We Are Here - Street art au Petit Palais
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Pour la première fois, le Petit Palais ouvre ses portes aux artistes d’art urbain, les invitant à engager un dialogue avec ses collections permanentes et son architecture. Une véritable exploration d’art urbain s’offre ainsi aux visiteurs du musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris à travers un parcours d’œuvres inédites, accessible gratuitement.
Des artistes majeurs du mouvement Street art, de la scène nationale et internationale, comme Shepard Fairey, Invader, D*Face, Seth, Cleon Peterson, Hush, Swoon, Vhils, Inti, Add Fuel ou encore Conor Harrington investissent le Petit Palais avec des œuvres monumentales en tissant des liens avec les collections du musée.
Cette déambulation conduit le visiteur jusqu’à une installation de plus d’une soixantaine d’artistes et plus de 160 œuvres, présentée dans une seule salle des collections. Cet accrochage spectaculaire a été pensé comme un hommage aux différents Salons comme le Salon des Refusés ou le Salon d’Automne, à l’origine de nombreuses révolutions artistiques au tournant des XIXe et XXe siècles. Dans cet esprit, les œuvres réunies dans cette salle ont été créées par des artistes majeurs qui ont écrit et continuent d’écrire l’histoire du mouvement Street art. Le titre de l’exposition, We Are Here, utilisé comme slogan dans divers contextes historiques et contemporains, tels que les luttes pour les droits civiques, évoque des sentiments d’affirmation, de résilience et de revendication et exprime la visibilité et la légitimité acquises par le mouvement Street art.
Le parcours au sein des collections permanentes débute avec l'artiste D*Face (pseudonyme de Dean Stockton, britannique, né en 1978) :
Here to Spray, 2024, sculpture en bois et finition béton coulé avec vieillissement réalisé manuellement. Elle représente une bombe de 7 pieds de hauteur munis de la paire d'ailes caractéristique de l'artiste.
Dans ce hall, du même artiste, La Pensée, statue en marbre réalisée en 1902 par Denys Puech (1854-1942), affublée des ailes caractéristiques
et de grandes décorations en forme de papillons aux fenêtres
Cleon Peterson, artiste américain né en 1973 à Seattle: Echo of Tomorrow, 2024, sculpture en bois et résine
Troisième artiste présent dans le hall d'entrée, Obey, pseudonyme de l'américain Shepard Fairey né le 15 février 1970 à Charleston :
AK-47 Lily, 2024, sculpture
AK-47 Lotus, 2021, techniques mixtes (pochoir, sérigraphie et collage) sur toile
Bliss at the Cliff's Edge, 2024, techniques mixtes (pochoir, sérigraphie et collage) sur toile
Peace and Justice Lotus Woman, 2024, techniques mixtes (pochoir, sérigraphie et collage) sur toile
Peace Fingers Geometric, 2024, techniques mixtes (pochoir, sérigraphie et collage) sur toile
Who Is Put on a Pedestal ?, 2024, techniques mixtes (pochoir, sérigraphie et collage) sur toile
Dans la galerie après la rotonde du hall d'entrée, une installation de Seth, pseudonyme du français Julien Malland, né en 1972 à Paris.
La Tour de Babel, 2018-2024
Sculpture : livres anciens et résine
Vortex : peinture acrylique et socle en chêne
Au mur, deux tableaux du même artiste.
On retrouve ensuite D*Face avec :
Dog Save The Queen, 2024, sculpture en Polystone
Beethoven Bust, 2024, sculpture en Polystone
Toujours de D*Face :
D*Face Gives You Wings, 2024, papillons naturalisés, bouchons de spray en plastique, crânes en résine et peinture acrylique, présentés dans des vitrines victoriennes ornées à la main
La rotonde sur laquelle débouche le grand escalier en spirale surplombé par la Couronne de la Nuit de Jean-Michel Othoniel est décorée par Add Fuel, pseudonyme de Diogo Machado, artiste portugais né en 1980 à Cascais.
Multilogue, 2024, carreaux de céramique
La Galerie des grands formats du musée abrite comme il se doit les œuvres les plus spectaculaires.
