenterons de les proposer à votre admiration
Et en apothéose, la Delage D6 3 Litres compétition (1947)
Autre rassemblement, plus modeste, saisi à Montoire (Loir-et-Cher) en septembre dernier. Ici, nous pouvons retrouver et nommer les modèles de notre enfance et de notre jeunesse...
Traction avant Citroën,
Dyna Z Panhard,
Juvaquatre Renault (1955),
Monaquatre de 1935, contemporaine moins musclée de la Seltaquatre, voiture du père de l'auteur pendant quelques mois, dans les années cinquante, avant que sa voracité en carburant ne conduise à lui préférer une 2CV Citroën.
La 4CV Renault, que certaines familles nombreuses remplissaient d'enfants pour descendre dans le Sud...
Une Hotchkiss qui n'aurait presque pas détonné dans le rassemblement évoqué plus haut...
Une rareté, la SMS Tilbury, cabriolet de style roadster anglais fabriqué en France de 1986 à 2005
SImca Chambord,
Cadillac Deville (1964)
404 Peugeot,
Renault 12 (pas une Dacia !)
De belles 2CV Citroën...
et même une élégante version cabriolet !
Quelques automobiles rencontrées au hasard des déambulations de l'auteur :
Au bord de l'Aber Wrac'h, une Ariane et une Aronde SIMCA...
Au bord de l'Aber Benoît, un curieux véhicule à l'allure amphibie...
A Saint-Pabu, une Talbot Samba du début des années 80...
Dans le hameau de Kelerdut (commune de Plouguerneau) une Simca 1000
Longeant le port d'Argenton, une majestueuse Buick Roadmaster dont la miniature Dinky Toys était parmi les préférées de l'auteur...
Près du Musée d'Orsay, une DS20 Citroën "dans son jus"...
Près de l'aqueduc des eaux de la Vanne, trois délirantes limousines disponibles à la location pour des mariages...
Une autre curiosité, un Speedster II de marque PGO (du nom de ses fondateurs les frères Patrick, Gilles et Olivier Prévôt), petit constructeur français sis à Saint-Christol-lès-Alès qui a connu bien des avatars depuis sa fondation en 1980
Terminons avec un clin d'œil à la Coccinelle, première voiture familiale de l'auteur...
Enfin, les voitures anciennes ne sont pas les seules à être conservées : dans une bourgade du Loir-et-Cher, une station service est restée figée depuis une vingtaine d'années : les prix restés affichés sur les pompes sont encore en Francs : 6,01 F pour le super, 4,15 F pour le diesel...
Giorgio de Chirico - La peinture métaphysique
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Au Musée de l'Orangerie, en ce moment, une exposition sur un artiste un peu à part, Giorgio de Chirico (1888-1978), considéré comme un père par les surréalistes, puis conspué par la suite par les mêmes, et le leur rendant bien ! Né en Grèce, issu d’une famille ottomane cosmopolite de nationalité italienne, son œuvre est unique, étrange. Sa peinture qualifiée par Guillaume Apollinaire de « métaphysique », a fortement marqué l’art moderne, de Picasso au surréalisme.
L'exposition offre le parti-pris d'une approche resserrée sur quelques années, sur une œuvre belle et énigmatique. Elle croise ainsi les thèmes récurrents de la programmation du musée de l’Orangerie - Apollinaire, les avant-gardes parisiennes, la Grande Guerre et ses conséquences sur la scène artistique européenne, la galerie Paul Guillaume…
Le parcours de l'exposition comporte trois sections, pour lesquelles nous reprenons l'essentiel de la présentation des commissaires.
Section 1. Munich : La proto-métaphysique
De son séjour à Munich, Giorgio de Chirico se choisit pour maîtres Arnold Böcklin et Max Klinger. Leurs œuvres inspirées des mythes de la Grèce antique mêlent surnaturel et quotidien. Elles lui rappellent l’univers de son enfance à Vólos, en Thessalie, berceau de l’expédition des Argonautes,
des sagas des Centaures, empreint d’une dimension panthéiste ancestrale, celle d’une nature habitée de nymphes et de géants. Ainsi la peinture de Chirico prend une dimension autobiographique, et c’est naturellement qu’ils s’identifient, lui et son frère Alberto Savinio, aux figures des Argonautes ou à celle d’Ulysse errant, métaphore vivante de la connaissance.
Serenata [Sérénade] - 1909 - Huile sur toile
Prometeo [Prométhée] - Automne 1908 - Huile sur toile
Centauro morente [Centaure mourant] - Printemps 1909 - Huile sur toile
Les inspirateurs de Chirico :
Walther Georgi (1871-1924)
Romance de centaures [Kentauren-Roman]
Publié dans Jugend. Münchner illustrierte Wochenschrift für Kunst und Leben, vol. 2, nº 37
Munich, Leipzig, Georg Hirth´s Kunstverlag, septembre 1898
Max Klinger (1857-1920)
Ève et l’avenir [Eva und die Zukunft], planche 2, Futur immédiat [Erste Zukunft] opus III, première édition, Munich, 1880 - Eaux-fortes et aquatintes
L’enlèvement de Prométhée [Entführung des Prometheus], planche 24 - 1894 - Eau-forte, burin et aquatinte
Arnold Böcklin (1827-1901)
Vision en mer [Vision auf dem Meer] - 1896 - Huile sur toile
Ulysse et Polyphème [Odysseus und Polyphem] - 1896 - Gouache sur papier
Section 2. Paris : La métaphysique
Giorgio de Chirico arrive à Paris la nuit du 14 juillet 1911. Il montre au Salon d’Automne ses premiers tableaux métaphysiques et entreprend une nouvelle série de tableaux inspirés de Turin. Capitale de la Maison de Savoie pour laquelle l’aïeul du peintre, diplomate, s’engagea et gagna sa naturalisation italienne, la ville piémontaise est un lieu originel et référentiel pour le peintre. Scène idéale, la cité aux arcades est le décor choisi de ses statues d’Ariane endormie, de ses effigies masculines et de trains évocateurs de la figure du père ingénieur. Découvert par Apollinaire en 1913, Chirico est soutenu et exposé par le jeune galeriste Paul Guillaume. Il participe avec son frère à la vie artistique parisienne, découvrant Cézanne, les compositions spatiales subtiles des tableaux que Matisse rapporte de son séjour au Maroc ou les stylisations archaïsantes des peintures de Picasso, notamment La Dryade de 1908. Il développe alors une suite d’œuvres inspirées par la poésie des Illuminations de Rimbaud, compositions insolites d’objets hétéroclites – artichauts, fruits exotiques, canons, etc. – qu’il désigne par la « solitude des signes ». La complicité avec Apollinaire se renforce autour d’une vision partagée d’une poétique unissant modernité et antiquité. La figure du poète s’apparente dans sa peinture au mannequin, métaphore de l’aède aveugle aux choses du présent, mais capable de voir distinctement le passé et le futur, donnant vie à la « poésie », unique source de salut et de régénération.
Ariane et Dionysos
La Nostalgie de l’infini - Automne-hiver 1912, daté sur la peinture de 1911 - Huile sur toile
La Tour rouge (La Tour rose) - Première moitié de 1913 - Huile sur toile
La Sérénité du savant - Avril 1914 - Huile et fusain sur toile
Les Joies et les énigmes d'une heure étrange - 1913 - Huile sur toile
Etude - Crayon, encre et crayon bleu sur papier quadrillé
La Récompense du devin - Juin-juillet 1913 - Huile sur toile
Etude (encre et crayon dur papier)
Le Retour du poète - 27 Avril 1914 - Huile sur toile
La Solitude des Signes
La Conquête du philosophe - Janvier 1914 - Huile sur toile
Mélancolie d’un après-midi - Novembre-décembre 1913 - Huile sur toile
Le Cerveau de l’enfant (Le Revenant) - 1914 - Huile sur toile
L’Incertitude du poète - Novembre-décembre 1913 - Huile sur toile
Composition métaphysique - Juillet-août 1914 - Huile sur toile
Composition métaphysique avec jouets - Giorgio de Chirico - Juillet-août 1914 - Huile sur toile
La Vision du Poète
Le Vaticinateur - Hiver 1914-1915 - Huile sur toile
Le Voyage sans fin - juillet 1914 - Huile sur toile
Les Deux Sœurs - Janvier-avril 1915 - Huile sur toile
Portrait de Guillaume Apollinaire - 1914 - Huile et fusain sur toile
Section 3 : Ferrare – La grande folie du monde
À Ferrare, en pleine guerre, la peinture métaphysique change du tout au tout, tant pour des raisons pratiques qu’à cause de nouvelles sources d’inspirations. Privé d’atelier, contraint de peindre chez lui souvent de nuit, pendant les rares heures où il est libéré de ses fonctions militaires, Giorgio de Chirico peint de petites toiles et concentre son regard sur le microcosme du quotidien et l’analyse de la folie qui s’est emparée du monde. La représentation d’intérieurs clos et protecteurs dénote chez lui un besoin d’espace de réflexion et de sécurité dans lequel il orchestre des dialogues muets et absurdes entre objets décrits avec la plus grande exactitude réaliste : cartes géographiques, équerres et instruments, biscuits et gâteaux typiques
de Ferrare, décorations militaires, pieds de table, fragments de mannequins…
Au printemps 1917, réfugié avec Carrà à l’hôpital militaire, Villa del Seminario, il dépeint dans ses tableaux et dessins le mobilier et les instruments des salles de soin – prothèses, chaises pour électrochocs, rééducation scolaire et technique… – dans des mises en scènes glaçantes de mannequins – allusions à peine voilées aux mutilés de guerre. L’absurde tragédie de la guerre est exposée sur décor de salons ferrarais feutrés et
désuets.
