Tarsila do Amaral - Peindre le Brésil moderne
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Première rétrospective en France d'une grande artiste brésilienne, Tarsila do Amaral, née en 1886 à Capivari (Etat de São Paulo) et morte en 1973 à São Paulo. Largement méconnue en France, nous avions cependant montré certaines de ses toiles dans nos billets du 30 avril 2022 (exposition Pionnières - artistes dans le Paris des années folles) et du 23 mars 2024 (Le Paris de la modernité 1905-1925).
« Figure centrale du modernisme brésilien, Tarsila do Amaral (ou Tarsila, de son nom d’artiste) est la créatrice d’une œuvre originale et évocatrice, puisant dans les imaginaires indigéniste et populaire autant que dans les instances modernisatrices d’un pays en pleine transformation.
Dans les années 1920, évoluant entre São Paulo et Paris, elle est une passeuse entre les avant-gardes de ces deux capitales culturelles, mettant son univers iconographique brésilien à l’épreuve du cubisme et du primitivisme, en vogue dans la capitale française. Sa peinture inspire alors les mouvements Pau-Brasil et Anthropophage, dont la quête d’un Brésil « authentique », multiculturel et multiracial, vise à refonder sa relation avec les « centres » européens de la colonisation.
La dimension militante de ses peintures des années 1930 et sa capacité à accompagner, jusqu’aux années 1960, les évolutions profondes de son environnement social et urbain confirment la puissance d’une œuvre ancrée dans son temps et toujours prête à se renouveler, malgré les conditions instables que peut rencontrer, en fonction des époques et des contextes, une artiste femme émancipée et indépendante. »
1. Paris/São Paulo, passeports pour la modernité
Meu Ateliê (Rua Vitória) [Mon atelier (rue Vitória)],1918, huile sur toile
Vista do hotel de Paris [Vue de l'hôtel à Paris], 1920, huile sur toile
Tarsila crée, en 1917, le premier atelier d'artistes de São Paulo, rua Vitória. Encore apprentie, elle le met à disposition de son professeur, le peintre académique Pedro Alexandrino, qui y dispense ses cours collectifs. Élevée dans un milieu très francophile, elle poursuit tout naturellement sa formation à Paris, où elle loue une chambre rue du Louvre. Fidèle à la tradition picturale européenne de la fin du XIXe siècle, elle peint l'entrée de son atelier de São Paulo et la vue de sa chambre parisienne dans un style tout à fait similaire, malgré les tonalités et la lumière très différentes qui caractérisent chacune des deux villes.
Issue d’une famille cultivée de grands propriétaires terriens de la région de São Paulo, Tarsila do Amaral entreprend son premier voyage d’études à Paris en 1920, reproduisant le parcours typique des peintres académiques brésiliens. Pendant son absence, en février 1922, la Semaine d’Art moderne donne une impulsion nouvelle à la scène artistique de São Paulo : jeunes écrivains, musiciens et peintres prônent une avant-garde affranchie des modèles importés, sans pour autant renier leur cosmopolitisme. De retour en juin 1922, Tarsila participe personnellement à ce renouveau moderniste, aux côtés de la peintre Anita Malfatti et des écrivains Paulo Menotti del Picchia, Mário de Andrade et Oswald de Andrade, avec qui elle forme le Groupe des Cinq. C’est dans un tout nouvel état d’esprit qu’elle retourne à Paris, en 1923 : animée par un projet qui se veut national et moderne, elle cherche désormais une confrontation directe avec les avant-gardes européennes. Fréquentant les ateliers d’André Lhote, Fernand Léger et Albert Gleizes, elle appréhende le cubisme comme une « école d’invention », lui permettant de s’affranchir des codes de représentation convenus et d’élaborer un style véritablement libre et personnel.
Estudo (Nu sentado) [Étude (nu assis)], 1921, huile sur toile
Academia n° 4 [Académie n° 4], 1922, huile sur carton
Natureza-morta com relógios [Nature morte avec horloges], 1923, huile sur toile
Composição com relógio [Composition avec horloge], 1923, mine de plomb sur papier
Composição cubista (Mãos ao piano) [Composition cubiste (mains sur le piano)], 1923, aquarelle et mine de plomb sur papier
Étude de Composição cubista com ave [Composition cubiste avec oiseau], 1923, crayon et crayons de couleur sur papier calque
Étude pour une composition cubiste en couleurs, vers 1923, mine de plomb et crayon de couleur sur papier de soie
Desenho [Dessin], 1923, mine de plomb sur papier
Étude pour La Tasse, 1923, mine de plomb sur papier
Figura em Azul [Figure en bleu], 1923, huile sur toile
À l'Académie Julian, Tarsila suit les cours réservés aux femmes, se consacrant à l'étude de nus qu'elle peut réaliser pour la première fois d'après modèles vivants. Ce n'est qu'après son retour à São Paulo, pendant l'euphorique période d'expérimentation au sein du Groupe des Cinq, que Tarsila prend ses distances avec les modèles académiques. À l'instar d'Anita Malfatti, elle adopte des couleurs plus contrastées et des solutions formelles moins conventionnelles, comme dans ce portrait de femme, peint au tout début de l'année 1923.
A Boneca [La poupée], 1928, huile sur toile
Réalisé en 1928, bien après son apprentissage parisien, ce tableau montre la persistance du modèle de Léger dans l'œuvre de Tarsila et l'interprétation très personnelle que fait l'artiste des théories de Gleizes, son principal maître. Dans la lignée de ce dernier, elle conçoit ses tableaux comme des « organismes » autonomes, indépendants de toute ambition réaliste, s'intéressant moins aux objets représentés qu'au système de relations entre les formes et les couleurs et à leur équilibre rigoureux dans l'espace circonscrit de la toile.
1 bis. Une « Caipirinha habillée par Poiret »
En tant qu’artiste brésilienne à Paris, Tarsila doit composer avec un certain nombre de stéréotypes pour frayer son chemin dans un système de l’art eurocentré et dominé par les hommes. Si son physique et son style vestimentaire ne passent jamais inaperçus, la critique attend d’elle, comme de sa peinture, une « fraîcheur exotique » et une « délicatesse toute féminine » — comme on le lit dans les chroniques parisiennes de ses premières expositions. Tarsila joue donc de son apparence pour construire son personnage, alors inédit, de femme artiste moderne brésilienne, contournant, dans ses autoportraits, les canons établis. Telle une « Caipirinha habillée par Poiret » (selon les vers que lui dédie Oswald de Andrade) elle se veut la porte-parole d’un « Brésil profond », tout en étant parfaitement à la page des goûts parisiens, sans négliger ce brin d’excentrisme censé faire d’elle une véritable artiste d’avant-garde.
Auto-retrato (Manteau rouge) [Autoportrait (Manteau rouge)], 1923, huile sur toile
« Je me souviens de Tarsila au théâtre du Trocadéro, dans une cape écarlate, doublée de satin blanc. À Paris, où l’on s’habille discrètement, la vanité de Tarsila fit sensation » ; «Nous sommes restés extasiés en contemplation du chef-d’œuvre de Tarsila, qu’est sa personnalité ! Tarsila s’habille d’art ». Ces témoignages de l’époque montrent le soin que Tarsila accordait à son apparence, y compris dans l’élégance de ses tenues. Le manteau rouge de la maison Patou qu’elle portait lors d’évènements mondains parisiens identifie à tel point l’artiste qu’il donne son titre à l’un des autoportraits les plus connus, réalisé alors que Tarsila fréquente l’atelier de Lhote (printemps 1923).
A Caipirinha [Petite caipira], 1923, huile sur toile
Commencé au printemps 1923, ce tableau est pour Tarsila l’une des premières tentatives de s’affranchir des codes de la figuration académique à travers des langages d’avant-garde. Dans une lettre à ses parents, elle décrit ce tableau comme une façon de s’autoreprésenter en jeune fille de la campagne brésilienne (une petite « caipira ») jouant avec les branches du jardin comme elle le faisait, enfant, dans la fazenda familiale. Cette identification avec la culture populaire des régions rurales, de la part d’une femme très cultivée de la haute bourgeoisie, annonce l’idéalisation d’une appartenance nationale qui dépasse volontairement les clivages culturels et sociaux de la population brésilienne.
Auto-retrato I [Autoportrait 1], 1924, huile sur carton sur panneau d'aggloméré
Cet autoportrait cristallise l’image de soi soigneusement élaborée par l’artiste après juin 1922 : cheveux serrés en chignon, rouge à lèvre éclatant et longues boucles d’oreilles. Sur un fond neutre, tel une sorte de masque extrait de tout contexte anecdotique, le visage de l’artiste devient, par sa stylisation assumée, sa véritable «marque ». À ce titre, ce portrait est choisi pour illustrer les couvertures de presque tous le catalogues d’expositions de son vivant et dicte même le traitement de futurs portraits photographiques.
Retrato de Oswald de Andrade [Portrait d'Oswald de Andrade], 1923, huile sur toile
Expressão de Oswald [Expression d'Oswald], 1924, mine de plomb sur papier
Deux études pour l'affiche d'une conférence de Blaise Cendrars à São Paulo, 1924, mine de plomb et encre de Chine sur papier
En 1924, le poète franco-suisse Blaise Cendrars prononce deux conférences à São Paulo, la première autour de son Anthologie Nègre, parue en 1921, la seconde sur la peinture moderne. Tarsila conçoit l'affiche pour la première conférence, dans un style qui rappelle ses exercices de « translation » et « rotation » réalisés un an plus tôt dans l'atelier de Gleizes.
Proche d'Oswald de Andrade, ainsi que de sa verve poétique, Cendrars, que Tarsila rencontre à Paris en mai 1923, est l'un des premiers défenseurs de sa peinture et préfacera le catalogue de son exposition personnelle, en 1926. Grâce à Cendrars, Tarsila se lie aussi avec Jean Cocteau, Constantin Brancusi, Fernand Léger, Robert et Sonia Delaunay, entre autres.
Lettre et dessin de Fernand Léger, Cícero Dias et Blaise Cendrars à Tarsila do Amaral, 17 janvier 1951
2. L’invention du paysage brésilien
L’éloignement temporaire du Brésil est pour Tarsila l’occasion d’appréhender autrement ses origines. Tandis qu’elle prend conscience du charme exotique que son pays tropical exerce dans son cercle d’amis parisiens, le cubisme lui offre une méthode d’analyse et de rationalisation formelle lui permettant de se réapproprier son paysage physique et mental, loin des conventions et des préjugés. Dès 1924, elle part à la « redécouverte » de São Paulo, métropole ultradynamique ; de Rio de Janeiro, avec son paysage exubérant ; de la région du Minas Gerais, riche de vestiges coloniaux et baroques. Avec le trait limpide qui caractérise son dessin, Tarsila « décortique » au crayon et à l’encre ces environnements si différents les uns des autres et sélectionne à sa guise les éléments d’un Brésil « authentique » qui, transcrits sous forme de lignes et formes géométriques, donnent vie à son nouvel alphabet visuel. Simple et moderne, intelligible par le public brésilien et international, ce dernier est décliné dans des peintures à la composition rigoureuse, dans lesquelles ces éléments, à l’origine disparates, cohabitent harmonieusement.
Romance,1925, huile sur toile
En compagnie du groupe des modernistes et de Cendrars, Tarsila entreprend un voyage dans le Minas Gerais lors de la Semaine Sainte de 1924. Elle dira avoir été notamment touchée par les décorations populaires et les peintures des églises « exécutées avec amour et dévotion par des artistes anonymes ». Cette fenêtre de type colonial et cette décoration florale, qui rappelle à la fois des bas-reliefs baroques et des motifs folkloriques, s'inspirent de ces références. La palette renvoie volontairement à ces couleurs populaires injustement discréditées, selon l'artiste, comme « laides et campagnardes ». Dans un vocabulaire simplifié de formes et de couleurs en aplat, la modernité de Tarsila délaisse les codes importés pour puiser dans des motifs locaux perçus comme « authentiques ».
Congonhas (Minas) [Congonhas (Minas Gerais)], 1924, encre de Chine sur papier
Ouro Preto I, 1924, aquarelle et mine de plomb sur papier
Ouro Preto II, 1924, mine de plomb sur papier
A Feira I [Le marché I], 1924, huile sur toile
E.F.C.B. (Estrada de ferro central do Brasil) [Chemin de fer central du Brésil], 1924, huile sur toile
Dans les années 1920, le motif du train est récurrent dans l'œuvre de Tarsila. Introduit au Brésil en 1855, le chemin de fer reliant les États de Rio de Janeiro, São Paulo et du Minas Gerais, appelé Estrada de Ferro Carril do Brasil (E.F.C.B.) s'agrandit au cours du XXe siècle. Moyen de transport éminemment moderne, le train demeure, jusqu'aux années 1950, le principal du pays. Ce tableau exalte le progrès technologique symbolisé par les ponts ferroviaires, les poteaux électriques et les sémaphores. Néanmoins, les lignes courbes du chemin de fer conduisent notre regard vers les éléments reconnaissables d'un quartier populaire, que Tarsila souhaite faire cohabiter, dans sa composition, avec les signes du progrès évoqués au premier plan.