Hush, pseudonyme de l'artiste britannique Dan Eastwood :
La divinité féminine en or, 2024, peinture acrylique, sérigraphie, peinture en aérosol avec détails de feuille d’or 22 carats appliqués à la main avec vernis à soie sur toile
Vhils, pseudonyme de l'artiste portugais Alexandre Farto, né en 1987 :
Perseverance Series #01, 2024, affiches publicitaires de la rue, sculptées à la main
Swoon, pseudonyme de l'artiste américaine Caledonia Dance Curry, née en 1977 à New London (Connecticut) :
Thalassa, 2024, gravure sur linoléum imprimée sur mylar et peinte à la main
Inti, pseudonyme de l'artiste chilien Inti Castro, né en 1982 à Valparaiso :
Encomendacion, 2024, peinture acrylique sur toile et encadrement reproduisant la porte historique de la salle
DaBro, pseudonyme de l'artiste tunisien Mehdi Bouanani, né en 1978 :
Châtelet-les-Halles, 2024, technique mixte (peinture à l'huile et spray aérosol)
Sans oublier bien sûr Invader, pseudonyme de l'artiste français Franck Slama, né en 1969, avec ce clin d'œil à Soleil couchant sur la Seine à Lavacourt, effet d’hiver, de Claude Monet :
DJBA_28, 2019, Alias : carreaux de céramique sur plexiglas
DJBA_28 est l’Alias de la 28e mosaïque de l’invasion de l’île de Djerba en Tunisie. Dans le lexique d’Invader, les Alias sont des répliques uniques des mosaïques qu’il a installées in situ.
Après le parcours dans les collections permanentes, abordons, dans la salle romantique du musée, la séquence La Célébration de la République.
"La célébration de la République fut un des grands thèmes de la production artistique française,
comme le montrent les collections du Petit Palais. Le drapeau tricolore, la Marianne, ou encore la devise "Liberté, Égalité, Fraternité" deviennent ainsi matière artistique et source d’inspiration, montrant la virtuosité de ces artistes engagés. En explorant ces codes, les artistes invités - dans la richesse de leurs différences - réinvestissent les valeurs de la République et célèbrent la diversité et la pluralité qui caractérisent la France d’aujourd’hui. Les artistes provoquent ainsi le dialogue et la réflexion sur les enjeux sociaux et politiques contemporains."
On retrouve Obey avec :
Liberté, Égalité, Fraternité, 2024, techniques mixtes (pochoir, sérigraphie et collage) sur toile
Conor Harrington, artiste irlandais né à Cork en 1980 :
Down with the king, 2024, peinture acrylique sur toile
« Les œuvres de Delaroche et de Schnetz, exposées ensemble au Petit Palais, incarnent des moments pivots de l'histoire française, témoignant de la montée du peuple contre une monarchie obsolète sous Louis-Philippe Ier. Inspiré par cette juxtaposition, j'ai choisi de représenter un monarque français déclinant, entrelaçant le passé historique avec des éléments contemporains. (...) À travers ma représentation du monarque sur son trône avec un gâteau fondant en arrière-plan, je fais référence à l'insensibilité de la monarchie envers les classes défavorisées, juxtaposant cette image avec la dynamique et la force contemporaine incarnée par Mbappé et la victoire de la Coupe du Monde de 2018. Mêlant les motifs historiques avec des symboles de pouvoir et de communication modernes, ma création questionne le sens du pouvoir dans notre culture contemporaine et soulève la question de qui mérite d'être célébré. »
eL Seed, artiste franco-tunisien né en 1981 :
Aux armes et cetera, 2024, peinture acrylique sur toile
et, de nouveau, Seth :
Marianne et Napoléon, 2024, peinture acrylique
Terminons avec cette installation magistrale, Le Salon, à la manière des salons de la Belle Époque.
La Salle Concorde investie par plus de 60 artistes du street art des quatre coins du monde est
un vibrant hommage au légendaire premier Salon des Refusés de 1863 organisé au Palais de
l'Industrie, en lieu et place du Petit Palais et du Grand Palais et qui bravait les conventions.