Le Mystère des Objets
La Nostalgie de l’ingénieur - 1916 - Huile sur toile
Mélancolie du départ - 1916 - Huile sur toile
Le Langage de l’enfant - 1916 - Huile sur toile
La Révélation du solitaire - 1916 - Huile sur toile
Interno metafisico (con alberi e cascata), [Intérieur métaphysique (avec arbres et cascade)] - Avril 1918 - Huile sur toile
Interno metafisico (con faro), [Intérieur métaphysique (avec phare)] - Fin 1918 - Huile sur toile
Dans cette section, plusieurs peintres italiens dans la mouvance de Chirico, au premier rang desquels Carlo Carrà (1881-1966) :
La camera incantata [La Chambre enchantée] - 1917 - Huile sur toile
Madre e figlio [Mère et Fils] - 1917 - Huile sur toile
Il figlio del costruttore [Le Fils du constructeur] - 1917-1921 [vers 1920-1926] - Huile sur toile
Giorgio Morandi (1890-1964)
Natura morta (metafisica), [Nature morte (métaphysique] - 1918 - Huile sur toile
Natura morta con palla [Nature morte avec ballon] - 1918 - Huile sur toile
Natura morta [Nature morte -] 1918 - Huile sur toile
Natura morta [Nature morte] - 1920 - Huile sur toile
Alberto Magnelli (1888-1971)
Homme au chapeau - 1914 - Huile sur toile
L'exposition se termine avec des œuvres de Chirico, sous le titre
« La Grande Folie » du Monde
Il ritornante [Le Revenant] - 1917-1918 - Huile sur toile
Composition métaphysique - 1917 - Huile sur toile
Le Rêve de Tobie - Avril-août 1917 - Huile sur toile
I pesci sacri [Les Poissons sacrés] - Décembre 1918 - janvier 1919 - Huile sur toile
Il trovador [Le Troubadour] - 1917 - Huile sur toile
A la sortie, une photo de Man Ray (1890-1976) :
André Breton devant « L’Énigme d’une journée » de Giorgio de Chirico - Vers 1925 - Tirage argentique
GLOBE-TROTTERS - Les opérateurs d'Albert Kahn autour du monde
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Le fonds d'autochromes - le premier procédé de photographie en couleurs naturelles - conservé au musée départemental Albert-Kahn à Boulogne-Billancourt est l'un des plus importants au monde. Cette collection sans équivalent, constituée à l'initiative du banquier mécène Albert Kahn à partir de 1909 et baptisée Archives de la Planète, est d'abord un témoignage sur des modes de vie qui s'apprêtent à être engloutis par la modernité.
Mais ce que l'on découvre avec Globe-trotters, l'exposition de plein-air présentée dans le Parc de Sceaux, c'est aussi selon les organisateurs "une captation saisissante des prémices des grandes tragédies du XXe siècle. Parce qu'il avait sans aucun doute pressenti les drames et conflits à venir, Albert Kahn a voulu cet inventaire qui est aussi un éloge de la diversité des peuples et des cultures, une sorte d'hymne visuel à la liberté".
Un panneau rappelle les auteurs des photographies rassemblées dans cette exposition : Paul Castelnau (1880-1944), Georges Chevalier (1882-1967), Fernand Cuville (1887-1927), Roger Dumas (1891-1972), Stéphane Passet (1875-1941), Frédéric Gadmer (1878-1954) et Auguste Léon (1857- 1942).
Nous avons pris le parti de donner l'intégralité des textes qui accompagnent chaque photo, en suivant le parcours proposé au promeneur. Même s'ils sont quelquefois un peu grandiloquents, ils ne manquent pas d'intérêt.
Boulogne, Rabindranath Tagore, juin 1921
S'il fallait choisir une photographie annonciatrice du projet d'Albert Kahn, une invitation illustrée au voyage sur la planète monde, ce serait celle-ci, prise dans l'allée des roses de sa propriété à Boulogne. « En cueillant ses pétales, vous ne saisissez pas la beauté de la fleur », écrit Rabindranath Tagore (1861-1941), natif de Calcutta, poète, dramaturge, compositeur, peintre, chantre du Bengale, qui fut aussi, en 1913, le premier Prix Nobel de littérature choisi hors du monde occidental. Albert Kahn, qui le fréquentait comme il fréquentait les plus hautes autorités intellectuelles de l'époque, semble lui répondre en dépêchant ses opérateurs hors des frontières, afin de témoigner d'une planète aux beautés universelles mais fragiles.
Archives de la Planète/Auguste Léon
Londres, les docks vus du pont de Londres, juin 1924
Au fond, le Tower Bridge, construit sur la Tamise en 1894, est alors le plus grand pont suspendu du monde. Londres, avec 7,5 millions d'habitants, dispute à New York le titre de ville la plus peuplée et demeure, un temps encore, le plus grand port planétaire. Le tour du monde commence ici, Upper Pool of London, des kilomètres de quais où s'agrègent des centaines de barges et quelques navires à vapeur en partance vers le nord. La densité y est telle que la légende veut qu'on puisse traverser le fleuve à pied sec, de bateau en bateau, comme Moriarty fuyant devant Sherlock Holmes. Nous voilà au point de départ d'une enquête sur l'état d'un monde partagé entre l'histoire et la modernité.
Archives de la Planete/Roger Dumas
Suède, Fornby, lac Siljan, août 1910
Le mot "pittoresque" pourrait avoir été inventé en Dalécarlie, cœur de la Suède historique et folklorique, Refuge au XVI° siècle de Gustave Vasa, premier dans la dynastie des rois d'une Suède indépendante, c'est surtout le pays des forêts et des lacs, des costumes fleuris et des maisons peintes au rouge de Falun. L'embarcadère des vapeurs devient prétexte à l'image méditative d'un monde sans âge. Un homme en barque - est-ce un médecin, un pasteur? - rejoint l'autre rive. On croirait écouter l'andante sous-titré "Siljan : passent les bateaux" de la Suite dalécarlienne qu'Helena Munktell, native de la région, compose exactement à la même époque. Le long temps de pause a peut-être fait disparaître les cygnes sauvages, mais on pense également au paysage suédois, emblématique d'une nature exaltante, devant lequel le Finlandais Sibelius imaginera quelques années plus tard le finale de sa Cinquième Symphonie,
Archives de la Planète/Roger Dumas
Allemagne, Cologne, la cathédrale, septembre 1924
Entre deux mondes, celui disparu de l'Allemagne défaite au lendemain de la Première Guerre mondiale, et celui annoncé par l'accession au pouvoir du régime nazi. La statue de l'Empereur Guillaume II s'éloigne de dos, retourne peut-être vers la cathédrale, une des rare choses à tenir debout dans cette République de Weimar fragilisée dans ses fondations et ses structures. À ses pieds, un mendiant. Ils seront dans quelques années innombrables, bientôt des millions de sans-emploi. Fermente alors, entre profiteurs et laissés-pour-compte, à travers toutes les couches d'une société allemande dévastée, l'illusoire éternité d'un Ille Reich. Cadrage, perspectives : on ne pourrait composer photo plus symbolique de ce qui se passe en Europe à ce moment-là; une image presque prémonitoire des totalitarismes à venir.