Paisagem com vagão de trem [Paysage avec wagon de train], vers 1924, aquarelle et encre de Chine sur papier
Locomotiva [Locomotive], illustration pour Pau Brasil d'Oswald de Andrade, Paris, Au sans pareil, p. 51, 1925, encre de Chine sur papier
Pão de Açúcar [Pain de Sucre], illustration pour Pau Brasil d'Oswald de Andrade, Paris, Au sans pareil, p. 23, 1925, encre de Chine sur papier
Pinheiros [Pins], illustration pour Pau Brasil, d'Oswald de Andrade, Paris, Au sans pareil, p. 85, 1925, encre de Chine sur papier
Barco [Bateau], illustration pour Pau Brasil d'Oswald de Andrade, Paris, Au sans pareil, p. 101
1925, encre de Chine sur papier
Rio de Janeiro, 1923, huile sur toile
Palmeiras [Palmiers], 1925, huile sur toile
Sans titre, projet d'illustration pour Feuilles de route de Blaise Cendrars, vers 1924, encre sur papier (3 dessins)
3. Primitivisme et identité(s)
Même lorsqu’elle représente des personnages, Tarsila est confrontée à un double défi : répondre à la demande d’exotisme de la capitale française et participer à la construction d’un imaginaire brésilien et moderne fondé sur le métissage entre les cultures indigène, portugaise et africaine qui composent historiquement le peuple brésilien. Les traditions précoloniales font alors l’objet de ses recherches, tandis que des afro-descendants sont représentés dans ses œuvres de 1924 et 1925, lorsque Tarsila illustre le recueil de poèmes Pau Brasil d’Oswald de Andrade et adhère au mouvement du même nom. Des descriptions idylliques des favelas et des scènes de carnaval, associées aux couleurs vives que l’artiste qualifie de «populaires», illustrent la quête d’un primitivisme autochtone, idéalisé par l’intellectuelle blanche et cosmopolite qu’est Tarsila. Effaçant toute trace de disparité sociale et de violence coloniale, ces toiles ne cachent pas l’ambiguïté de ces appropriations ni la complexité des questions identitaires et raciales d’un pays qui, cent ans après l’indépendance et trente-sept ans après la fin de l’esclavage, est loin d’avoir atteint l’harmonie idéale dépeinte par l’artiste.
O Mamoeiro [Le papayer], 1925, huile sur toile
Vendedor de frutas [Vendeur de fruits], 1925, huile sur toile
Carnaval em Madureira [Carnaval à Madureira], 1924, huile sur toile
En 1924, avec ses amis modernistes, Tarsila visite Rio de Janeiro lors du carnaval. A Madureira, quartier populaire de la ville, elle découvre une réplique en bois de la tour Eiffel, hommage rendu à l'aviateur brésilien Alberto Santos-Dumont qui avait volé en dirigeable dans le ciel de la Ville lumière, en 1906. Tout en jouant sur le déplacement déroutant de ce symbole parisien dans les faubourgs brésiliens, Tarsila s'approprie le thème du carnaval, issu de la culture populaire, comme sujet national. À la manière de O Mamoeiro (Le Papayer), dans lequel une favela de Rio est présentée comme un village paisible et bariolé, ce quartier populaire de Rio de Janeiro incarne, chez Tarsila, un espace idéal et romantique dans lequel des éléments disparates, voire contradictoires, cohabiteraient sans conflit.
Fazenda [Ferme], illustration pour Pau Brasil d'Oswald de Andrade, Paris, Au sans pareil, p. 35, 1925, encre de Chine sur papier
Carnaval, illustration pour Pau Brasil d'Oswald de Andrade, Paris, Au sans pareil, p. 61, 1925, encre de Chine sur papier
Flor Gente [Personne fleur], illustration pour Pau Brasil d'Oswald de Andrade, Paris, Au sans pareil, p. 14, 1925, encre de Chine sur papier
En 1925, Tarsila illustre le recueil de poèmes d’Oswald de Andrade Pau Brasil, du nom du manifeste publié un an plus tôt. Traduisible par «bois brésil», référence à la matière première convoitée dès le XVIe siècle par les colonisateurs, ce mouvement souhaite faire de l’art brésilien un produit «d’exportation», contre l’importation imposée des modèles européens. Il invite peintres et écrivains brésiliens à puiser dans les sources locales pour retrouver un art «agile et candide comme en enfant».
Sans titre, projet d'illustration pour Feuilles de route de Blaise Cendrars, vers 1924, encre sur papier
3 bis. A Negra
D’abord consacrée comme un hommage moderniste rendu à l’identité afro-brésilienne, puis pointée du doigt comme illustration des stéréotypes racistes propres aux sociétés brésiliennes et françaises des années 1920, cette femme noire qui nous regarde en face n’a toujours pas fini d’interroger son public. Bien que Tarsila ait dit s’être inspirée du souvenir d’une ancienne esclave qui habitait la fazenda familiale, et qu’une feuille de bananier stylisée, sur le fond, suggère un environnement tropical, ce personnage, peint à Paris en 1923, ressemble moins à un portrait qu’à une composition parfaitement dans l’air du temps, dans laquelle une sculpture totémique africaine rencontrerait les géométries colorées d’un Léger. Lorsqu’elle l’expose à Paris, Tarsila titre cette œuvre «La Négresse», songeant peut-être à la Négresse blanche que Brancusi sculpte la même année. C’est bien en tant qu’icône «primitive» et «moderne», selon les canons parisiens de l’époque, que la silhouette stylisée de cette peinture sera choisie par Cendrars pour illustrer la couverture du recueil de poèmes qu’il consacre à son voyage brésilien. Mais A Negra renoue aussi avec l’iconographie toute brésilienne de la «mère noire», esthétisant la figure des femmes afro-descendantes dans le rôle de nourrices auquel elles ont été longtemps reléguées.
A Negra [La négresse], 1923, huile sur toile
Étude pour A Negra [La négresse], 1923, encre de Chine sur papier
A Negra III [La négresse III], vers 1923, encre de Chine sur papier
Batizado de Macunaíma [Baptême de Macounaïma],1956, huile sur toile
Sur commande de la maison d'édition Livraria Martins, Tarsila peint ce tableau en 1956, en hommage au roman Macounaïma publié en 1928 par Mário de Andrade. Le protagoniste de cet ouvrage fondateur du modernisme brésilien, basé sur les recherches de son auteur sur les mythes et légendes du folklore autochtone, est un anti-héros en transformation constante prenant les traits d'un indigène, d'un afro-descendant, d'un européen blanc ; il est homme et femme à la fois, enfant de la nature sauvage et fasciné par la modernité bruyante de la métropole. Métaphore carnavalesque et ludique de l'inconscient collectif brésilien et de sa nature métisse, dépourvu de préjugé et de morale, Macounaïma réunit en soi toutes les qualités et les défauts de l'être humain.
A Cuca, vers février 1924, huile sur toile
Saci-pererê, 1925, gouache et encre de Chine sur papier
Dans un paysage verdoyant, Tarsila dit avoir réuni « un animal étrange, un crapaud, un tatou et un autre animal inventé ». Dans le folklore brésilien, la Cuca est un redoutable croquemitaine et les personnages que Tarsila dit avoir inventés sont en réalité tirés de motifs autochtones que l’artiste étudie dans les musées ethnologiques. Les mêmes sources inspirent un projet de costumes pour un « ballet brésilien » (jamais réalisé) avec livret d’Oswald de Andrade et musique d’Heitor Villa-Lobos, sur le modèle des fameux ballets russes et suédois. C’est encore un Saci-Pererê, personnage fantastique issu du syncrétisme entre les cultures indigènes, africaine et portugaise, qui illustre la quatrième de couverture du catalogue de la toute première exposition personnelle de Tarsila, en juin 1926, à Paris.
Manacá, 1927, huile sur toile
Religião brasileira I [Religion brésilienne I], 1927, huile sur toile
Ce tableau s'inspire d'un autel domestique typiquement brésilien, sur lequel des éléments disparates - objets d'artisanat, vases de fleurs en papier crépon entourent des effigies religieuses. L'accumulation d'éléments qui remplissent la surface de la toile sans aucune symétrie accentue l'aspect spontané de cette composition votive. Pour Tarsila, l'emploi du « bleu très pur », du « vert chantant» et du « rose violacé », associé au thème populaire du tableau, représente une forme de revanche contre l'oppression du « bon goût » étranger. Exaltant ces mêmes couleurs, la fleur typiquement brésilienne qui, dans ce tableau, est purement décorative, prend un aspect monumental, presque totémique, dans Manacá, qui annonce l'évolution de la peinture de Tarsila vers la phase dite anthropophagique.
4. Le Brésil cannibale
En 1928, la figure de Abaporu (en langue indigène tupi-guarani : «Homme qui mange»), donne naissance au mouvement «anthropophage». Faisant référence à la pratique indigène de dévoration de l’autre dans le but d’en assimiler les qualités, l’Anthropophagie décrit, métaphoriquement, le mode d’appropriation et de réélaboration constructive, de la part des Brésiliens, des cultures étrangères et colonisatrices. Délaissant la description de sujets populaires et les géométries d’origine cubiste, les œuvres de Tarsila présentent désormais un syncrétisme plus symbolique que narratif, dans lequel un riche répertoire européen et brésilien est ainsi «dégluti» et définitivement transformé. Ces peintures, que l’artiste qualifie de «brutales et sincères», échappent à toute lecture univoque et à toute codification convenue. Les éléments naturels et architecturaux se confondent dans des paysages suggestifs et évocateurs qui transportent l’observateur vers des dimensions magiques ou oniriques, tandis que les dessins se peuplent de «personnages aux pieds énormes, plantes grasses et enflées, et animaux étranges qu’aucun naturaliste ne pourrait classer».
Abaporu V, 1928, encre de Chine sur papier
Abaporu IV, 1928, encre de Chine sur papier
Décliné en peinture et en dessin, ce personnage démesuré, en symbiose avec le sol et avec un majestueux cactus fleuri, illustre le Manifeste anthropophage et son paradigme d'affirmation identitaire : « Seule l'anthropophagie nous unit. Socialement. Économiquement. Philosophiquement ».
Cidade (A Rua) [Ville (la rue)], 1929, huile sur toile
Floresta [Forêt], 1929, huile sur toile
Distância [Distance], 1928, huile sur toile
Rétrospectivement, Tarsila interprète plusieurs tableaux de la période anthropophage comme la traduction de rêves, de réminiscences enfantines ou d'images de l'inconscient apparues dans des états de semi-éveil. Ses environnements énigmatiques ont été parfois comparés aux œuvres de Magritte ou de De Chirico - dont Tarsila possédait un tableau dans sa propre collection. Sans se réclamer du surréalisme, de la métaphysique ou de la psychanalyse, les anthropophages connaissent bien toutes ces références, qui font assurément partie de la vaste et profonde culture, européenne et américaine, que l'artiste « déglutit » et transforme dans son œuvre.
Calmaria II [Bonace II], 1929, huile sur toile
O Touro (Boi na floresta) [Le taureau (bœuf dans la forêt)], 1928, huile sur toile
Urutu, 1928, huile sur toile
Urutu (intitulé « L'œuf », lors de sa première présentation à Paris, en 1928) rejoint une symbolique largement exploitée par les modernistes, qui décrit le Brésil comme le pays du « cobra grande » (« grand serpent »), allusion à ce reptile gigantesque caché dans les profondeurs des rivières ou des lacs qui, selon le mythe indigène, incarne l'esprit des eaux.
O Sapo [Le crapaud], 1928, huile sur toile
Cartão-postal [Carte postale], 1929, huile sur toile
Dans cette « carte postale » anthropophage, plusieurs paysages brésiliens sont à nouveau réunis, autour de l'incontournable Pain de sucre évoquant la ville de Rio de Janeiro. Dans cet environnement, où Tarsila rassemble tous les éléments du vocabulaire qu'elle a créé depuis 1924, la mer peut cohabiter avec les cactus du désert, et les palmiers des villes du sud du Brésil avec la végétation tropicale de la forêt amazonienne. D'étranges animaux autochtones, à mi- chemin entre singes et paresseux, avec des mains presque humaines, habitent l'univers paisible d'un peuple qui, à la différence des Européens, n'a jamais fait la distinction entre « urbain, suburbain, frontalier et continental », et vit « paresseux dans la mappemonde du Brésil » (Manifeste anthropophage).
Composição (Figura só) [Composition (figure seule)], 1930, encre métallo-gallique sur papier
Étude pour Composição (Figura só) [Composition (figure seule)], 1930, mine de plomb et encre de Chine sur papier journal
Paisagem com rebanho e pirâmide [Paysage avec troupeau et pyramide], 1930, encre de Chine sur papier
Bicho com triângulo [Animal avec triangle], 1930, mine de plomb sur papier
Paisagem antropofágica IV [Paysage anthropophagique IV], vers 1929, encre de Chine sur papier
Paisagem com bicho antropofágico III [Paysage avec un animal anthropophagique III], vers 1930, crayon de couleur et pastel sur papier
5. Travailleurs et travailleuses
Fin 1929, séparée d’Oswald de Andrade, Tarsila subit de plein fouet les conséquences du krach boursier de New York. Ses propriétés étant hypothéquées, elle doit s’habituer à un mode de vie bien plus modeste que celui qu’elle a connu jusqu’alors. Aux côtés d’Osório César, jeune médecin et intellectuel de gauche, elle s’intéresse au modèle économique et social promu par le gouvernement soviétique. Un voyage en URSS et ses idées politiques — qui lui coûtent la prison, en 1932, sous le gouvernement de Getúlio Vargas — marquent le contenu et le style de ses peintures, qui suivent les préceptes du « réalisme social ». Les classes populaires, évoquées par les silhouettes anonymes des tableaux des années 1920, deviennent désormais les véritables protagonistes de ses fresques sociales, à mesure que les couleurs vives laissent place à des tons plus sobres. Alors que, dès 1937, la dictature relègue les artistes femmes à des modèles traditionnels et à des thèmes intimistes, Tarsila continue d’explorer le monde du travail avec un regard critique ou poétique, que ce soit dans un milieu rural, urbain ou industriel, s’intéressant aussi à la condition féminine.
Étude pour l'affiche de l'exposition de Tarsila do Amaral, Moscou, musée national d'Art moderne occidental (GMNZI), 1931, aquarelle sur papier
Version inachevée de Segunda classe [Seconde classe], sans date, huile diluée sur papier
Costureiras [Couturières], 1950, huile sur toile
La place des femmes dans le monde du travail est évoquée par ce tableau, commencé au milieu des années 1930, puis repris et finalisé en 1950. À la différence de Operários, exposée dans cette salle, le traitement du groupe prime sur la définition individuelle de chaque personnage. Renouant avec certains tableaux de l’époque cubiste, Tarsila se sert du jeu de lignes obliques pour accentuer la relation entre les éléments du tableau (les travailleuses) et leur intégration dans l’espace environnant. Comme pour Operários, une affiche de l’artiste soviétique Valentina Kulagina a servi de modèle à Tarsila, qui s’en inspire pour le traitement des figures féminines.
Trabalhadores [Travailleurs], 1938, huile sur toile
Estratosfera [Stratosphère], 1947, huile sur toile
Étude pour Operários [Ouvriers], 1933, mine de plomb sur papier
Operários [Ouvriers], 1933, huile sur toile
Les modèles du réalisme social et du muralisme mexicain marquent la principale peinture militante de Tarsila, dont la composition en diagonale est inspirée d'une affiche de l'artiste soviétique Valentina Kulagina. La célébration de la mixité ethnique du peuple brésilien, déjà évoquée dans les œuvres des années 1920, prend une connotation véritablement sociale dans cet hommage à la classe ouvrière de São Paulo, représentée par ces visages de toutes origines sur fond de paysage industriel. On y retrouve quelques portraits significatifs : l'architecte Gregori Warchavchik, dont les constructions rationalistes révolutionnent l'habitat de São Paulo ; Eneida de Moraes, emprisonnée avec Tarsila en 1932 ; son amie proche, la chanteuse Elsie Houston, ou encore l'administrateur de sa fazenda familiale.
Lenhador em repouso [Bûcheron au repos], 1940, huile sur toile
Étude pour Primavera (Duas figuras) [Printemps (deux figures)], 1946, mine de plomb sur papier
Terra [Terre], 1943, huile sur toile
Jamais exposée dans les rétrospectives de l'artiste après sa mort, une petite série de la fin des années 1940, aux touches légères, presque pointillistes, inaugure un nouveau virage stylistique. Le titre de ce tableau et le lien du personnage avec la terre pourraient ici faire allusion aux luttes paysannes qui animent le contexte rural brésilien à cette époque. Cependant, Tarsila semble prendre ses distances avec le réalisme social, pour revenir aux ambiances métaphysiques et au gigantisme onirique qui avaient déjà caractérisés les peintures de la période anthropophage. Le cactus réapparait, tandis que les montagnes à l'horizon se fondent avec les cheveux du personnage allongé, en symbiose avec le paysage, comme l'était Abaporu et les personnages des dessins de 1928 à 1930.
Abordons la dernière salle de l'exposition :
6. Nouveaux paysages
Dans les années 1950, Tarsila se consacre à de nombreuses commandes et à des projets d’illustrations, tout en participant à des expositions collectives, dont les deux premières biennales de São Paulo. Avec un regard rétrospectif sur son œuvre, elle revisite, en les actualisant, les motifs de ses compositions antérieures. Elle expérimente différents registres formels, variant la façon d’articuler les formes géométriques et organiques qui caractérisent, depuis toujours, son vocabulaire pictural. Toujours à l’affut des évolutions de son environnement, Tarsila accompagne les transformations du paysage urbain brésilien et notamment de São Paulo, avec ses gratte-ciels bleu-gris de plus en plus hauts surplombant les anciennes maisons et la végétation tropicale. Elle se montre aussi réceptive aux codes visuels les plus actuels, alors que, à la fin de la décennie, l’abstraction géométrique est en plein essor chez une nouvelle génération d’artistes, que le paysagiste Burle Marx multiplie ses jardins multicolores de plantes autochtones, et que, sous la direction d’Oscar Niemayer et Lucio Costa, le chantier de la nouvelle capitale, Brasilia, vient tout juste de commencer.
Paisagem com flores rosas e roxas [Paysage avec des fleurs roses et violettes], 1963, huile sur toile
Paisagem com quinze casas [Paysage avec quinze maisons], 1965, huile sur toile
Passagem de nível III [Passage à niveau III], 1965, huile sur toile
Vilarejo com ponte e mamoeiro [Village avec pont et papayer], 1953, huile sur toile
Porto I [Port 1], 1953, huile sur toile
Deux études pour la couverture de la partition de Suíte infantil de João de Souza Lima, vers 1939, mine de plomb, encre de Chine et gouache sur carton avec passe-partout
Étude d'illustration pour la revue Jaraguá, vers 1950, gouache et encre sur papier
Dans l'illustration qu'elle réalise en 1950 pour la revue Jaraguá, Tarsila reprend et actualise le motif de O Modelo (Le modèle), traité en peinture et dessin en 1923. Dans cette nouvelle version, des suggestions tropicales et des motifs décoratifs contredisent la rigide structure géométrique d'origine cubiste, tandis que, au deuxième plan, les gratte- ciels d'une ville moderne se superposent à la stylisation du paysage naturel, déjà présent dans la composition de 1923.
Étude pour A Metrópole [La métropole], vers 1950, aquarelle et mine de plomb sur papier
A Metrópole [La métropole], 1958, huile sur toile
Entre 1920 et 1960, le paysage brésilien a considérablement changé, tout comme sa représentation. Suite à une nouvelle vague migratoire interne et sous l'effet de la pression immobilière, les gratte-ciels dépassent bientôt les limites du centre- ville pour atteindre les quartiers périphériques. L'artiste représente les tours d'immeubles qui composent désormais l'horizon de la ville avec des tons gris, bleus et violets, dans un langage presque abstrait qui semble rejoindre les géométries expérimentales des jeunes artistes avec qui elle partage les salles de la Biennale de São Paulo et de Venise, dans les années 1950 et 1960.
Calmaria III [Bonace III], sans date [années 1960], huile sur toile
Dans cette toile, peinte dans les années 1960, Tarsila semble vouloir expérimenter la touche gestuelle et pâteuse de l'abstraction informelle qui foisonne à la Biennale de São Paulo de 1959. Même lorsqu'elle reprend des motifs plus anciens comme dans ce tableau, dans lequel elle revisite sa composition homonyme de 1929 - le recours à des formes géométriques plus ou moins épurées donne lieu à des nouveaux paysages qui, à la différence des environnements anthropophagiques, sont désormais plus réels qu'imaginaires, matérialisés par des architectes visionnaires comme Oscar Niemeyer ou des peintres paysagistes comme Roberto Burle Marx.
Heinz Berggruen, un marchand et sa collection
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Très belle exposition au musée de l'Orangerie, à la faveur de la rénovation en cours du musée Berggruen de Berlin, qui nous a permis de découvrir des œuvres d'artistes que nous connaissons et aimons, mais que nous n'avions jamais eu l'occasion de voir.
Heinz Berggruen (1914-2007), marchand d’art et collectionneur, est célèbre pour sa galerie parisienne qui tient une place majeure sur le marché de l’art de la deuxième moitié du XXe siècle. Né dans une famille juive à Berlin en 1914, Berggruen quitte l'Allemagne pour les États-Unis en 1936 en raison des persécutions nazies, avant de s'établir définitivement à Paris après la Seconde Guerre mondiale. C’est rue de l'Université qu’il ouvre sa galerie, spécialisée dans les arts graphiques des artistes modernes. Au fil de sa carrière, il se rapproche des artistes de son temps et devient lui-même un collectionneur passionné. Vers 1980, fort de son succès, il se consacre pleinement à rassembler ses maîtres favoris. En 2000, Berggruen, après une vie passée entre les États-Unis et la France, cède sa collection à l'État allemand.
En collaboration avec le Museum Berggruen / Neue Nationalgalerie Berlin, cette exposition présente un échantillon de la collection personnelle du marchand d’art, qui rassemble des chefs-d’œuvre de Pablo Picasso, Paul Klee, Henri Matisse et Alberto Giacometti. Elle met en lumière un goût qui s’est forgé tout au long de sa vie et son attachement profond à l’art moderne et à ses figures emblématiques auxquelles il restera toujours dévoué.
Paul Klee (1879-1940) : Nature morte avec plante et fenêtre, 1927, huile sur toile
Un monde de choses
Heinz Berggruen est fasciné par le cubisme dès ses premières incursions dans la sphère culturelle parisienne, à la fin des années 1940. Quarante ans après la naissance du mouvement, Berggruen s’emploie à en rassembler un panorama à travers une sélection de natures mortes. Dans la lignée de Cézanne, les œuvres de Picasso et de Braque dont il a fait l’acquisition, notamment celles du premier cubisme (1909-1912) et de ses développements plus synthétiques, démontrent comment ces artistes ont déconstruit et reconstruit la réalité sur la toile. La collection de Berggruen témoigne d’un intérêt profond pour cette période charnière, où l'art moderne a commencé à repenser la représentation de l'objet dans l'espace.
Dans cette section, de nombreuses œuvres de Pablo Picasso (1881-1973) :
Cartes à jouer, paquet de tabac, bouteille et verre, 1914, huile, charbon et sable sur carton sur bois
Verre et dés, 1914, crayon, gouache et papier collé sur papier monté sur carton
Nature morte sur un piano, 1911-1912, huile et fusain sur toile
Un collectionneur italien confie en 1965 cette Nature morte sur un piano de Picasso à son ami Christian Zervos, critique et éditeur d'art d'origine grecque. Espérant la vendre plus rapidement, il l'envoie à New York. Berggruen, qui la considère comme « une œuvre majeure du cubisme, un morceau de bravoure optique, contenant à lui seul tout le vocabulaire cubiste », ne peut passer à côté de celle-ci. Il traverse donc l'Atlantique et l'achète.
Coupe de fruit avec poires et pommes, 1908, huile sur bois
Nature morte à la grappe de raisin, 1914, huile, charbon et sciure de bois sur carton
Guitare et journal, 1916, huile et sable sur toile
Ma Jolie, 1914, huile sur toile
Reprenant des objets fétiches de la nature morte cubiste (guitare, cartes à jouer, lettrages...), Picasso titre cette œuvre « Ma Jolie », en référence au surnom qu'il donne à sa compagne Eva Gouel. Après avoir délaissé la couleur durant le cubisme dit « analytique », elle revient ici, plus vive, associée à une touche pointilliste, caractéristique de cette nouvelle période. Berggruen l'achète en 1965 à la succession d'André Lefèvre : pour lui, cet exemple de « cubisme rococo » n'est « rien d'autre qu'une déclaration d'amour. »
Cartes à jouer verre et bouteille sur un guéridon, 1916, tempera et sable sur bois
Nature morte avec verre et jeu de cartes (Hommage à Max Jacob), 1914, crayon, gouache, craie noire et papier collé sur papier
Nature morte devant une fenêtre à Saint-Raphaël, 1919, gouache et crayon sur papier
Peinte au bord de la Méditerranée, destination de prédilection des artistes en France, cette petite œuvre ouvre un nouveau tournant dans la carrière de Picasso. Achetée en 1979 à la succession du marchand Paul Rosenberg, ce «tableau heureux» selon Berggruen, montre en effet la transition entre un cubisme tardif et un retour aux formes classicistes, tout en utilisant un langage visuel proche de l'œuvre de Matisse, que Picasso regardait.