Archives de la Planète/Frédéric Gadmer
Serbie, environs de Belgrade, trois jeunes bergers, avril 1913
Trois enfants des Balkans entre trois guerres. En 1912, en 1913, les guerres ici confrontent, alternativement alliés et rivaux, des États morcelés, l'Empire ottoman, et les stratégies à distance des grandes puissances européennes. La poudrière des Balkans redoute, à moins qu'elle ne l'attende, l'étincelle qui fera exploser les frontières du monde ancien, ouvrir la brèche sur la Première Guerre mondiale, jaillir l'incontrôlable lave des nationalismes autoritaires. Cependant, avec leurs costumes traditionnels, portés avec une indéniable fierté, ces trois petits bergers, sur la route du mont Avala qui domine Belgrade, pourraient tout aussi bien être assis au bord d'une case d'un album de Tintin, Le Sceptre d'Ottokar par exemple.
Archives de la Planète/Auguste Léon
Grèce, mont Athos, septembre 1918
Peu importe qui, du géant Athos ou du dieu Poséidon, a jeté sur l'autre le rocher mythologique devenu montagne : culminant à plus de 2000 mètres d'altitude, le Mont Athos est une montagne sacrée, depuis le VII° siècle et la donation par l'empereur Constantin des terres de la péninsule aux ermites qui s'y étaient retirés. Depuis l'an mil, vingt monastères orthodoxes se sont accrochés au relief et à la règle de l'inaccessible, qui interdit la présence des femmes et des enfants. Au-delà des monastères, au-delà même de la chrétienté, il émane du lieu quelque chose de scintillant, d'universel, de presque féerique; à l'image de la Lórien, ce royaume des Elfes préservé du temps que Tolkien décrira plus tard dans sa mythologie de l'Anneau. En tendant l'oreille, on entend l'or tintinnabuler comme les cloches des processions. Si les orages sont sur la montagne, la lumière de paix demeurera préservée des ténèbres des siècles, au point de s'inscrire en 1988 au patrimoine mondial de l'Unesco..
Archives de la Planete/Fernand Cuville
Turquie, Stamboul, mosquée bleue, septembre 1912
Vue d'Istanbul, vue de Constantinople, une même ville aux passés conjoints, romain, chrétien, islamique, entre lesquels circulent les influences et les avenirs de cultures voisines. Point de départ du pèlerinage de La Mecque, la grande mosquée bleue aux six minarets - cinq seulement sont ici visibles - fut construite par le sultan Ahmet au début du XVIIe siècle, sur l'emplacement du grand palais des empereurs byzantins. Elle s'inspire, pour en égaler la beauté, de l'architecture de la mosquée Ayasofya sa voisine, qui fut auparavant la basilique chrétienne Sainte-Sophie. En contrebas, on peut encore voir les ruines de l'hippodrome de Constantin. Dialogue des cultures et des religions, coexistence pacifique des croyances : tout semblait alors possible à Stamboul, « ville éternelle » où l'on aspirait encore à l'universalité. Un regard moderne, peut-être un peu ébloui, sur un monde sur le point de disparaître.
Archives de la Planète/Stéphane Passet
Turquie, Alasehir, habitant réfugié dans un arbre creux, janvier 1923
Apparition fantomatique dans les ruines de la guerre gréco-turque qui lança, de 1919 à 1922, l'Empire ottoman étant défait, les nationalistes turcs de Mustafa Kemal à l'assaut des territoires cédés à la Grèce à la fin de la Première Guerre mondiale. Guerres balkaniques, guerres éternelles. Seul dans les ruines de sa maison détruite, un habitant trouve protection dans un arbre creux qu'il aménage comme il peut. Réfugié précaire, ou bien ermite saisi dans sa méditation? En communion avec l'arbre et la nature ravagée mais résiliente, à mille lieues mystiques de la violence des hommes qui détruit ses propres œuvres et sa propre chair? D'une modernité saisissante, la prise de vue pourrait bien un siècle plus tard concourir parmi n'importe quel reportage de guerre pour le prix Pulitzer.
Archives de la Planète/Frédéric Gadmer
Égypte, marchand de poterie dans le vieux Caire, janvier-février 1914
Officiellement ottomane, l'Égypte du Caire est sous occupation anglaise de 1880 à son indépendance en 1922. Elle devient en 1914 un protectorat britannique. En une génération, la population sera multipliée par trois, la surface urbaine par dix. Le vieux Caire tortueux remonte parfois à l'occupation romaine; avec les souks millénaires et les plus anciens monuments islamiques et coptes, il murmure encore ses secrets de potiers et de marchands à l'oreille du Caire moderne, gagné sur des terres asséchées, construit sur des droites orthogonales dans l'esprit rationnel du baron Haussmann à Paris. Les poteries fragiles, foisonnantes, échappent encore au rangement cartésien des vitrines européennes, c'est tout un imaginaire inchangé depuis le néolithique, « le pays des énigmes et des mystères » de Gérard de Nerval.
Archives de la Planète/Auguste Léon
Arabie, Gouaira (Quweira, Jordanie), Fayz Bey el Azm, compagnon de l'émir Fayçal, mars 1918
Reportage à chaud, figure d'un chef de guerre au campement de l'armée de l'émir Faycal, chef de la révolte nationaliste arabe lancée avec le soutien des Anglais contre l'Empire ottoman. Nous sommes huit mois après la prise d'Akaba, sur la mer Rouge. Thomas Edward Lawrence, l'officier de liaison britannique qui combat auprès de Faycal et de ses troupes sous le surnom de Lawrence d'Arabie, ne doit pas être bien loin de ce frère d'armes qui lui ressemble étrangement. A l'automne 1918, ils prendront ensemble Damas, Faycal 1er devenant un éphémère roi de Syrie avant d'être chassé, puis promu roi d'Irak par les turbulences diplomatiques entre l'Angleterre et la France, Lawrence d'Arabie sera retourné en Angleterre écrire Les Sept Piliers de la sagesse où il peaufine sa légende et développe sa théorie de l'insurrection. Qui sait ce qu'est alors devenu l'homme au somptueux keffieh brode?
Archives de la Planete/Paul Castelnau
Syrie, Palmyre, sanctuaire du dieu Bêl, octobre 1921
Les cités perdues, première... Le sanctuaire du dieu Bêl, construit dans les années trente de notre ère, était le temple le mieux conservé de Syrie jusqu'à sa destruction à l'explosif par Daesh en 2015. Bêl ou Baal, « le maître » des lieux où on le vénère, serait au panthéon de Palmyre une forme divine héritée de la Mésopotamie. Il faut imaginer son apparition au lever du soleil devant la caravane. Ce qui se profile, ce sont les mystères deux fois millénaires qui fascinent Pierre Benoit, écrivain globe-trotteur lui-même, dans ses romans exactement contemporains : les rêves de pierre d'Antinéa dans L'Atlantide, ceux d'Athelstane dans La Châtelaine du Liban. Comme un mirage dans le désert, la promesse d'un monde plus beau.
Archives de la Planète/Frédéric Gadmer
Irak, Samarra, le Malwiya, minaret de la grande mosquée, mai 1927
Les cités perdues, deuxième... Samarra, surra man ra'a - « celui qui l'aperçoit est heureux ». Datée du milieu du IXe siècle, la grande mosquée demeure la plus importante réalisation des califes abbassides dans l'éphémère capitale Samarra, bientôt supplantée par Bagdad. Rare exemple préservé d'une architecture hélicoïdale, son minaret, le Malwiya, semble venir des ziggourats d'Uruk et de Sumer en Mésopotamie, et s'élever jusqu'au ciel comme une tour de Babel conservée dans les sables. Il en inspira d'ailleurs la représentation par les artistes européens, à commencer par celle de Brueghel l'Ancien au XVIe siècle. Cité oubliée, retrouvée, puis en perdition à cause des attentats et des destructions qu'elle subit entre 2005 et 2007, son site semble depuis protégé par son inscription au patrimoine mondial de l'Unesco.