Nature morte avec guitare bleue, dit aussi Guitare et compotier rose, 1924, huile sur toile
Verre, bouquet, guitare et bouteille, 1919, huile sur toile
Homme assis à une table, 1916, gouache et encre sur papier
Dans la même section deux tableaux de Georges Braque (1882-1963) :
Nature morte à la pipe (Le Quotidien du Midi), 1914, craie noire, fusain et huile sur toile
Nature morte au verre et au journal (Le Guéridon), 1913, craie noire, fusain et huile sur toile
Braque et Picasso travaillent en étroite collaboration entre 1908 et 1912, formant une véritable « cordée » cubiste. Leurs œuvres, très proches durant cette courte période, sont cruciales pour le développement de l'art moderne au début du XXe siècle. Berggruen, fasciné par le cubisme, acquiert aux côtés de ses nombreux Picasso, quelques œuvres exemplaires de Braque.
Quelques œuvres de Henri Matisse (1869-1954) :
Le Vase d'opaline, 1947, encre noire sur papier
Intérieur à Étretat, 1920, huile sur toile sur bois
Éléments végétaux, 1947, gouache découpée sur toile
On notera aussi un petit dessin de Paul Cézanne (1872-1947) :
Étude de pomme, vers 1885, crayon et aquarelle sur papier
Dans les années 1990, Berggruen se sépare d'œuvres d'artistes de la fin du XIXe siècle comme Vincent Van Gogh ou Georges Seurat pour se concentrer sur « le cœur du XXe siècle ». Il garde néanmoins quelques travaux de Paul Cézanne qu'il considère comme un précurseur de l'art moderne. Cette petite étude de nature morte illustre l'importance du peintre pour les artistes cubistes que Berggruen affectionne particulièrement.
Terminons cette section comme nous l'avons commencée, avec une oeuvre de Paul Klee bien différente de Nature morte avec plante et fenêtre :
Perspective de salle à la porte sombre, 1921, dessin transféré à l'huile et aquarelle sur papier monté sur carton
Visages multiples
Après leur rencontre en 1949, Berggruen reste attaché à l’œuvre de Picasso. Outre les natures mortes, il est très sensible aux portraits peints de l’Espagnol, notamment à ses expérimentations des années 1906-1907 menant au cubisme, puis à la plastique plus affirmée des années 1930. Cette sélection illustre non seulement le développement artistique de Picasso mais aussi la propension de Berggruen à identifier et rassembler des pièces qui interrogent, à leur manière, la psyché humaine. C’est également le cas avec les autres artistes de la collection, confrontés ici par leurs travaux esthétiques explorant la représentation du visage humain.
Cette section est donc principalement composée d'œuvres de Pablo Picasso :
Marin roulant une cigarette, 1907, gouache et encre sur papier
Tête de femme, 1906-07, tempera et encre noire sur papier
Étude pour « Nu à la draperie », 1907, gouache et encre de Chine sur papier
Buste de femme nue (Étude pour « Les Demoiselles d'Avignon »), 1907, huile sur toile
Les Demoiselles d'Avignon (1907, Museum of Modern Art, New York) est l'une des œuvres les plus connues de Pablo Picasso, un grand tableau annonciateur du cubisme. Picasso prépare cette toile par de nombreuses études, dont celle-ci, déjà très proche d'une des figures féminines de l'œuvre achevée, traduisant l'influence des œuvres d'art africain. Berggruen acquiert en 1957 cette esquisse rare ayant également appartenu au marchand Paul Guillaume.
Portrait de Georges Braque (Homme au chapeau), 1909-1910, huile sur toile
Après l'avoir convoité pendant quarante ans, Berggruen acquiert par l'intermédiaire du marchand d'art américain Eugène Thaw le Portrait de Braque, aussi appelé Homme au chapeau, par Picasso. Cette œuvre de la période dite du cubisme « analytique » représente l'ami avec lequel Picasso a inventé le cubisme. L'identité du modèle est toutefois débattue, ce à quoi l'artiste aurait répondu : « Braque ? C'est bien possible, oui. Si vous voulez écrire qu'il s'agit d'un portrait de Braque, allez-y. Moi, je n'ai rien contre. »
Portrait de Jaime Sabartés, 1904, huile sur toile
Scène de café-concert, 1902, pastel sur carton
Arlequin assis, 1905, aquarelle et encre de Chine sur carton
Nu assis s'essuyant le pied, 1921, pastel sur papier
L'Italienne à la cruche, 1919, crayon sur papier
Le Sculpteur et sa statue, 1933, aquarelle, gouache et encre de Chine sur papier
Silène en compagnie dansante, 1933, gouache et encre de Chine sur papier
Tête de faune, 1937, encre de Chine, pastel et craie de cire sur papier
Portrait de Nusch, 1937, huile sur toile
En contrepoint :
Henri Matisse : Portrait de Lorette, 1917, huile sur bois
Paul Cézanne : Madame Cézanne, vers 1885, huile sur toile
Berggruen découvre ce tableau de Paul Cézanne à Genève chez le marchand d'art Max Moos. Désirant « par-dessus tout posséder ce tableau » qui le touche particulièrement, il se heurte à Moos qui le considère comme « le joyau de [sa] collection ». Berggruen l'acquiert finalement deux ans plus tard pour une somme considérable puis l'offre à sa femme.
ainsi que trois petits "portraits" de Paul Klee :
Dame scellée, 1930, encre et aquarelle sur papier sur carton
Dessous et dessus, 1932, aquarelle sur papier apprêté sur carton
Maigres mots de l'homme économe, 1924, transfert de peinture à l'huile et aquarelle sur papier monté sur carton
Entre exercice formel et auto-caricature, Klee travaille toujours ses visages sous le prisme de l'étude de la condition humaine. Les traits et les formes simples, l'unité de couleur et les mots allemands abrégés reprennent le titre malicieux de l'œuvre. Klee « doit regarder à l'intérieur » quand il dépeint une personne : ici, probablement lui-même, souvent décrit comme silencieux par ses collègues et élèves. Il fait en effet régulièrement « l'éloge de l'économie », autant dans l'art que dans le quotidien.
La figure humaine
La collection du musée Berggruen reflète également les diverses recherches des artistes modernes pour représenter la figure humaine. Cette section souligne la façon dont les artistes de la collection relèvent chacun à leur manière le défi de la représentation du corps humain. La variété des techniques, des poses et des styles employés témoigne de la singularité de chacune de ces approches artistiques. Cette sélection met en évidence à la fois la cohérence et la profondeur de la collection d’Heinz Berggruen, témoignant de son engagement pour l’art moderne et de sa propre sensibilité.
Là encore, Picasso est très représenté :
Dora Maar aux ongles verts, 1936, huile sur toile
Portrait de femme, 1940, huile sur papier sur toile
Le Chandail jaune, 1939, huile sur toile
Tête de femme au chapeau, 1939, huile sur toile
Femme nue allongée sur la plage, 1961, huile et mine de plomb sur bois
Le Marin, 1938, huile sur toile
La Lecture, 1953, huile sur bois
Le Matador et femme nue, 1970, huile sur toile
Grand nu couché, 1942, huile sur toile
Alors à Paris sous l'Occupation nazie, Picasso revient à un vocabulaire cubiste marqué. Cette œuvre, la plus grande de la collection de Berggruen, par son traitement fracturé du thème classique du nu et sa palette sombre, reflète les horreurs de la guerre. Berggruen, qui l'achète en 1997, souligne que c'est « une peinture sévère, pas facile à vivre » qu'il est important, pour lui, de montrer au public allemand.
Femme assise, 1938, encre de Chine et lavis sur papier
Femme assise, 1940, huile, carton et bois sur carton
Le Peintre et son modèle, 1971, aquarelle, pastel, encre de Chine et lavis sur papier
Le Dormeur, 1942, encre de Chine au lavis sur papier
Le Dormeur est la première œuvre de Picasso dont Berggruen fait l'acquisition en 1952, auprès de Paul Éluard alors en besoin d'argent. Le collectionneur refuse d'abord, justifiant un prix trop élevé. Éluard propose alors d'ajouter à la vente un dessin de Paul Klee, sans changer le prix. Berggruen accepte, et revend peu de temps après le Klee pour le prix du Picasso, qu'il garde toute sa vie.
Plusieurs œuvres d'Henri Matisse, aussi, dans cette section :
Intérieur d'atelier à Nice, 1929, huile sur toile
En 1929, Matisse peint l'atelier qu'il occupe depuis peu dans la baie de Nice, face à la mer. La pièce, avec ses lignes conduisant vers une large fenêtre, rappelle une boîte optique : c'est l'espace de la création. Dans l'atelier, la toile dressée, la sculpture sur la table évoquent le travail de l'artiste. Près de la fenêtre, une figure est à l'ouvrage, sans doute l'artiste lui-même. Matisse a réalisé de nombreuses peintures de ses ateliers successifs comme autant d'autoportraits.
Le Cahier bleu, 1945, huile sur toile
Nu couché (Lorette), 1917, fusain et graphite sur papier à dessin
Nu bleu, sauteuse de corde, 1952, gouache découpée sur papier
Maquette de couverture pour « Verve IV », n° 13, 1943, gouache découpée sur papier sur carton
Deux œuvres de Paul Klee complètent la section :
Scène entre filles, 1923, transfert d'huile, crayon, encre et aquarelle sur papier sur carton
Jeu d'enfant, 1939, peinture à la pâte et aquarelle sur carton
Territoires abstraits
Entre 1919 et 1933, l’Allemagne connaît une période de profonde innovation et d'enseignement artistique autour de l’école du Bauhaus où Paul Klee enseigne. Naviguant entre abstraction et figuration, les travaux du peintre mettent en lumière la dualité de son approche artistique. Klee, qui n'a jamais abandonné la figuration au profit de l'abstraction totale, offre à travers ses expérimentations techniques des paysages et compositions abstraites qui forment un nouveau langage visuel. Berggruen, en exil en Californie quand l’artiste meurt en Suisse en 1940, ne le rencontre jamais – cependant, il ne cessera d’acquérir un grand nombre de travaux réalisés notamment durant cette période d’entre-deux-guerres. L'investissement de Berggruen dans la promotion de l'œuvre de Klee témoigne de sa fascination pour l’artiste, le collectionneur jouant un rôle clé dans la reconnaissance de la contribution de Klee au développement de l'art moderne.
Cette section ne comporte que des œuvres de Paul Klee :
Montagne bleue, 1919, aquarelle, gouache et crayon sur papier sur carton
Lieu dans le Nord, 1923, aquarelle, gouache et encre sur papier apprêté sur carton
Côte classique, 1931, huile sur toile
Cette peinture, produite peu avant l'exil de Klee en Suisse, correspond à des recherches « néo- pointillistes » de l'artiste. Une plage - la mer à gauche, la terre à droite - est représentée, vue du ciel, par une multitude de points de nuances différentes, créant une large mosaïque, plus proche de l'abstraction que de la nature. Berggruen, qui a également collectionné les œuvres de Seurat ou Signac, a dû particulièrement en apprécier le style, comme le moyen format, rare dans la carrière de Klee.
Paysage en bleu, 1917, aquarelle, crayon, stylo et encre sur papier apprêté sur carton
Palais en passant, 1928, huile sur toile sur carton, baguettes d'encadrement originales
Par ses dessins sommaires aux signes abstraits, Klee dessine une ville fragmentée, entre passé et futur, comme indiqué par les flèches de chaque côté. L'économie de moyens et les traits simplifiés font écho aux dessins d'enfants auxquels l'artiste porte beaucoup d'intérêt. Berggruen aime souligner le « monde de mystères » que Klee propose dans ses représentations, comme ici avec cette ville déconstruite.
Une partie de G., 1927, transfert d'huile et aquarelle sur papier sur carton
Le Temps, 1933, aquarelle et encre sur apprêt de plâtre sur gaze superposée sur contreplaqué
Nécropole, 1929, Huile sur mousseline sur contreplaqué
Fleurs célestes au-dessus de la maison jaune (La Maison élue), 1917, Aquarelle et gouache sur toile apprêtée sur papier
Éveil, 1920, aquarelle et gouache sur papier apprêté sur carton
Vannes, 1922, aquarelle, encre et crayon sur papier sur carton
Architecture de la plaine, 1923, aquarelle et crayon sur carton
Berggruen privilégie dans ses achats la période d'enseignement de Klee au Bauhaus, entre 1919 et 1931. Cette aquarelle montre les réflexions de l'artiste autour de l'abstraction, des formes et des couleurs. Toutefois, la grille est tracée à main levée, et sous ce manque de précision combiné au jeu de transparence de l'aquarelle peut transparaître sans doute une critique des théories rigoureuses du néerlandais Piet Mondrian.