Archives de la Planète/Frédéric Gadmer
Afghanistan, environs de Shahjui, mission d'études des chemins de fer, août 1928
Mission de topographe, de géographe, de cartographe, dite mission Clemenceau pour l'étude d'implantation des chemins de fer en Afghanistan, sous la conduite de M. Sassey, ingénieur, accompagné de deux membres afghans. Nous sommes quarante ans après la parution de la nouvelle de Rudyard Kipling, L'Homme qui voulut être roi, dont on dit qu'un géomètre anglais, William Watts McNair, aurait pu être l'inspirateur. L'étincelle de deux époques : l'idée de la caravane immémoriale et celle de la modernité promise par le chemin de fer. Lequel ne circulera jamais, les premières lignes en Afghanistan n'étant ébauchées que cinquante ans plus tard, aux frontières et à petite échelle, par les envahisseurs soviétiques. Sans parler du problème toujours insoluble de l'écartement des rails...
Archives de la Planete/Frédéric Gadmer
Indes, Ahmadabad, officiant au temple Jain Hathi Singh, décembre 1913
Les trois Joyaux des Indes : le Jaïnisme et la compassion. Détaché de l'hindouisme il y a trois millénaires, le jaïnisme est une religion sans dieu, une aspiration vers! l'illumination (nirvana), qui seule mettra fin au cycle des réincarnations successives (samsara), La vie est sacrée, la non-violence un principe absolu, La mission des jaïns envers la nature, qui pour l'Occidental pourrait bien évoquer celle des franciscains, sonne de manière très particulière dans le monde d'aujourd'hui. A la beauté intérieure répond la splendeur de leurs temples de marbre, la plus noble des matières, celle qui fait sonner l'âme humaine, La dentelle des bas-reliefs s'apparente à ceux d'Angkor, jaillis en Asie du Sud-Est du même creuset indien,
Archives de la Planete/Stéphane Passet
Indes, Bénarès, le taureau sacré Nandi, janvier 1914
Les trois joyaux des Indes : l'hindouisme et l'offrande. Dans les temples, nombreuses sont les représentations de « la vache sacrée », comme on la légendait à l'époque, le taureau sacré Nandi ou Nandin, « le joyeux », la monture de Shiva : il suffit de lui murmurer å l'oreille pour que la demande soit transmise directement au dieu lui-même, dont la statue généralement lui fait face. Ornée de guirlandes d'oeillets d'Inde, art traditionnel indien, en guise d'offrande pour faciliter la transmission, elle attend, plus débonnaire que majestueuse, dans l'enceinte du Kashi Vishwanath, å Varanasi, autrefois Bénarès. Sur les bords du Gange, c'est la ville la plus sacrée, et le temple l'un des hauts lieux de la religion hindouiste.
Archives de la Planète/Stéphane Passet
Inde, Agra, le Taj Mahal, décembre 1913
Les trois joyaux des Indes : l'islam et l'amour. Matérialisée dans le marbre comme Roméo et Juliette dans les langue théâtrale, voici une des histoires d'amour les plus emblématiques au monde, lesquelles on le sait finissent mal pour atteindre au statut de mythe. Arjumand Bânu Begam, d'origine perse, est la "merveille du palais" et l'épouse favorite de l'empereur moghol Shahab-ud-din Muhammad Khurram, le "roi du monde". Elle a 19 ans quand ils se marient en 1612, elle meurt en couches à 38 ans avec leur quatorzième enfant. Militaire, artiste et bâtisseur, son époux lui fait construire ce fameux mausolée, le Taj Mahal, "la couronne du palais", achevé en 1648, qui associe les arts islamiques, perses, ottomans et indiens, et où il reposera auprès d'elle après sa mort en 1666.
Archives de la Planète/Stéphane Passet
Mongolie, cavalier sur la route d'Ourga, juillet 1913
On suppose que c'est lui : le Jalkhanz Kuthugtu, « saint incarné » du bouddhisme mongol, de son nom Sodnomyn Damdinbazar (1874-1923). Figure à la fois politique et religieuse, saisie ici dans les premières années d'indépendance de son pays vis-à-vis de la souveraineté chinoise. Il sera deux fois premier ministre de Mongolie sous l'autorité du Bogdo Khan, lui-même troisième personnage dans la hiérarchie des bouddhismes tibétains et mongols qui entretiennent des liens très étroits. Mais, sur la route d'Ourga - future Oulan-Bator - ce cavalier aux fonctions officielles pourrait tout aussi bien être un descendant de Gengis Khan. Rien ne semble avoir changé aux confins du monde. Cependant, cela ne durera pas,
Archives de la Planète/Stéphane Passet
Mongolie, Ourga, deux soldats cosaques, juillet 1913
Au bout de ce même monde écartelé entre l'Asie millénaire, la Chine et la Russie à l'aube de leurs propres révolutions, une autre fin se joue, une autre naissance dans la douleur. Même endroit, même moment : deux soldats russes, alliés par rebond diplomatique à la Mongolie du Bogdo Khan, défendent les frontières extérieures contre les Chinois. Tout ira très vite ensuite, comme si le Transsibérien marquait une ligne à la fois dans l'espace et dans le temps, un glissement de terrain et de civilisation. Chasseurs, les "blancs" seront chassés par les "rouges" qui poseront ici, dans dix ans, la première pierre du bloc soviétique. Le cavalier mongol va disparaître, les cosaques aussi, et les anciens empires avec. Une épopée de fin du monde où l'amiral Alexandre Koltchak, le baron von Ungern-Sternberg, Grigori Semenov croisent, dans les wagons blindés du Transsibérien, l'aventurier Corto Maltese dessiné par Hugo Pratt.
Archives de la Planète/Stéphane Passet
Indochine, Tonkin, prêtresse du culte des Trois-Mondes, 1916
Présent au Viet Nam depuis le XVIe siècle, le culte des Trois Mondes célèbre les trois déesses-mères, celle du ciel, celle de l'eau, celle des montagnes et des forêts. Cela remonte au chamanisme des tribus nomades du nord, a l'animisme présent dans toute l'Asie du Sud-Est, avec ses prêtresses vêtues de rouge qui participent à des rituels de possession et de transe spirituelles. Le photographe est lui aussi médium, fixant le reflet d'une prêtresse d'un culte qui sera tout à la fois toléré, redoute, parfois interdit avant que la croyance en les déesses-mères ne soit reconnue par l'Unesco en 2016, exactement un siècle plus tard, comme patrimoine culturel immatériel de l'humanité. L'ethnologue Dominique Rolland écrit à propos de cet autochrome : "Je ne sais pas ce qu'il y avait de tellement saisissant dans cette photo, le visage sans doute vu sous deux angles différents et comme dupliqué [...] Ou bien était-ce l'expression indéchiffrable, les yeux mi-clos, baissés vers le sol, la position du corps, on aurait dit une personne absente."
Archives de la Planète/Léon Busy
Chine, Qufu, gardien du temple tombeau de Confucius juin 1913
C'était à Qufu, province du Shandong, dans le temple de Confucius. On ne serait pas étonné de trouver cette photo aujourd'hui dans un magazine sur papier glacé, entre les pages tourisme - patrimoine mondial de Unesco depuis 1994 - et la rubrique mode. Nous sommes pourtant dans les premières années du siècle dernier, dans la ville où le penseur, lettré, philosophe, premier grand théoricien politique de la Chine meurt en 479 av. J.-C. Maître Kong - en chinois Kongfuzi , latinisé en Confucius par les jésuites - y enseigne dans les dernières années de sa vie sa doctrine morale et religieuse, fondée sur les vertus de tolérance, de bienveillance, de bonne conduite et d'amour du prochain ; autant dire celles qui fondent une société et pourraient le rapprocher de Platon. Commencé dès la mort de Confucius,, non loin du cimetière et de la résidence familiale des Kong, le temple fut agrandi, reconstruit, restauré pendant plus de deux mille ans.
Archives de la Planète/Stéphane Passet
Chine, Pékin, Chinois sur le «pont de la communication aisée » (Datongqiao), juin 1912
Trois mille ans d'histoire, siège de six grandes dynasties et officiellement capitale impériale unique depuis le XV° siècle, ville momentanément la plus peuplée du monde au XVIIIe siècle avec 1,3 million d'habitants, Pékin relève à la fois du tumulte populeux et du murmure méditatif. Sur l'un des innombrables ponts qui facilitent la circulation entre les palais, les jardins et les faubourgs, un homme écoute l'eau couler et passer l'histoire : Puyi, le dernier empereur de Chine, vient d'abdiquer à l'âge de 6 ans; une longue marche s'annonce, la Chine ne sera plus jamais la même. L'homme porte encore la natte, obligatoire jusqu'à la chute de l'Empire, imposée depuis le XVIIe siècle par les Mandchous, d'origine nomade, aux Hans chinois qui portaient depuis la nuit des temps le cheveu long et le costume ample.