Cave dans la roche, 1919, quarelle et crayon sur papier sur carton
Petit château jaune, rouge, marron, 1922, transfert d'huile et aquarelle sur papier sur carton
Enfants devant la ville, 1928, huile sur papier sur carton
Jalonnant le parcours de ces quatre sections de peintures, des sculptures, particulièrement bien mises en valeur :
Picasso, toujours, avec :
Femme au bras levé, 1961, tôle de fer découpée, pliée et courbée
Femme se coiffant, 1906 (fonte de 1968), bronze
Tête de femme (Fernande), 1909 (fonte 1959), bronze
Avec le collectionneur Jacques Ulmann, Berggruen rend visite à Picasso à Cannes pour le convaincre d'effectuer de nouveaux tirages en bronze de sculptures (des têtes de Fernande, d'après des originaux conservés par Ambroise Vollard et acquis par Ulmann). Picasso accepte, rédige et signe un contrat de neuf lignes, « sûrement le contrat le plus court de l'histoire de l'art ». Berggruen se réserve l'une de ces fontes, remarquable expérimentation cubiste en trois dimensions.
Henri Matisse : Deux jeunes femmes, 1907-1908 (fonte vers 1952), bronze
Matisse s'inspire d'une photographie ethnographique représentant deux femmes Touareg, pour transposer en volume une représentation en deux dimensions. Les figures sont statiques mais leur position en miroir initie un mouvement circulaire que l'artiste cherche à saisir. La matière porte les marques de façonnage, les corps semblent rapidement ébauchés, comme dans une étude. Matisse expérimente, il disait sculpter pour « changer de moyen et se reposer de la peinture ».
Mais c'est surtout Alberto Giacometti (1901-1966) qui est à l'honneur dans ce domaine :
Le Chat, 1951, bronze
La Place II, 1948-1949, bronze
Grande femme debout III, 1960 (fonte 1981), bronze
En 2006, cette grande sculpture est la dernière œuvre achetée par Heinz Berggruen, deux mois avant sa mort, et immédiatement offerte au Musée Berggruen. Remarquable exemple du travail de la figure humaine dans l'espace par Giacometti, l'élongation du corps et son traitement dissolvent la perception habituelle du corps et sa matière. Le nu trône habituellement à l'entrée du musée berlinois et accueille les visiteurs.
Concluons ce billet avec la dernière salle, qui évoque le passé de galeriste parisien de Heinz Berggruen.
Au plafond, un lustre de Giacometti, 1949-1950, plâtre original.
En 1949, Berggruen acquiert un nouvel espace rue de l'Université, cédé par l'éditeur Louis Broder. Ami des frères Giacometti, ce dernier inclut dans la vente un modèle en plâtre d'un lustre original d'Alberto, qui trônera dans la galerie jusqu'au départ de Berggruen au début des années 1980. Le marchand en fait don au Centre Pompidou en 1984 mais en garde une version en bronze à son domicile en Suisse.
Au mur, une gravure de 1935, La Minotauromachie, et une Composition de 1962 au crayons de couleurs sur papier dédicacés par Pablo Picasso à Heinz Berggruen et à sa famille :
Deux projets d'affiche d'Henri Matisse pour des expositions à la galerie Berggruen :
et trois vitrines garnies des petits catalogues à la forme allongée caractéristiques des expositions de la galerie Berggruen.
Surréalisme - L'exposition du centenaire (II/II)
Nous poursuivons dans ce billet la visite de la grande exposition du Centre Pompidou consacrée au Surréalisme à l'occasion du centenaire du mouvement, que nous avions initiée dans notre billet du 28 septembre 2024.
En exergue, non plus l'affiche de l'exposition, mais sa cimaise d’entrée, reprenant les codes graphiques de l’affiche de la première exposition surréaliste de 1925.
Nous reprenons le parcours à la salle 7 | Le Royaume des Mères
Les « Mères », décrites par W. von Goethe dans le second Faust (1832), constituent le mythe poétique le plus profond du surréalisme. André Breton en réactive le souvenir dans un texte qu’il consacre à l’œuvre d’Yves Tanguy en 1942 : « Le premier à avoir pénétré visuellement dans le royaume des Mères, c’est Yves Tanguy. Des Mères, c’est-à-dire des matrices et des moules […] où toute chose peut être instantanément métamorphosée en toute autre. » L’exploration des formes, la naissance du monde ont passionné les surréalistes. Les Mères fournissent au surréalisme des formes en proie au vertige des métamorphoses. Elles sont les creusets desquels jaillit l’écriture automatique, la matrice d’où émerge le monde embryonnaire de la neurochirurgienne anglaise Grace Pailthorpe, de Jane Graverol ou Salvador Dali.
Leonora Carrington (1917, Clayton Green - 2011, Mexico) : Ulu's Pants, 1952, huile et tempera sur masonite
André Masson (1896, Balagny-sur-Thérain - 1987, Paris) : Le Fil d'Ariane, 1938, huile et sable sur toile
Raoul Ubac (1910, Cologne - 1985, Dieudonné) : Sans titre, 1938, épreuve gélatino-argentique
Influencé par Man Ray, Raoul Ubac repousse les limites de la photographie en recourant à la solarisation, à la surimpression ou encore au brûlage, technique qui consiste à soumettre le négatif à une source de chaleur.
Jean Arp (1886, Strasbourg - 1966, Bâle) :
Fruit de la pagode, 1934, plâtre
Figure mythique, 1949, plâtre
Outrance d'une outre mythique, 1952, plâtre
Salvador Dalí (1904, Figueras -1989, Figueras) :
Étude pour Le miel est plus doux que le sang, 1926, huile sur panneau de bois
Les Efforts stériles, 1927-1928, huile sur panneau de bois contreplaqué
Paul Klee (1879, Münchenbuchsee 1940, Muralto) : Pflanzenwachstum, 1921, huile sur carton
Jane Graverol (1905, Ixelles-1984, Fontainebleau) : Les Belles Vacances, 1964, huile sur toile
Eugenio Granell (1912, La Corogne - 2001, Madrid) : El nacimiento de los pájaros, 1957, huile sur toile
Stanley William Hayter (1901, Londres - 1988, Paris) : Parturition, 1939, huile sur toile
Reuben Mednikoff (1906, Londres -1972, Londres) : The Flying Pig, 1936, huile sur panneau
Grace Pailthorpe (1883, St Leonards-on-Sea - 1971, St Leonards-on-Sea) : May 16, 1941, 1941, huile sur toile montée sur carton
Helen Lundeberg (1908, Chicago - 1999, Los Angeles) : Plant and Animal Analogies, 1934-1935, huile sur Celotex
Lorser Feitelson (1898, Savannah - 1978, Los Angeles) : Genesis #2, 1934, huile sur contreplaqué
Meret Oppenheim (1913, Berlin 1985, Bâle) : Le Vieux Serpent nature, 1970, toile de jute, charbon, anthracite, bois peint
Gordon Onslow Ford (1912, Wendover - 2003, Inverness) : Determination of Gender, 1939, huile sur toile
Victor Brauner (1903, Piatra Neamt - 1966, Paris) :
La Mère des mythes, 1965, huile sur toile et bois peint sur contreplaqué
La Mère des oiseaux, 1965, huile sur toile et huile sur bois
La Mère des rêves, 1965, huile sur toile et huile sur bois
En janvier 1966, Victor Brauner présente à la galerie parisienne d'Alexandre lolas un cycle de quatorze toiles intitulées Mythologies et Fête des Mères. Brauner signe ainsi son allégeance aux théories de Carl Gustav Jung : alors que Sigmund Freud analysait le rêve comme le refoulement des fantasmes personnels, Jung y voit l'expression objective de l'inconscient collectif. En hommage aux « Mères » faustiennes, Brauner confie à ces toiles joyeusement colorées la fonction de « mamans civilisatrices » de la collectivité.
Arshile Gorky (1904, Khorkom Varihaiyotz Dzor - 1948, Sherman) : Landscape-Table, 1945, huile sur toile
Barnett Newman (1905, New York - 1970, New York) : Genetic Moment, 1947, huile sur toile
Kay Sage (1898, Albany - 1963, Woodbury) : Lost Record, 1940, huile sur toile
Yves Tanguy (1900, Paris - 1955, Woodbury) : L'Orage (paysage noir), 1926, huile sur toile
8 | Mélusine
La légende de Mélusine prend forme dans les récits moyenâgeux qui décrivent une créature hybride, mi femme – mi serpent. André Breton en ressuscite le mythe dans Arcane 17 qu’il rédige pendant son exil américain. L’immensité des espaces qu’il découvre au nouveau Mexique puis dans l’est du Canada, en Gaspésie, lui inspire le grand panthéisme de son texte. Si Arcane 17 doit beaucoup à la nature américaine, le texte est aussi redevable aux temps d’une après-guerre, qui exigent une réinvention du monde et de ses valeurs. La technique, la puissance machiniste ont une fois encore démontrer leur potentiel de destruction. Breton veut croire à un âge qui, sous l’égide de Mélusine serait « en communication providentiel avec les forces élémentaires de la nature. » Sa rencontre, en terre Hopi, avec les civilisations amérindiennes, le conduit à imaginer un autre modèle de civilisation, pour lequel nature et humanité, à l’image de Mélusine, ne font qu’un.
Eileen Agar (1899, Buenos Aires - 1991, Londres) : The Wings of Augury, 1936, bois, terre cuite, coton, cadran métallique et éléments organiques, sur une base en ardoise
Maria Martins (1894, Campanha - 1973, Rio de Janeiro) : Prométhée, 1948, bronze
Paul Delvaux (1897, Wanze-1994, Furmes) : L'Aurore, juillet 1937, huile sur toile
Rita Kernn-Larsen (1904, Hillerød - 1998, Copenhague) : Kvindernes oprør, 1940, huile sur toile
Formée à Paris, dans l'atelier de Fernand Léger, Rita Kernn- Larsen intègre le groupe surréaliste danois réuni autour de Wilhem Bjerke-Petersen, dès sa création au milieu des années 1930.
Meret Oppenheim : Daphné et Apollon, 1943, huile sur toile
Baya (1931, Bordj El Kiffan - 1998, Blida) : Sans titre, vers 1947, gouache sur papier
Fatma Haddad, dite Baya, n'a que seize ans lorsque sa peinture joyeusement colorée est remarquée par le galeriste Aimé Maeght, de passage à Alger. En 1947, il organise une exposition de la jeune artiste et lui consacre le sixième numéro de sa revue Derrière le miroir.
Max Ernst (1891, Brühl-1976, Paris) : Le Jardin de la France, 1962, huile sur toile
André Masson : La Métamorphose des amants, 1938, huile sur toile
Ithell Colquhoun (1906, Shillong - 1988, Lamorna) :
Tree Anatomy, 1942, huile sur toile
Alcove I, 1946, huile sur carton
Scylla, 1938, huile sur panneau
Née en Inde, élevée en Angleterre, Ithell Colquhoun hérite d'une double culture, hindouiste et celte. En 1939, elle intègre le groupe surréaliste anglais, mais elle en est exclue un an plus tard en raison de sa pratique de l'alchimie et de son refus de quitter les sociétés occultes. L'artiste trouve dans l'alchimie la réconciliation des genres, de l'humain et de la nature, évoquée dans ses paysages et végétaux, comparables à des corps féminins : « Il nous faut la liberté. Plus de tyrans ni de victimes, plus de renvois fiévreux à ce démon-étoile qui présida à la naissance du marquis de Sade et de Sacher-Masoch ; mais l'hermaphrodite, les contraires réunis dans une étreinte apaisante par le fil du ver à soie. »
9 | Forêts
« Temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de paroles confuses », la forêt était pour Charles Baudelaire, le cadre où se tissaient les fils des « correspondances », les relations voilées entre toutes choses. À l’aune de la psychanalyse jungienne qui analyse la crainte de la forêt comme celle des révélations de l’inconscient, elle devient pour les surréalistes le théâtre du merveilleux, la métaphore du labyrinthe et du parcours initiatique. Héritier du romantisme allemand, qui choisit la nuit contre les « lumières », d’un Novalis qui réaffirme la dimension sacrée de la nature, Max Ernst fait de la forêt l’un de ses sujets de prédilection. Lorsqu’en 1941, le peintre cubain Wifredo Lam retrouve son pays natal, ses peintures de jungles célèbrent cette nature primitive, vierge du saccage colonial. C’est cette forêt libératrice qui, dans un article de Benjamin Péret, publié dans Minotaure en 1937, prend possession d’une locomotive abandonnée, « dévore le progrès et le dépasse ».