Archives de la Planète/Stéphane Passet
Chine, Moukden, la rue des bijoutiers, mai-juin 1912
Comme saisi dans une case des Aventures de Tintin, reporter, en Extrême-Orient- autrement dit Le Lotus bleu - Moukden, aujourd'hui Shenyang, est le siège des seigneurs de guerre mandchous. Sept ans plus tôt, en 1905, c'est ici que se déroule l'une des plus sanglantes batailles de la guerre russo-japonaise pour le contrôle de la Mandchourie et de la Corée, provoquant des dizaines de milliers de morts de part et d'autre. Dans moins de vingt ans, en 1931, l'incident de Moukden - un « vrai faux attentat » contre les intérêts d'une société de chemin de fer japonaise - servira de prétexte et de point de départ à l'expansionnisme impérialiste du Japon en Extrême-Orient. En attendant, le temps a repris son allure paisible dans la rue des bijoutiers de la ville intérieure.
Archives de la Planète/Stéphane Passet
Japon, Tomo-no-ura, préfecture de Hiroshima, la baie et le port, automne hiver 1926-1927
La fin d'un monde (I). Port de pêche historique sur la mer intérieure de Seto à moins de vingt ans de la fin du monde. Le 8 août 1945, un champignon immatériel et une boule de feu s'élèveront dans le dos des pêcheurs, au-dessus de la préfecture d'Hiroshima, à 80 kilomètres de là, mettant fin définitivement à un empire, une civilisation, une certaine idée du Japon - et au-delà, à la planète telle qu'Albert Kahn la connaissait. Un siècle après, curieusement, le petit port de pêche au poulpe et à la daurade na pas beaucoup changé : prise au même endroit, une photo pourrait nous tromper. Au point que le lieu, en un certain sens préservé du siècle, a servi d'inspiration à Hayao Miyazaki pour son film d'animation Ponyo sur la falaise.
Archives de la Planète/Roger Dumas
Japon, Nikko, fête du sanctuaire Töshögu, groupe revêtu de kamishimos (tenue de ville des samouraïs de l'époque Edo), octobre 1926
La fin d'un monde (II). Au premier regard, on pense à l'un de ces barouds d'honneur dont le Japon cultive le secret. Une troupe de samouraïs prendrait-elle la pose avant de lancer une dernière révolte contre le pouvoir délité et vacillant de l'empereur? Quelque chose de fou et de flamboyant comme dans le film Le Dernier Samouraï? La réalité est plus terre à terre. Ce sont des villageois vêtus à la mode des samouraïs lors du Shuki Taisai, les festivités automnales au sanctuaire de Töshögu, qui fut bâti au XVIIe siècle pour célébrer l'esprit divinisé de Tokugawa leyasu, le fondateur du shogunat d'Edo. L'ère des samouraïs est bien terminée : une autre élite militaire se lève...
Archives de la Planète/Roger Dumas
Japon, Tokyo, école militaire, groupe d'officiers et d'instructeurs en arts martiaux, été 1926
L'origine d'un nouveau monde. En deux rangs. Au premier, les instructeurs en arts martiaux, prolongeant le code du bushido, ou du moins l'image que l'on s'en fait, dans un empire du Japon appelé à suivre une autre voie. Debout, derrière, les jeunes officiers de l'armée japonaise. Ce sont eux, ou leurs frères, qui déjà préparent les plans d'invasion de la Mandchourie (1931) puis de la Chine (1934). Peut-être seront-ils les mêmes qui bombarderont Pearl Harbor en 1941? Nous sommes l'été 1926: en décembre, l'Empereur Hirohito accède au trône, les officiers vont ranger leurs katanas et bientôt faire tourner les hélices Mitsubishi des avions Zéros.
Archives de la Planète/Roger Dumas
Japon, Miyajima, le torii marin de l’Itsukushima-jinja au crépuscule, automne hiver 1926-1927
Les globe-trotteurs d'Albert Kahn ne peuvent quitter le Japon sans en emporter une vision méditative, comme un dernier haiku photographique avant le retour vers l'Occident. Ici, l'une des « trois vues les plus célèbres du Japon » selon Hayashi Gasho, intellectuel confucéen du XVIIe siècle, lesquelles, curieusement, n'intègrent pas celle du Mont Fuji. A une poignée de pétales de cerisier du rivage, « la porte du Japon » 16 mètres de haut, 60 tonnes de bois laqué de vermillon, le grand torii flottant du sanctuaire shinto de l'île d'Itsuku. Remontant au XIIe siècle, de nombreuses fois relevé, sa construction actuelle date de 1875 et sera inscrite en 1996 sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco.
Archives de la Planète/Roger Dumas
Canada, Calgary, Rocky Mountain Polo Pony Ranch, Springbank, mai 1926
Le retour au pays passe par la conquête de l'Ouest. Et l'invention du Nouveau Monde fait défiler dans les yeux européens une succession de clichés qui construiront le mythe américain - au sens continental puisque nous sommes ici au Canada. C'est l'imaginaire du Far West, plus près peut-être du Secret de Brokeback Mountain que de John Wayne, incarné par quatre cow-boys qui prennent la pose devant des prairies désertes. Leurs pères ont tué les derniers bisons; dans moins de vingt ans, leurs fils débarqueront en Normandie pour sauver l'Ancien Monde au cours d'une guerre dont on pensait qu'elle n'aurait jamais lieu.
Archives de la Planète/Frédéric Gadmer
Canada, Winnipeg, Main Street, avril 1926
Un peu plus à l'Est, dans le Manitoba. Dans dix ans, Hergé utilisera l'exotisme du nom pour un album de Jo, Zette et Jocko, mais là, c'est à l'album Tintin en Amérique que l'on pense, dont la documentation commence à être constituée par Hergé dans ces années-lá. Nous ne sommes pas à Chicago, mais à Winnipeg, métropole infiniment moins peuplée, mais toute la modernité du continent américain est bien présente, les immeubles qui s'élèvent vers le ciel, les magasins, les banques nationales, jusqu'à l'alignement prémonitoire de la civilisation qui s'ouvre, des automobiles, Le célèbre modèle «T» de M. Henry Ford, produit universel à deux millions d'exemplaires que tout le monde pouvait avoir dans la couleur qu'il souhaitait, à condition que ce soit le noir.
Archives de la Planète/Frédéric Gadmer
Brésil, Rio de Janeiro, vue de la Lagoa Rodrigo de Freitas depuis la route du Sumaré, 1909
Le sommet du mont Corcovado attendra une vingtaine d'années encore avant de recevoir la gigantesque statue du Christ Rédempteur que réalisera le sculpteur Paul Landowski, qui vient d'ailleurs d'installer son atelier dans le quartier des Princes à Boulogne, pas très loin de la propriété d'Albert Kahn. Sous cet angle, la ville de Rio est à peine visible mais on la devine à l'horizon, prospère. L'empire du Brésil est tombé, la « Vieille République » des hommes d'affaires a été proclamée, le pays se développe; ce n'est plus l'Amérique de Pedro Alvares Cabral, premier navigateur européen à y accoster, mais plutôt celle placée par Hugo Pratt Sous le signe du Capricorne, où Corto Maltese va bientôt s'aventurer, entre magie et trafics en tous genres, dans un bruissement de jungle traversé par les cris des aras.
Archives de la Planete/Auguste Léon
Dahomey (Bénin), Porto-Novo, portrait d'un chef Goun, janvier 1930
Toute géographie du voyage comporte ses zones inexplorées. Pour les Archives de la planète, hormis le Maghreb et l'Égypte, c'est l'immensité africaine qui n'aura pas le temps de passer sous le révélateur photographique. Seule incursion en Afrique noire : la mission dans la colonie du Dahomey sous la conduite du Père Francis Aupiais (1877-1945). Figure détonante, en conflit plus ou moins ouvert avec sa hiérarchie et le politique, le curé et directeur d'école de Porto Novo est moins un missionnaire à l'européenne qu'un passeur de culture respectueux, le promoteur d'une ethnographie de l'Afrique par les Africains. La noblesse de la pose de ce chef de l'ethnie Goun évoque la statuaire. Elle n'aurait sans doute pas été possible sans le regard curieux, connaisseur et bienveillant de celui qui menait, selon ses propres termes, une « croisade » pour l'art dahoméen et, au-delà, pour la reconnaissance des valeurs authentiques et ancestrales de la société africaine.
Archives de la Planète/Frédéric Gadmer
Italie, Vérone, vasque de la basilique San Zeno, mai 1918
La pièce maîtresse à l'intérieur de la basilique San Zeno de Vérone est un retable peint dans son atelier de Padoue par Andrea Mantegna un peu avant 1460. Mais ce n'est pas cela que choisit le photographe pour effectuer ce véritable travail de peintre, où l'on comprend comment les Flamands ont rapporte d'Italie la lumière dorée de leurs toiles. Ni le chef-d'œuvre de la peinture, ni même la vasque en porphyre provenant des thermes romains. Mais ce bénitier sculpté d'ombre dont il a réalisé plusieurs vues sous cet angle, plus ou moins exposées; celle-ci seule touche à la grâce, pour la jeune fille qui s'est assise. Puisque nous sommes à Vérone, ne serait-elle pas, comme vue par l'esprit de Vermeer, l'une des suivantes de Juliette, dans le désarroi de sa mort annoncée ?
Archives de la Planète/Fernand Cuville
France, les Alpes, le plan de l'Aiguille, vallée de Chamonix, mars 1921
Le retour au pays passe par la vallée de Chamonix, comme si, une dernière fois, il fallait frôler l'aventure. Parce que c'en est une : on a beau savoir que les armées d'Hannibal avaient fait passer les Alpes à leurs éléphants, hisser au-delà de 2000 mètres le matériel nécessaire aux prises de vue n'est pas une partie de campagne. L'aventure d'ailleurs est nouvelle. Si l'on excepte la randonnée mythique de Pétrarque au sommet du mont Ventoux en 1336, et la première ascension en 1786 du mont Blanc, la montagne est un territoire que l'on explore depuis moins d'un siècle. Avec un matériel succinct pour les premiers sportifs engagés dans un « alpinisme d'excellence » qui conduit quelques-uns à fonder, en 1919, le Groupe de Haute Montagne, aujourd'hui encore bien vivant. Dans trois ans, en 1924. Jacques de Lépiney, Jacques Lagarde et Henry de Ségogne vont ouvrir une voie ardue dans la face nord de l'Aiguille du Plan. Qui nous dit que ce n'est pas l'un d'entre eux qui traverse le champ?
Archives de la Planète/Frédéric Gadmer
En trois autochromes, les meilleurs photographes d'Albert Kahn se révèlent, à la manière d'Arthur Rimbaud, artistes voyants. Ils fixent, pour eux qui ne le savent pas encore et pour nous qui en sommes glacés - parce que c'est notre histoire et qu'on n'a pas fini de se colleter avec - trois plaies vives du XXe siècle à peine ébauché: la guerre totale; les génocides et déplacements de population; l'avènement des totalitarismes. Artistes portés au-delà d'eux-mêmes, ils ont extirpe, du siècle qu'ils voyaient naître dans l'espérance de la paix et de l'harmonie universelle, les ombres et la houle du Bateau ivre du poète: « Et j'ai vu, quelquefois, ce que l'homme a cru voir».
France, lieu indéterminé, cimetière militaire, 1919
La guerre totale. La douleur intime et la douleur universelle. Un cimetière militaire, en Champagne probablement; un père et une mère, droits et noirs, s'épaulent sur la tombe de leur fils. À perte de vue, les tombes des soldats de cette première Guerre mondiale qui fut la première à être totale, catalysant jusqu'au génie les énergies et les savoir-faire pour tuer plus et mieux que toutes celles qui l'ont précédée. Que les dix-huit millions de morts soient, du moins pour la part française, majoritairement militaires, ne doit jamais masquer que dans une armée de conscription, le soldat d'aujourd'hui était le civil d'hier; notre père, notre frère, notre fils comme pour ce couple en deuil, avec sa pauvre couronne et son monde désormais fracturé. Que les guerres qui ont succédé à la si mal nommée « der des ders » et à la suivante - plus de soixante millions de morts... - ne se proclament plus « mondiales », elles n'en demeurent pas moins « totales » : le périmètre géographique ne modifiant rien au principe d'éradication du vivant qui s'y trouve.
Archives de la Planète/Opérateur non mentionné
Thrace, Andrinople (Turquie, Edirne), émigrants dans un wagon de marchandises, novembre 1922
Octobre 1922, l'armistice de Moudanya signe la fin de la guerre opposant, depuis 1919, la Grèce aux Turcs de Mustafa Kemal, lesquels obtiennent dans la victoire le droit d'occuper la Thrace orientale. En novembre, ce sont plusieurs centaines de milliers de Grecs, de Bulgares et d'Arméniens qui fuient la région frontalière. Le célèbre Ernest Hemingway ainsi que l'écrivain arménien Hagop Aghassian, rescapé des déportations de 1915, sont à Andrinople et assistent à la « migration forcée » des populations à pied, en charrettes ou dans des wagons verrouillés, par ce que l'historien Philippe Ariès appellera une « monstrueuse invasion de l'homme par l'histoire ». L'image nous gifle aujourd'hui avec une violence à couper le souffle, nous qui croyions en avoir fini avec les génocides et les déportations, et refusons de voir que nous avions tort.
Archives de la Planète/Frédéric Gadmer
Turquie, Angora (Ankara), le camarade Aralof, ambassadeur de la République des Soviets, jour de la création de l'URSS, 30 décembre 1922
Troisième volet de ce triptyque d'artistes visionnaires : le bureau de Semyon Aralov, traité à la manière d'un Caravage. Une vision dramatisée par la mise en scène du personnage : membre fondateur de la Tchéka, la première police politique soviétique (future Guépéou puis NKVD puis KGB puis FSB); premier directeur général du service de renseignement militaire de l'armée soviétique (le GRU); chef opérationnel du renseignement sous couverture diplomatique... Dans le regard de Semyon Aralov, il y a la toute-puissance, la menace et la terreur, qui n'ont plus besoin de la mitraillette mais du tampon bureaucratique et de la lettre de cachet. Un bureau dans les ténèbres, symbolique des totalitarismes qui ont sculpté le siècle avec l'Allemagne nazie, et rôdent sur le suivant comme un décourageant cortège.
Archives de la Planète/Frédéric Gadmer
France, palais de Versailles, la table historique de la signature du traité de Versailles, 1er juillet 1919
La pièce est finie, la scène est vide, le rideau tombe sur la "der des ders". Alors se lève l'espoir partagé d'une paix mondiale et universelle, comme il y eut une guerre mondiale et universelle. Même si l'on sait aujourd'hui ce qui advint, la boucle semble bouclée avec cette photo emblématique de l'idéal pacifiste d'Albert Kahn. Elle répond. à la fin du voyage et dans des odeurs d'encaustique et de tabac, à celle de l'ouverture et au parfum des roses de Tagore. Peut-être même Albert Kahn, habitant Boulogne, s'est-il rendu en personne à Versailles, pour assister en voisin à la signature d'un traité qui, forcément, essentiellement, animait en lui des espérances
Archives de la Planète/Georges Chevalier
Terminons avec quelques éléments biographiques sur Albert Kahn, né en 1860 à Marmoutier en Alsace. Issu d'une famille de commerçants, il connaît une ascension fulgurante dans le monde de la banque et s'installe à Boulogne-sur-Seine en 1892. Passionné d'horticulture, il y édifie progressivement un jardin à scènes paysagères de quatre hectares et en fait le centre névralgique de son entreprise philanthropique. Laboratoire de réflexion, de production et de sociabilité, cet éden est la concrétisation spectaculaire des idéaux du banquier. Témoin d'une époque en plein bouleversement, Albert Kahn cherche à comprendre le monde pour mieux en infléchir le mouvement. Les fondations qu'il initie et finance sont des instruments de connaissance autant que d'action : bourses de voyage Autour du monde, société Autour du monde, Comité national d'études sociales et politiques, etc.