André Masson :
Sous-Bois, vers 1923, huile sur toile
Paysage de forêt sablonneux, 1924, huile sur toile
Agustín Cárdenas (1927, Matanzas - 2001, La Havane) : Grand totem, 1974-1975, bois
« Voici jailli de ses doigts le grand totem en fleurs » écrit Breton dans la préface qu'il consacre à la première exposition d'Agustín Cárdenas à la galerie À l'Étoile scellée en 1956. Arrivé à Paris l'année précédente et soutenu par le poète et critique d'art surréaliste José Pierre, le sculpteur cubain prendra part à de nombreuses manifestations du mouvement, notamment à l'exposition « EROS », organisée en 1959 à la galerie Cordier. Ses grands totems dont la surface martelée reflète la lumière, hommage au peuple Dogon du Mali, témoignent de son désir de renouer avec la dimension magique de la nature.
Eugenio Granell : Los blasones mágicos del vuelo tropical, 1947, huile sur toile
Wifredo Lam (1902, Sagua La Grande-1982, Paris) :
Nu dans la nature, 1944, huile sur papier marouflé sur toile
Lumière de la forêt, 1942, gouache sur papier marouflé sur toile
Max Ernst :
Vision provoquée par l'aspect nocturne de la porte Saint-Denis, 1927, huile sur toile
Nature dans la lumière de l'aube, 1936, huile sur toile
Max Ernst :
La Grande Forêt, 1927, huile sur toile
La Forêt, 1927, huile sur toile
Héritier du Romantisme allemand, Max Ernst y puise l'exemple d'une nature organique en constante mutation. Le thème des forêts apparaît dès les premiers frottages de 1925 et restera central sa vie durant. Toutes présentent la même composition : un plan unique et frontal, formant une épaisse palissade qui laisse deviner un bout de ciel dans la partie haute du tableau et dont le centre est dominé par un large disque - œil, lune ou soleil. La technique du frottage, transposée à la peinture à huile, concourt à cette atmosphère menaçante: sur la toile, placée sur un plancher, la peinture s'est déposée en une mince pellicule qui laisse entrevoir les aspérités du bois qui se transforment en autant de formes et d'apparitions.
Toyen (1902, Prague - 1980, Paris) : La Voix de la forêt II, 1934, huile sur toile
Leonor Fini (1907, Buenos Aires-1996, Paris) : 14 chats dans la forêt, 1962, huile sur toile
10 | La pierre philosophale
« Les recherches surréalistes présentent, avec les recherches alchimiques, une remarquable analogie de but » écrit Breton. Dès 1923, dans la liste des personnalités dont la pensée devait inspirer le surréalisme, publiée dans Littérature, les alchimistes Hermès Trismégiste et Nicolas Flamel figurent en bonne place. De L’Amour fou à Arcane 17 d’André Breton, d’Aurora de Michel Leiris aux peintures d’Ithell Colquhoun, de Remedios Varo et de Jorge Camacho, initiés à la pratique alchimique, l’occultisme jalonne l’histoire du mouvement. Les surréalistes trouvent dans l’alchimie la voie d’une coexistence de la connaissance et de l’intuition, de la science et de la poésie. Bernard Roger, alchimiste et membre du groupe y perçoit une « science d’Amour, fondée sur la loi naturelle d’analogie par laquelle communiquent tous les règnes et tous les niveaux d’existence ». Paraphrasant les adeptes d’un savoir ésotérique, Breton se donne pour épitaphe « Je cherche l’or du temps ».
Yahne Le Toumelin (1923, Paris-2023, Tursec) : Le Cheval de Merlin l'enchanteur, 1953, huile sur papier maroulé sur toile
Élève de l'Académie André Lhote, Yahne Le Toumelin s'installe au Mexique en 1950 avec son époux Jean-François Revel. Elle y rencontre Leonora Carrington qui lui enseigne la technique de la tempera sur bois et inspire son iconographie, largement marquée par la mythologie celtique. Issu de la légende du roi Arthur, Le Cheval de Merlin l'enchanteur est caractéristique de cette peinture extrêmement savante où se multiplient détails symboliques et références magiques. En 1955, Le Toumelin fait la connaissance de Breton et expose à la galerie À l'Étoile scellée, avant de s'affilier à l'abstraction gestuelle. En 1967, au cours d'un voyage initiatique en Inde, elle devient la première nonne bouddhiste française.
Gordon Onslow Ford : Propaganda for Love, 1940, huile sur toile
Matta (1911, Santiago - 2002, Civitavecchia) : La Pierre philosophale, 1942, mine graphite et pastel à la cire sur papier
Jacques Hérold (1910, Piatra Neamt - 1987, Paris) : Le Grand Transparent et La Nourriture du Grand Transparent, 1947/1964 et 1947, plâtre; plat en céramique contenant deux hémisphères terrestres, fil à plomb en acier
Victor Brauner, André Breton, Frédéric Delanglade, Óscar Domínguez, Max Ernst, Jacques Hérold, Jacqueline Lamba, André Masson : Le Jeu de Marseille, mars 1941, techniques mixtes sur papier
En 1941, rassemblés à la villa Air-Bel à Marseille, en attente d'un visa leur permettant de fuir la France occupée, les surréalistes imaginent un jeu de Tarot. Désireux de « continuer à interpréter librement le monde », ils remplacent les couleurs traditionnelles par la Flamme, l'Étoile, la Roue et la Serrure, respectivement associées à l'Amour, au Rêve, à la Révolution et à la Connaissance. Le Roi, la Reine et le Valet cèdent la place au Génie, à la Sirène et au Mage, tandis que se substituent aux figures traditionnelles les héros du panthéon surréaliste: Baudelaire, Hélène Smith, Lautréamont, Novalis, Lamiel, Sade, Freud, Alice ou encore Ubu.
Jorge Camacho (1934, La Havane - 2011, Paris) : Maquettes des Arcanes, 1998, encre de chine et crayon de couleur sur papier
Richard Oelze (1900, Magdebourg - 1980, Posteholz) : Täglishe Drangsale, 1934, huile sur toile
Élève à l'École du Bauhaus à Weimar, Richard Oelze se rend en 1932 à Paris où il rencontre les surréalistes. Associant les techniques du frottage et de la décalcomanie, il développe une expression fondée sur la paréidolie (la reconnaissance de formes familières dans un paysage, des nuages ou des taches).
Remedios Varo (1908, Anglès - 1963, Mexico) :
Creación de las aves, 1957, huile sur masonite
Papilla estelar, 1958, huile sur masonite
Ithell Colquhoun : The Dance of the Nine Opals, 1942, huile sur toile
Victor Brauner : La Pierre philosophale, 1940, huile sur toile
Jorge Camacho : La Danse de la mort, opus 2, 1972, huile sur toile
Max Ernst : La Toilette de la mariée, 1940, huile sur toile
11 | Hymnes à la nuit
Au temps du Romantisme, dans ses Hymnes à la nuit, Novalis louait « l’ineffable, la sainte, la mystérieuse nuit ». Pour la génération symboliste, c’est Victor Hugo qui fait le choix de l’obscurité : « L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement, l’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir ». Dans son récit Aurélia, sous-titré « le Rêve et la vie », Gérard de Nerval annonce la nuit surréaliste. Cette coïncidence des contraires inspire à André Breton son titre oxymorique La Nuit du tournesol et à René Magritte la série L’Empire des lumières. Dans son recueil Paris de nuit, le photographe roumain Brassaï en montre la puissance de métamorphose, sa puissance à transformer la ville moderne en un labyrinthe archaïque, en proie au merveilleux. Noctambules, nourris de Nosferatu et Fantômas, les surréalistes plongent dans l’obscurité l’Exposition internationale du surréalisme qu’ils organisent en 1938 à la Galerie des Beaux-arts, à Paris.
Brassaï (1899, Brasov - 1984, Beaulieu-sur-Mer) :
Le Ruisseau, vers 1930-1932, épreuve gélatino-argentique
Passage du Palais-Royal, 1932, épreuve gélatino-argentique
Joan Miró (1893, Barcelone - 1983, Palma de Majorque) : Chien aboyant à la lune, 1926, huile sur toile
Leonor Fini : Extrême nuit, 1977, huile sur toile
René Magritte (1898, Lessines- 1967, Schaerbeek) : L'Empire des lumières, 1954, huile sur toile
Roland Penrose (1900, Londres- 1984, Fairley Farm) : Nocturnal Union, 1936, huile sur toile
Judit Reigl (1923, Kapuvár - 2020, Marcoussis) : Ils ont soif insatiable de l'infini, 1950, huile sur toile
12 | Les larmes d’Eros
« Ce qui, dans leur ensemble, caractérise et qualifie les œuvres surréalistes, ce sont, au premier chef, leurs implications érotiques » En plaçant l’érotisme au cœur du projet surréaliste, Breton rend l’« Amour fou » à sa littéralité : une passion capable de provoquer les effets de la folie. L’amour surréaliste se mue en un sentiment révolutionnaire et scandaleux. Dans cette recherche de liberté absolue, la figure du Marquis de Sade apparaît seule capable de défendre cette vision renouvelée de l’amour, affranchie de tout interdit. Le mouvement restera durablement marqué par ce tournant licencieux: en 1959, la huitième Exposition inteRnatiOnale du Surréalisme (EROS) organisée à la galerie Daniel Cordier à Paris, est tout entière placée sous le signe de l’érotisme.
Mayo (1905, Port-Saïd - 1990, Seine-Port) : Dessin cruel, 1937, technique mixte sur toile
Óscar Domínguez (1906, San Cristóbal de La Laguna - 1957, Paris) : Machine à coudre électro-sexuelle, 1934-1935, huile sur toile
Francis Picabia (1879, Paris - 1953, Paris) : Les Amoureux (après la pluie), vers 1924-1925, Ripolin sur toile
Pablo Picasso (1881, Malaga - 1973, Mougins) : Le Baiser, été 1925, huile sur toile
Hans Bellmer (1902, Kattowitz-1975, Paris) : La Poupée, 1935-1936, bois peint et matériaux divers
René Magritte : Les Jours gigantesques, 1928, huile sur toile
Salvador Dalí : Visage du Grand Masturbateur, 1929, huile sur toile
Wilhelm Freddie (1909, Copenhague - 1995, Copenhague) : Les Tentations de saint Antoine, 1939, huile sur toile
Le parcours s'achève sur une dernière salle :
13 | Cosmos
Dans les Prolégomènes à un troisième Manifeste, ou non, André Breton reconsidère la place de l’homme au sein du cosmos : « L’homme n’est peut-être pas le centre, le point de mire de l’univers ». Le surréalisme emprunte au Moyen Âge sa conception du monde, celle d’une continuité entre microcosme (le corps humain comme image réduite de l’univers) et macrocosme, loin de la domination prométhéenne issue du rationalisme moderne. La visite d’André Breton en territoires Hopi, celle d’Antonin Artaud chez les Indiens Tarahumaras confirment leur intuition qu’une autre relation au monde, qu’une harmonie entre l’homme et la nature, sont encore possibles. La planche gravée publiée par André Masson en 1943, intitulée : « Unité du cosmos », ne dit pas autre chose : « Il n’y a rien d’inanimé dans le monde, une correspondance existe entre les vertus des minéraux, des végétaux, des astres et des corps animaux ».
Poupée rituelle kachina, Shungopovi, Arizona, États-Unis, XXe siècle, bois peint (peuplier américain)
Poupée rituelle kachina, Arizona, États-Unis, s. d., bois peint et plumes
Poupée rituelle kachina, Arizona, États-Unis, avant 1883, bois polychrome (peuplier américain)
Joan Miró : Femmes encerclées par le vol d’un oiseau, 1941, gouache et lavis à l’huile sur papier
Matta : Xpace and the Ego, 1945, huile et pigments fluorescents sur toile
Au début des années 1940, Matta incarne le renouveau du mouvement surréaliste, répondant à l'appel d'un « nouveau mythe pour l'homme moderne » lancé par Breton. Peint « en une nuit » d'après son auteur, Xpace and the Ego met en scène le mythe des « Grands Transparents », symboles de l'impuissance de l'homme face aux désastres d'ordre naturel, moral et politique. Inspirées par la science-fiction et témoins de la « puissance terrifiante de la terre » d'après le peintre, ces figures totémiques envahissent l'espace chaotique de la toile, lacéré de lignes et brossé nerveusement.
Harriet Backer (1845-1932) - La musique des couleurs
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Belle découverte d'une artiste norvégienne peu connue en France, à laquelle le musée d'Orsay consacre cet automne une grande rétrospective, la première dans notre pays.
Méconnue en dehors des frontières de son pays, Harriet Backer a été la peintre femme la plus célèbre en Norvège à la fin du XIXe siècle. Elle a réalisé une synthèse très personnelle des scènes d'intérieur et de la pratique du plein-air, puisant aussi bien son inspiration dans le courant réaliste que dans les innovations de l'impressionnisme à travers une touche libre, une palette qui s'éclaircit progressivement et un très grand intérêt porté aux variations de la lumière. Alors que la peinture de Backer a beaucoup évolué d'un point de vue stylistique au cours de sa longue carrière, elle est restée fidèle à un nombre resserré de sujets et à l'étude directe sur le motif. Sœur d'une compositrice renommée dont elle était très proche, elle a placé la musique au cœur de son travail, tant comme sujet que comme modèle, en cherchant à suggérer une atmosphère, une émotion, un instant, au moyen de la touche, du rythme et de couleurs subtiles. De retour en Norvège au début des années 1890 après une formation dans les grandes capitales artistiques européennes Munich et Paris, elle ouvrit une école mixte de peinture qui devint l'une des plus importantes du pays avant la création de l'Académie des beaux-arts. Participant à de nombreux jurys d'expositions, Backer fut aussi, pendant vingt ans, membre du conseil d'administration et du comité d'acquisition de la Galerie nationale de Norvège.
Une formation européenne : Munich et Paris
Harriet Backer manifeste dès l'enfance un goût prononcé pour le dessin et la peinture. Comme de nombreux artistes norvégiens, elle poursuit sa formation dans les grandes capitales artistiques de l'Europe de l'Ouest et du centre. En compagnie de sa sœur Agathe qui étudie le piano, elle se rend à Berlin puis à Florence. Elles s'installent en 1874 à Munich qui abrite une dynamique communauté d'artistes scandinaves. Backer y fait la connaissance de certains de ses amis les plus proches notamment Eilif Peterssen et Kitty Kielland. Dès ses premiers voyages, Backer se forme aussi en copiant les maîtres anciens dans les musées et s'intéresse tout particulièrement à la peinture hollandaise du XVIIe siècle. C'est à Paris qu'elle effectue son plus long séjour. Elle y réside dix ans à partir de 1878 et s'inscrit à l'académie de Mme Trélat de Vigny, une école réservée aux femmes, très appréciée par les artistes nordiques où enseignent Léon Bonnat, Jean-Léon Gérôme et Jules Bastien-Lepage. Backer, jusqu'alors férue de peinture d'histoire, s'intéresse au naturalisme et observe également les impressionnistes.
Portrait d'Inger Kathrine Smith Petersen, vers 1870, huile sur toile
Intérieur bleu, 1883, huile sur toile
Intérieur, le soir, 1896, huile sur toile
Autoportrait (inachevé), 1910, huile sur toile
Un érudit dans son étude,1877, huile sur toile
Lors de son séjour à Munich, Backer fréquente régulièrement l'Alte Pinakothek, consacrée à l'art européen du XIIIe au XVIIIe siècle. Ses premières compositions s'inspirent des maîtres anciens germaniques et hollandais et comportent de nombreuses références historiques. Elle représente ici un savant qui étudie un manuscrit religieux.
Dans les quartiers des domestiques, 1877, huile sur toile
L'Adieu, 1878, huile sur toile
Dans ce tableau, peint à la fin de son séjour à Munich, Backer décrit pour la première fois une scène et un intérieur qui lui sont contemporains. Si elle porte une grande attention aux détails et soigne le rendu riche et subtil des textures, l'attention est ici principalement portée sur les figures. Cette scène d'une jeune femme quittant ses parents a probablement une dimension autobiographique pour une artiste qui a vécu plus de douze ans à l'étranger, loin de sa famille.
Le Bon Samaritain, copie d'après Constantin van Renesse, élève de Rembrandt, 1884-1886, huile sur toile
Le tableau copié par Harriet Backer au musée du Louvre était alors attribué à Rembrandt. Depuis, il a été donné comme étant de Constantin-Adrien Renesse, élève de Rembrant, et daté vers 1650.
Au musée de Cluny, 1885, huile sur toile
Andante, 1881, huile sur toile
Avec ce tableau, Harriet Backer participe pour la seconde fois au Salon, à Paris. Elle décrit avec minutie, dans des teintes douces et chaleureuses, le chatoiement des textiles et boiseries d'une salle du musée de Cluny. L'atmosphère délicate et sereine de la composition s'accorde avec le tempo modéré, Andante, du jeu de la pianiste au geste suspendu.
Fourre-tout, Intérieur de Rochefort-en-Terre, Bretagne,1882, huile sur toile
À l'été 1881, Backer séjourne en Bretagne avec les peintres Kitty Kielland et Germain Pelouse. Le labeur quotidien des paysans bretons lui inspire cette scène, qui rejoint les aspirations des mouvements réalistes et naturalistes.
Solitude, 1878-1880, huile sur toile
Backer représente ici un intérieur d'inspiration Renaissance lors d'un séjour à Schliersee, en Bavière, en 1878, en compagnie d'Eilif Peterssen. Installée à Paris, elle reprend cette pièce de mémoire. Sur les conseils de Léon Bonnat, elle ajoute ultérieurement la figure de la dentellière absorbée dans ses pensées. Backer expose ce tableau à sa première participation au Salon de 1880 à Paris. Elle reçoit du jury une mention honorable.
Cercle d'artistes femmes scandinaves
À Munich puis à Paris, Harriet Backer rencontre des artistes venues de Norvège, Suède, Danemark et Finlande qui partagent son ambition de devenir des peintres professionnelles. De nombreuses femmes scandinaves viennent se former dans des ateliers privés en Allemagne et en France car les Écoles et Académies des Beaux-Arts leur sont encore fermées. En 1875, à Munich, Harriet Backer se lie à Kitty Kielland, paysagiste et militante pour les droits des femmes avec qui elle partage toute sa vie son logement-atelier. Leur compagnonnage bouscule les normes de genre de l'époque. Une union aussi étroite entre deux femmes peintres n'était cependant pas rare au tournant du XXe siècle, la majorité d'entre elles restant célibataires pour garder leur indépendance personnelle et professionnelle. Dans les années 1880, à Paris, Backer retrouve nombre d'artistes des pays du Nord qui complètent leur formation dans cette capitale artistique. Elles s'y professionnalisent, construisent leurs propres réseaux, exposent au Salon et gagnent une reconnaissance publique et critique. Ces artistes femmes vivent ensemble et se représentent dans des portraits croisés où l'atelier a un rôle symbolique de pièce à soi, où se conquiert l'indépendance par la création.
Kitty Kielland (1843-1914) :
Harriet Backer dans son atelier, Paris, 1883, huile sur toile
L'Écrivain Arne Garborg dans l'atelier de Kielland à Paris, 1887, huile sur toile
Paysage à Ogna, Jæren, vers 1879, huile sur toile
Paysage, Cernay-la-Ville, vers 1880, huile sur toile
Tourbière de Jæren, 1882, huile sur toile
Asta Nørregaard (1853-1933) :
Dans l'atelier à Paris, 1883, huile sur toile
Intérieur musical, 1880, huile sur toile
Sofie Werenskiold (1849-1926) :
Femme lisant dans un parc, vers 1881, huile sur toile
Pensive, 1881, huile sur toile
Jeanna Bauck (1840-1926) : L'artiste danoise Bertha Wegmann peignant un portrait, 1889, huile sur toile
Bertha Wegmann (1847-1926) : L'artiste Jeanna Bauck, 1881, huile sur toile
Hildegard Thorell (1850-1930) : Sigrid Lindberg (1871-1942), violoniste, 1890, huile sur toile
La correspondance d'Hildegard Thorell est une source importante pour connaître les relations entre les artistes femmes scandinaves à Paris entre 1878 et les années 1880. Elle étudia à l'Académie Trélat de Vigny, comme Jeanna Bauck, Bertha Wegmann et Harriet Backer.
Chez moi, l'atelier musical
Harriet Backer grandit dans un milieu musical. Sa sœur Agathe Backer Grøndahl est l'une des plus importantes compositrices norvégiennes de son temps. Son neveu Johan Backer Lunde, fils de son autre sœur Inga, est également compositeur. Comme beaucoup de femmes de la bourgeoisie, Backer maîtrise le piano. L'instrument de musique trône au cœur de son appartement, à Paris et à Kristiania (Oslo) et ses amis mélomanes se retrouvent pour des concerts intimistes. La peinture Chez moi (1887) montre l'autrice Asta Lie au piano dans l'appartement-atelier que Backer partage à Paris avec Kitty Kielland. Ce thème de la femme au piano infuse l'œuvre de Backer tout au long de sa carrière. Il est associé dans l'exposition aux portraits de ses proches, souvent réunis autour de la musique. Davantage qu'un thème, la musique est un modèle pour Backer : elle souhaite que le tableau soit « une musique pour l'œil ». Comme beaucoup d'artistes de son temps, elle voit dans la musique l'aspiration et le modèle de tout art. Au moyen de la touche, de la composition et de la couleur, elle crée des rythmes et des harmonies colorées qui traduisent les impressions produites par la musique.
Nenna Janson Nagel, née Backer Lunde,1896-1897, huile sur toile
Ce portrait inachevé de Nenna Backer Lunde, une nièce d'Harriet Backer, est toujours resté dans l'atelier de l'artiste.
Vedastine Aubert, vers 1910, huile sur toile
Vedastine Aubert (1855-1933), enseignante, était l'une des plus proches amies d'Harriet Backer. Elles échangèrent une riche correspondance.
La Ferme à Grihamar,1919, huile sur toile
Intérieur de la résidence du régisseur du château, 1896, huile sur toile
Chez moi, 1887, huile sur toile
Dans l'appartement de Backer et Kielland à Paris, l'écrivaine Asta Lie joue au piano. L'étui à violon ouvert sur la chaise et le violon sur le piano font allusion à son frère, Mons Lie, qui jouait de cet instrument. Le piano est l'un des premiers meubles installés par les deux peintres dans leur logement parisien. Cette toile est montrée par Backer à l'Exposition universelle de 1889 et récompensée par une médaille d'argent.
Musique, Intérieur à Paris, 1887, huile sur toile
Musique, Paris, 1887, huile sur toile
Le Grand Frère jouant au piano, 1890, huile sur toile
Quand ce tableau apparaît sur le marché de l'art dans les années 1920, il est d'abord considéré comme une œuvre des débuts d'Edvard Munch. Il dit qu'il aurait aimé en être l'auteur mais que ce n'était pas le cas. L'oeuvre est alors présentée à Harriet Backer qui reconnaît un tableau peint une trentaine d'années plus tôt. On y voit son neveu Johan Backer Lunde jouant du piano avec sa petite soeur Lolla qui l'écoute avec une grande attention.
Lavande, 1914, huile sur toile
Au piano, 1894, huile sur toile
Au piano de mon arrière-grand-mère, 1921, huile sur toile
Musique, Intérieur à Kristiania, 1890, huile sur toile
La femme au piano est Agathe Backer Grøndahl, chez elle, et l'homme assis qui l'écoute est son neveu et celui d'Harriet Backer, Johan Backer Lunde.
Le vieux chalet de Kolbotn, la maison de Hulda et Arne Garborg, 1896, huile sur toile
Le compositeur Johan Backer Lunde, 1896, huile sur toile
Johan Backer Lunde (1874-1958) était le neveu d'Harriet Backer, le fils de sa sœur aînée, Inga. Comme sa tante Agathe qui fut son professeur, il était pianiste et compositeur.
L'artiste Kitty Kielland, 1883, huile sur toile
Backer et Kielland, qui habitaient et travaillaient ensemble, formaient un duo inséparable dans la vie culturelle norvégienne.
Intérieurs rustiques
« Peu importe que j'aie promis d'arrêter de peindre des intérieurs, de me tourmenter avec des lignes de perspective et de me battre avec des pieds de chaise. Dès que j'entre dans une pièce aux couleurs bleues et rouges sur des meubles rustiques ou des murs mats et brillants, où la lumière réfléchie par les arbres et le ciel entre par une fenêtre ou une porte, je ne tarde pas à me retrouver devant une toile. » C'est ainsi que Harriet Backer décrit sa fascination pour les intérieurs ruraux lors d'une conversation avec le peintre Christian Krohg. Elle aborde ce motif en 1881 lors d'un voyage d'étude en Bretagne avec les peintres Kitty Kielland et Germain Pelouse. Harriet Backer peint alors deux fermes, respectivement le matin et le soir, en explorant la manière dont la lumière transforme les couleurs et les atmosphères selon les heures du jour; une approche qui rappelle celle des impressionnistes. Elle continue d'explorer ces motifs lors de ses différents séjours en Norvège en offrant indirectement une vision de la vie quotidienne, simple et authentique, des paysannes et paysans contemporains, sans en faire toutefois son sujet principal.