Marqué par ses expériences de voyages autour du monde, effectués à partir de 1896, Albert Kahn entreprend de 1909 à 1931 un inventaire visuel universel, les Archives de la Planète, destiné à «fixer une fois pour toutes des aspects, des pratiques et des modes de l'activité humaine dont la disparition fatale n'est plus qu'une question de temps ». Il missionne, dans une cinquantaine de pays, des opérateurs équipés des dernières innovations photographiques et cinématographiques des frères Lumière, afin de saisir le monde en pleine mutation. 72 000 autochromes, 4 000 stéréoscopies et 180 000 mètres de pellicule sont ainsi rassemblés. Première technique de photographie couleur produite industriellement, l'autochrome est inventée en 1903 par les frères Lumière. Commercialisé en 1907, ce procédé positif sur verre est destiné à la projection ou à la consultation sur visionneuse.
La direction scientifique des Archives de la Planète est confiée en 1912 au géographe Jean Brunhes, qui oriente les thématiques des prises de vue autour des relations entre l'homme, la société et son environnement et valorise la portée documentaire de ces images lors de ses conférences. Ces images sont également projetées aux élites politiques, économiques, intellectuelles et religieuses internationales, invitées par Albert Kahn dans sa propriété. Ces hôtes privilégiés s'immergent le temps d'une visite au cœur des scènes paysagères cosmopolites du jardin, puis s'évadent en découvrant les autochromes et les films des Archives de la Planète. Tout un monde mis à portée de main.
À la suite du krach boursier de 1929, le banquier fait faillite. Ses nombreux projets sont peu à peu abandonnés et son domaine de Boulogne, ainsi que les collections de photographies et de films, sont rachetés en 1936 par le Département de la Seine. Le 13 novembre 1940, Albert Kahn décède dans sa maison, à l'âge de 80 ans.
Cindy Sherman à la Fondation Louis Vuitton (2)
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Nous poursuivons la visite de la rétrospective Cindy Sherman à la Fondation Louis Vuitton (notre billet du 3 octobre).
Les sections 11 - fairy tales (1985) et 12 - sex and surrealist pictures (1992-1996) sont un peu à part dans l'œuvre de Cindy Sherman.
Dans la première, elle joue sur des contrastes d'échelle ou plonge dans le sordide et le macabre, en se métamorphosant en truie ou en ogresse, en femme accroupie sur un sol de petits cailloux et de coquillages,
L'artiste est totalement absente de la seconde. Pour composer ses étranges "natures mortes" mêlant féminin et masculin, elle utilise des fragments de mannequins. Clin d'œil à Hans Bellmer, mais aussi cruauté et perversité de l'enfant qui joue à torturer ses poupées et transforme des objets transitionnels en jouets érotiques.
Encore une section atypique avec 13 - disasters (1986-1987)
Ici, l'artiste approfondit son exploration du grotesque, de l'horreur et de l'épouvante pour basculer dans le registre du trash, du gore et du répugnant. Cindy Sherman pousse au paroxysme l'exploration de l'abject et de l'informe dans une imagerie hallucinatoire intense et dérangeante. Les personnages tendent à disparaître : un sujet parfois se niche dans le reflet de lunettes, à l'arrière-plan, dans l'ombre, ou décentré.
14 - masks (1994-1996)
Avec un cliché d'ensemble où les visiteuses font un clin d'oeil au titre de la section...
S'il a déjà fait de ponctuelles apparitions en tant qu'accessoire, le masque devient ici le sujet même de la composition, Rougeoyants, gluants ou recouverts d'une matière indéterminée, ils figurent en gros plan, la physionomie coupée par des effets de grossissement aussi grotesques que monstrueux. Cindy Sherman trouve là une façon de se cacher, nous rappelant aussi que derrière le masque il n'y a souvent personne, et qu'en latin persona renvoie au masque de l'acteur.
15 - clowns (2003-2004)
La figure du clown marque un point d'orgue dans la dimension carnavalesque de l'oeuvre de Cindy Sherman. Elle s'en approprie les codes de représentation tout en les caricaturant. Portant perruques et couvre-chefs extravagants, ses personnages sont outrageusement maquillés, exhibant des bouches démesurément agrandies, des yeux et des nez exagérés. Les tenues ont été composées par l'artiste à partir de vêtements de seconde main et d'articles de square dance. En plus des versions masculines, Cindy Sherman en imagine de féminines voire d'androgynes, étendant la vision traditionnelle du cirque. À travers différents portraits, Cindy Sherman explore la physiognomonie du clown sous des différents registres : joyeux et hilare, triste et déprimé ou encore cruel et pathétique. Cette série marque une première étape dans le passage de l'analogique au numérique. Si les personnages sont toujours photographiés avec un appareil argentique, les fonds - aplats ou motifs aux couleurs bariolées - sont conçus par ordinateur.
Avant de quitter le rez-de-bassin du bâtiment et monter vers la deuxième partie de l'exposition, une salle spectaculaire,16 - murals (2010)
Mis à l'échelle de l'architecture, les personnages de Cindy Sherman dont l'excentricité se cognait encore aux limites du cadre sont à présent sans limite. D'une taille démesurée, ses figures surgissent dans l'espace de l'exposition, faisant du musée un théâtre. L'arrière-plan graphique en noir et blanc de ces papiers peints accentue le décalage entre un décor de conte de fée et des êtres tout aussi factices, mais larger than life. Chevaliers de pacotille, gentes demoiselles ou saltimbanques sortis d'un cirque fantaisiste sont campés par une artiste au naturel, mais hagarde. Exempts de cosmétique, les visages de Cindy Sherman dévoilent des troubles légers, des déformations allusives opérées par un logiciel de retouche.
Insérés dans ces murals, une section réduite ici à une oeuvre, 17 - collages (2015)
Même si Cindy Sherman travaille presque toujours par « séries », les critères d'appréciation de ses œuvres se rapprochent de ceux appliqués au tableau. Il s'agit d'objets autonomes plutôt que d'images extraites d'un ensemble. Toutefois, depuis le début des années 2010, l'artiste commence à accrocher certaines de ses œuvres à touche-touche, cadre contre cadre. Ses photographies sont parfois exposées à la façon de séquences assemblées par cuts - soit des raccords abrupts où voisinent deux images pour susciter de nouvelles significations. En 2015, elle a poursuivi en combinant des images de différentes séries restées non exploitées dans ses archives.
Passons à la deuxième partie de la rétrospective, située au rez-de-chaussée du bâtiment :
18 - landscapes (2010-2012)
Situées dans la suite des murals, ces grandes prises de vues panoramiques aux allures de cinémascope ont été originellement réalisées pour Pop Magazine en collaboration avec Chanel. Cindy Sherman y campe des créatures intemporelles, notamment grâce à une garde-robe qui navigue des années folles de Coco à l'érudition de Karl Lagerfeld. Avec un souci de l'étrangeté et du trucage délibéré, elle s'incruste, avec l'extravagante retenue d'une femme tombée du ciel, sur des clichés de nature sauvage, retouchés par des filtres informatiques, pris en Islande ou sur les îles de Capri et de Stromboli.
19 - society portraits (2008)
Pour ces portraits d'apparat, Cindy Sherman s'affiche dans un univers d'un classicisme luxueux, dans des postures de noblesse et de haute bourgeoisie. Las, malgré les insignes de l'argent et du pouvoir, ces images se fendillent à mesure qu'affleurent les rides sous le maquillage, que se dévoilent des mains accusant les années ou des détails incongrus. En 2008, après une césure de quatre ans dans son travail, elle perçoit un changement sur son visage, encore accentué par la haute définition de l'appareil numérique qu'elle utilise dorénavant. « À présent, il ne s'agit plus de rajouter des rides mais d'utiliser celles que j'ai pour raconter autre chose. », explique l'artiste.
20 - headshots (2000)
Dans ces « portraits d'identités » (headshots), Cindy Sherman redevient actrice pour mimer « des comédiennes ratées ou tombées dans l'oubli (secrétaires, ménagères ou jardiniers dans la vie réelle), qui posent pour des portraits afin de trouver un emploi », manifestant son empathie pour ses personnages. Les headshots nous parlent d'illusions perdues, de vieillissement et de la difficulté à trouver sa place dans la société actuelle, dans un ton à la fois sévère et tendre.
21 - fashion (2007–2008 / 2016-2018)
Réalisés au XXIe siècle, les travaux impulsés par les collaborations de Cindy Sherman avec Balenciaga ou Harper's Bazaar obéissent au nouveau régime iconographique de la mode, désormais passée au rythme des réseaux sociaux.