Intérieur du pensionnat de Nordgård, 1926-1930, huile sur toile
Intérieur de Rochefort-en-Terre, Bretagne (Matin),1882, huile sur toile
Affranchi de toute présence humaine cet intérieur est peint à la manière d'une nature morte. Le soleil matinal éclaire faiblement la pièce et la peintre se concentre sur les reflets colorés et les variations de teintes sur les meubles et autres objets effleurés par la lumière.
Ferme à Rochefort-en-Terre, Bretagne, 1881, huile sur panneau de bois
Intérieur de Rochefort- en-Terre, Bretagne (motif de l'après-midi), 1882, huile sur toile
Les Cordonniers, 1887, huile sur toile
Joueurs de cartes, 1897, huile sur toile
Près du berceau suspendu, 1898, huile sur toile
Formée auprès de peintres réalistes, Harriet Backer puise ses sujets dans la vie rurale traditionnelle norvégienne et s'intéresse en particulier au quotidien des femmes. Plutôt qu'une description précise des intérieurs qui serait centrée sur le pittoresque, elle privilégie leur atmosphère lumineuse. Cette scène maternelle lui offre ainsi l'opportunité d'une véritable abstraction colorée, sur le mur à droite de la jeune femme.
Intérieur, Strålsjøhaugen, 1900, huile sur toile
Femme cousant à la lueur de la lampe, 1890, huile sur toile collée sur panneau de bois
Le puissant clair-obscur créé par la lueur de la bougie témoigne de l'intérêt de Backer pour les maitres hollandais du XVIIe siècle, en particulier Rembrandt.
Femme cousant, 1890, huile sur toile
Intérieur de ferme, Skotta, Bærum, 1887, huile sur toile
À la lumière de la lampe, 1890, huile sur toile
Rites et reflets, intérieurs d'églises
Après son retour en Norvège en 1888, les intérieurs d'églises et les rituels religieux deviennent des sujets importants pour Harriet Backer. Ils participent grandement à sa renommée dans son pays natal. Dans un contexte politique de revendication d'une identité norvégienne propre, sa préférence va aux édifices anciens, médiévaux, construits avant la colonisation danoise puis suédoise. Les églises qu'elle représente sont pour la plupart luthériennes. Le luthérianisme est le plus ancien courant protestant du christianisme et est toujours la religion majoritaire en Norvège. Harriet Backer peint inlassablement ces églises en dépit des conditions matérielles parfois compliquées, dues à la vétusté ou au grand isolement des bâtiments, insistant sur les éléments architecturaux qui donnent à ces édifices une atmosphère toute singulière. Elle s'attache ainsi aux jeux de lumière et de couleurs sur les boiseries vernissées, sur la pierre ou sur les bancs patinés par le temps et décrit les cérémonies religieuses du quotidien, traduisant ainsi tout à la fois son altruisme pour ses contemporains et sa vision de la foi, humble, personnelle et centrée sur l'introspection.
Sainte Communion dans l'église de Stange,1903, huile sur toile
Sainte Communion dans l'église de Stange (étude),1899, huile sur toile
La Sacristie de l'église de Stange, 1903, huile sur toile
Chaque été de 1899 à 1903, Backer travaille dans l'église de Stange à Innlandet, dans l'est de la Norvège, l'une des plus anciennes en pierre du pays. En 1897, Jacob, le frère aîné de son amie Kitty Kielland, en est devenu le curé. Il permet à l'artiste d'y peindre à sa guise. Dans cette vue de la sacristie, Backer traduit les reflets colorés de la lumière sur la voûte à la manière d'une auréole, comme une allégorie du caractère sacré de la pièce.
Relevailles, sacristie de l'église de Tanum, 1892, huile sur toile
Activités pastorales, 1892, huile sur toile
L'Autel de la stavkirke d'Uvdal,1909, huile sur toile
Intérieur de la stavkirke d'Uvdal, 1909, huile sur toile
Au cours des étés 1904 et 1909, Backer travaille longuement dans l'église « en bois debout » d'Udval, un édifice médiéval construit intégralement en bois, caractéristique de la Norvège, dont les décors peints datent ici du XVIIe siècle. L'église, désaffectée en 1893, appartient depuis 1901 à la Société norvégienne pour la préservation des monuments historiques, qui facilite les séjours de l'artiste, très inspirée par cette architecture originale et cet intérieur aux couleurs vives, typiquement norvégiens.
L'entrée de l'église de Tanum, 1892, huile sur toile
Baptême dans l'église de Tanum, 1892, huile sur toile
L'église de Tanum, un édifice en pierre du XIIe siècle, est située à l'ouest de Bærum, un lieu de villégiature estivale de Backer. La scène, dont l'effet de perspective décentrée est très original, décrit les instants précédant la cérémonie du baptême. Au premier plan, la jeune femme qui se retourne conduit notre regard vers le groupe qui s'apprête à entrer. La percée de lumière provenant de l'extérieur est rendue par de subtils jeux de reflets irisés. Ce tableau figure
à l'Exposition universelle de Chicago en 1893, où il est acquis par le Saint Louis Art Museum avant d'être revendu à la galerie nationale d'Oslo en 1899.
Intérieur de l'église de Tanum (esquisse), 1891, huile sur toile
Le Choeur de l'église de Tanum, 1892, huile sur toile
L'Autel de l'église de Tanum, 1891, huile sur toile
Intérieur de l'église de Tanum (esquisse), 1891, huile sur toile
Intérieur de l'église Sainte-Marie, 1913, huile sur toile
Après Uvdal, Backer délaisse les églises rurales pour des édifices de Kristiania ou de Bergen, comme dans cette vue de l'église Sainte-Marie. Comme à son habitude, elle privilégie le rendu de l'atmosphère du lieu, intime et majestueuse, sur la justesse architecturale. Si elle bénéficie d'un meilleur confort pour son travail que dans les édifices précédents, isolés et vétustes, elle se plaint en revanche dans une lettre à sa sœur Margrethe de l'intranquilité due à « l'invasion des touristes».
Extérieurs
Harriet Backer s'intéresse tardivement au paysage. Ses premiers essais connus datent de l'été 1884. Ils sont influencés par le naturalisme de Jules Bastien-Lepage dont elle a suivi l'enseignement à Paris et coïncident avec le goût pour la peinture de plein-air très en vogue chez les artistes nordiques. Ses paysages associent un intense travail sur la couleur et une touche très libre rappelant l'impressionnisme. Backer réside de juin à octobre 1886 à la ferme de Fleskum, près d'Oslo, avec certains de ses amis très proches rencontrés à Munich. Cette colonie artistique improvisée initie un mouvement profond dans la peinture de toute l'Europe du Nord. Le travail conjoint de Kitty Kielland et Eilif Peterssen aboutit en effet à l'éclosion d'un néoromantisme national qui exalte la puissance intrinsèque des paysages et des identités nordiques. Il accompagne l'intensification des revendications d'autonomie politique des pays scandinaves. Backer ne s'engage dans cette voie qu'à la décennie suivante, avec des paysages centrés sur des formes plus denses, aux teintes assombries et mystérieuses qui théâtralisent la nature norvégienne.
Paysage à Bærum, 1890, huile sur toile
La Ferme de Jonasberget, 1892, huile sur toile
Ce tableau est singulier dans l'oeuvre de Backer. Il s'agit de son unique représentation d'un jardin, un sujet largement renouvelé par les impressionnistes dans les années 1880. Il se distingue également par sa facture : une couche picturale plus épaisse, avec des empâtements marqués dans les frondaisons et la pelouse fleurie. Sa technique s'apparente ici à la touche impressionniste de Monet pour lequel Backer a plusieurs fois exprimé son admiration.
À Sandvikselven, 1890, huile sur toile
Backer montre ici son grand talent de coloriste en élaborant dans cette représentation de maison au bord d'une rivière un jeu de reflets magistral et délicat. On y retrouve également la vibration de la touche si caractéristique de ses intérieurs contemporains et une simplification des formes qui tend vers l'abstraction, pour certains détails. La tonalité générale bleutée est également spécifique aux paysages nordiques peints à cette époque.
Blanchiment du linge, 1886-1887, huile sur toile
Séchage du linge, 1886, huile sur toile
À Jæren, lors d'un séjour avec Kitty Kielland dans le sud de la Norvège, Backer tente pour la première fois de peindre des figures dans un paysage. Dans la lumière de l'aube, trois paysannes étendent du linge à sécher et à blanchir dans l'herbe. Le large ciel pâle, les couleurs claires et l'aspect esquissé de la toile lui confèrent une grande fraîcheur. Backer ne signe que très tardivement cette œuvre, probablement inachevée, sans doute à l'occasion d'une exposition en 1914.
Automne, Strålsjøen, 1894, huile sur toile
Le Mont Einund, 1897, huile sur toile
Paysage, Eggedal, 1888, huile sur toile
Eggedal, petite localité des montagnes du centre de la Norvège, était l'un des lieux de résidence estivale habituel de Backer. Elle s'affranchit ici des sujets naturalistes et peint la nature norvégienne pour elle-même, mettant ses qualités de coloriste au service d'une lumière limpide et éclatante caractéristique des paysages nordiques.
Le parcours de l'exposition s'achève sur une dernière section :
La vie silencieuse
En 1903, Harriet Backer s'installe dans un atelier situé Hansteensgate 2 à Kristiania (Oslo), où elle vit et travaille jusqu'à la fin de sa vie, à côté de ses amies peintres Kitty Kielland et Asta Nørregaard. Vers 1910, elle renoue avec les natures mortes pour la première fois depuis ses années munichoises. Elle peint la vie secrète et silencieuse des choses, comme elle peignait les figures dans leurs intérieurs. Elle explore les rapports entre couleur et forme avec quelques objets et plantes qui reviennent d'un tableau à l'autre. Certaines de ses représentations de vases et de pommes rappellent les tableaux de Paul Cézanne, dont elle fut qualifiée de « sœur » par son élève Henrik Sørensen. L'autre motif qu'elle développe au début du XXe siècle est celui de la fenêtre. Elle en simplifie les détails et se concentre sur ce foyer de lumière, lieu de passage entre l'intérieur et l'extérieur, un motif récurrent dans son œuvre.
Backer disposait d'un second atelier, près de son atelier personnel, où, fait exceptionnel pour l'époque, elle formait des élèves femmes et hommes. Cet enseignement complétait ses revenus car, elle peignait si lentement qu'elle ne pouvait vivre de la seule vente de ses tableaux. Comme professeure, elle incitait chacun à développer son style propre. Backer eut une influence considérable sur toute une jeune génération d'artistes norvégiens.
Mon atelier, 1918, huile sur toile
Cette vue d'atelier est plutôt inhabituelle, avec son grand sofa qui occupe un quart de la composition et l'absence de matériel de peintre, à l'exception des moulages en plâtre que Backer utilisait pour enseigner. On trouve dans cette pièce de vie et de travail des objets récurrents dans son œuvre, comme le vase bleu et les plantes vertes. La présence de la femme penchée devant la fenêtre donne l'impression d'un moment suspendu capté par la peintre, dans la lignée de Vermeer et de Chardin. Le plaid jeté sur le sofa offre une riche palette de couleurs.
Intérieur d'Øvre Nanset, 1885, huile sur toile
Bibliothèque de Thorvald Boeck, 1902, huile sur toile
Chambre à coucher, la maison Einabu à Folldal, 1920, huile sur toile
Cuisine, la maison Einabu à Folldal, 1920, huile sur toile
Vue de ma fenêtre, 1912, huile sur toile
Le motif de la fenêtre est l'aboutissement de décennies de travail : l'artiste se concentre désormais sur l'essentiel des peintures d'intérieurs, le lieu de passage de la lumière, sujet principal de ses tableaux.
Vue de mon balcon, Hansteengate 2, 1915, huile sur toile
Vue de ma fenêtre, 1918, huile sur toile
Et, pour finir, un feu d'artifice de natures mortes.
Nature morte avec pot en forme de petit pingouin, 1912, huile sur toile
Nature morte au masque, 1916, huile sur toile
Nature morte, dite aussi Image éternelle (inachevée), 1918-1931, huile sur toile
En 1918, le directeur de la Galerie Nationale, Jens Thiis, passa commande d'une nature morte à Harriet Backer. Il était alors inhabituel qu'un directeur de musée demande une œuvre spécifique directement à un(e) artiste. Pour Backer, c'était à la fois un honneur et un véritable défi. Elle mettait en effet des années à terminer ses tableaux et ne parvint jamais à finir celui-ci. À sa mort, la nature morte dite « peinture éternelle » était toujours sur son chevalet.
Nature morte avec coupe de fruits et vase bleu, 1914, huile sur toile
Nature morte, 1916, huile sur toile
Nature morte (inachevée), 1914-1916, huile sur toile