Observatrice des passions d'un milieu vivant grâce à l'image, elle délivre une série de clichés délibérément street style, en accord avec les codes des bloggeurs et autres influenceuses. Sherman juge le selfie, acte autocentré, « so vulgar », mais ses poses et déguisements ont annoncé la vogue d'une mise en scène de soi décomplexée. Reprenant les choses en main, elle a par ailleurs débuté un compte Instagram où se mêlent des images occasionnelles de sa vie privée et des selfies débridés à grands coups de filtres numériques accessibles du bout des doigts.
La rétrospective s'achève sur une section réalisée tout récemment par Cindy Sherman, présentée ici en première mondiale...
22- men (2019-2020)
Inédite, cette série se caractérise par un changement de genre. Si l'artiste a déjà incarné des personnages d'hommes depuis ses premières oeuvres de jeunesse, c'est la première fois qu'elle y consacre une série complète. Pour l'occasion, Sherman a puisé dans le vestiaire homme de Stella McCartney composant des silhouettes à la masculinité androgyne qui apparaissent dans des paysages variés travaillés numériquement. Lorsqu'ils ne sont pas solitaires, ses personnages sont accompagnés d'un double, potentiellement féminin. A travers cette galerie de portraits, elle réinvente les codes de représentation d'une masculinité nouvelle et volontiers ambiguë qui brouille les frontières habituelles entre les genres.
Cindy Sherman à la Fondation Louis Vuitton (1)
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Renouons en ce mois d'octobre avec les expositions parisiennes : la Fondation Louis Vuitton, après six mois de fermeture, consacre la quasi-totalité de ses espaces d'exposition à la photographe Cindy Sherman, en deux grandes parties : une rétrospective de son travail de 1975 à 2020 et, sous le titre Crossing Views, une présentations d'œuvres de la collection permanente en écho à cette rétrospective.
Cindy Sherman est née en 1954 à Glen Ridge dans le New Jersey, habite et travaille à New York. Considérée comme l’une des artistes les plus influente de sa génération, elle a connu la célébrité à la fin des années 1970 avec le groupe d’artistes Pictures Generation. La particularité est de se mettre en scène dans chaque photographie, mais on est loin des "selfies", mot qu'elle récuse énergiquement...
La scénographie de cette rétrospective, la plus importante depuis celle que lui avait consacrée le musée du Jeu de Paume en 2006 elle embrasse l’ensemble de sa carrière, tout en mettant l’accent sur ses travaux réalisés depuis le début des années 2010 jusqu’à un ensemble d’œuvres très récentes et inédites. Le début du parcours, hors chronologie, veut montrer le lien profond de l'artiste avec le cinéma.
1. Untitled Film Stills (1977 - 1980)
Cette série en noir et blanc a été à la base de la réputation de l'artiste. Bien qu'il n'y ait jamais de citation directe de films, scènes ou acteurs, chacun peut reconnaître l'atmosphère et les personnages de grands cinéastes.
2. rear screen projections (1980)
Cindy Sherman adopte la couleur dans cette série où elle apparaît en gros plan sur une image projetée qui la contextualise et sert de toile de fond.
3. flappers
Cindy Sherman qualifie de flappers les personnages qu'elle incarne dans cette série. Le terme, équivalent anglais de "garçonnes", situe ces héroïnes dans l'entre-deux-guerres.
Reprenons la chronologie avec
4. premières oeuvres (1975 - 1977)
Les œuvres de jeunesse de Cindy Sherman constituent la matrice de son travail, tant par la diversité de leurs techniques (films, photos, collage) que par leurs thèmes : identité, déguisement, fiction, mode. Dans un album de photographies d'enfance, A Cindy Sherman, elle inscrit sur toutes les images la représentant :"That's me!"
Affirmation narcissique qui se prolonge par une quête identitaire dans les 23 photos de 1975 (Untitled #479) qui la font passer de jeune femme sérieuse à star aux lèvres rouges.
La même année, elle se livre à un jeu sur sa physionomie, ses grimaces la transforment en cinq personnages (Untitled A, B, C, D, E)
Après le visage, c'est son corps qui apparaît dans Air Shutter Release Fashions où Cibdy Sherman se photographie ficelée dans un cable de déclenchement à distance qui lui dessine des vêtements.
Dans la même veine, Untitled #499-510 , 1977-2011
Elle aborde enfin l'image de mode en se glissant dans les couvertures de magazines (Cover Girls)
5. A Play of Selves (1975)
Cette installation, composée de 72 scènes montrant 244 silhouettes découpées et collées, marque une nouvelle phase dans le travail de Cindy Sherman. Elle aborde la fiction en multipliant les personnages et en imaginant un scénario. Il s'agit ici d'un drame sentimental traitant de la séduction et de la jalousie, en quatre actes et un final. Les différences de taille des figures créent une impression de profondeur. En jouant tous les rôles, hommes et femmes, Cindy Sherman déploie son imagination et son sens de l'humour.
6 - centerfolds (1981)
Ces photographies devaient être publiées en double page dans Artforum, d'où leur format inspiré des nus des pages centrales des magazines de charme - centerfolds en anglais. Ici pas de sex appeal, mais des jeunes filles rêveuses, fragiles, amoureuses, comme celle qui attend un coup de téléphone. Cindy Sherman piège le regard, invitant à scruter une intimité distante. Ses personnages sont soit allongés et vus en surplomb, soit à quatre pattes dans une posture de crainte et de fuite, soit accroupies, bras serrés, le regard dans le vide. La revue a finalement rejeté ces images craignant qu'elles ne soient mal interprétées.
7 - pink robes & color studies (1982)
Incarnant une modèle en se drapant dans un peignoir, l'artiste semble se présenter ici au naturel, cheveux courts, mine renfrognée, regard frontal. Beaucoup ont voulu voir dans ces images la "véritable" Cindy Sherman, pourtant cette « vérité nue » est totalement fabriquée. Le cadrage, le travail sur la lumière, révèlent des préoccupations formelles que l'on retrouve dans une deuxième série réalisée en même temps. L'artiste livre ici des versions très différentes d'elle-même, l'une en garçonne, deux autres en jeune fille très féminine avec une robe blanche ou une combinaison en dentelle.
8 - fashion (1983
En 1983, Cindy Sherman réalise une série destinée à faire la promotion de la boutique Dianne B. dans le magazine Interview. Les travaux qu'elle conduit à partir de vêtements notamment signés Jean-Paul Gaultier ou Comme des Garçons ne citent ni les poses ni les affects attendus d'un univers glamour. Au contraire, la photographe amplifie l'ambiguïté déjà présente chez ces créateurs, connus pour leur appréhension du vêtement comme lieu d'interrogation des normes culturelles du corps. Elle livre alors une galerie de personnages absents, agressifs ou extraordinaires.
9 - fashion (1994)
Le dialogue régulier de Cindy Sherman avec la mode, ses créateurs et ses magazines suit un principe invariable : l'artiste travaille avec les habits qui lui sont confiés, les images qui en résultent pouvant être utilisées par les commanditaires, comme par elle, dans des versions parfois légèrement modifiées. Ces shootings pour Comme des Garçons ou Harper's Bazaar montrent que le vêtement est un élément déterminant dans la construction simultanée des images et des identités de Cindy Sherman. Déclencheurs de fantaisie et de fiction, les costumes et accessoires qui lui sont remis deviennent souvent méconnaissables et s'intègrent à un imaginaire propre à l'artiste.
Terminons le premier billet sur cette rétrospective magistrale avec
10 - history portraits (1989-1990)
Dans cette série, Sherman s'attaque à la tradition occidentale du portrait peint, s'appropriant les thèmes et le langage des maîtres anciens, sur un mode délibérément artificiel. Affublée de costumes confectionnés à partir de vêtements achetés aux puces, de prothèses, de perruques et d'accessoires divers, l'artiste incarne tour à tour madones, nobles, aristocrates et bourgeois, de la Renaissance au XIXe siècle. Des femmes et des hommes prennent la pose dans des décors rudimentaires, composés à partir de rideaux ou de tentures et complétés de quelques objets significatifs. Cindy Sherman parodie le style et les codes traditionnels de la représentation - pose, regard, coiffure, vêtement, etc. - pour inventer ses propres portraits. Seuls quatre d'entre eux font explicitement référence à une oeuvre spécifique : le Jeune Bacchus malade du Caravage , la Vierge du Diptyque de Melun de Jean Fouquet, Madame Moitessier d'Ingres et La Fornarina de Raphaël.