Pour mémoire, ce salon accueillait les artistes de l'avant-garde exclus des cercles académiques,
malgré leur talent et leur audace. Aujourd'hui, l’accrochage-hommage de la salle Concorde perpétue cet esprit novateur. Les artistes dont les œuvres couvrent les murs du sol au plafond défient en effet les normes établies et les barrières des institutions officielles. Ils imposent les nouveaux codes artistiques, en perpétuel mouvement, qui se déploient de manière organique et exponentielle sur les murs des villes à travers le monde, repoussant sans cesse les limites de leur pratique.
La Salle Concorde témoigne de la vitalité, de l’originalité et de la diversité de la scène street art. L’accrochage à "touche-touche", typique des Salons artistiques du XIXe, révèle la puissance d’évocation et la virtuosité graphique des œuvres contemporaines de street art… en d’autres termes, leur dimension muséale.
Le lecteur même peu averti sur le street art aura sans doute reconnu sur les murs des artistes déjà mentionnés comme D*Face, Obey, Seth, Hush...
Terminons avec quelques coups de projecteurs sur les tableaux du "Salon".
Btoy, pseudonyme de l'artiste espagnole Andréa Michaelsson, née en 1977 à Barcelone : Joséphine Baker, 2022, acrylique sur toile
DaBro : Twin Flowers, 2024, technique mixte
D*Face : Jim Morrison, 2016, acrylique sur toile
Herakut, duo d'artistes de rue qui a commencé à peindre en 2002. Jasmin Siddiqui est connue sous le nom de Hera, et son partenaire Falk Lehmann, est connu sous le nom d'Akut, d'où leur nom combiné. Siddiqui est d'origine germano-pakistanaise, originaire de Francfort. Elle s'est associée à Falk Lehmann en 2004. Sans titre, acrylique et tissage sur toile
Seth : Le Petit Prince, acrylique et peinture aérosol sur toile
Inti : Memorias del Fuego, 2011, acrylique sur toile
Obey : AK-47, 2006, technique mixte
Swoon :
Dawn & Gemma, 2018, impression au tampon de bois, tache de café, peinture acrylique sur mylar
Edline, 2018, impression au tampon de bois, tache de café, peinture acrylique sur mylar
Maye, pseudonyme de l'artiste français Victorien Liria né en 1990 à Sète : Galop de Camargue, 2°17, acrylique sur toile
D*Face :
Love won't tear us apart, 2017, acrylique sur toile
One For The Road, 2023, acrylique sur toile
FenX, pseudonyme de l'artiste français Loïc Le Floch, né en 1948 :
Celebrity Skin, 2023, acrylique sur toile
Hot Metal 45, 2023, acrylique sur toile
Dans le sens horaire en partant du haut à gauche :
Tinho, pseudonyme de l'artiste brésilien Walter Nomura né en 1973 à Sao Paolo : Bye bye, 2024, peinture à l'huile sur toile
FKDL, pseudonyme de l'artiste français Franck Duval, né à Paris en 1963 : Affluence, 2024, collages et peinture sur toile
Maye : Hasta La Vista, 2017, acrylique sur toile
Seth : Sans titre, acrylique sur toile
Btoy : Cherry Blossom Girl, 2010, acrylique sur toile
Deyaa (Deyaa Rambo, alias Delyaa One, artiste saoudien) : Reflection, peinture acrylique, marqueurs de peinture à l'huile (pinceaux et peinture au pistolet sur toile)
D*Face : Freerollin',2023, acrylique sur toile
Obey : A Message From Our Sponsor, 2016, technique mixte
Pour mettre fin à ce billet, car on ne saurait passer en revue tous les "tableaux" du "salon", un petit pan de mur où le lecteur à présent connaisseur des dernières tendances du Street Art saura attribuer titres et auteurs :
Obey : Knowledge+action, 2019, technique mixte
Invader : DJBA_38, 2021, céramique sur plexiglass
Yrak (artiste mulhousien né en 1992) : Le chas berbère, 2021, acrylique sur toile
Mat x Zekky (duo d'artistes rémoises formé en 2026) : Karteros (endurance), 2024, acrylique et aérosol dur toile
Tinho : Oui c'est moi, 2022, acrylique sur toile
Le Cyklop ( pseudonyme d'Olivier D'Hondt, artiste français né en 1968) : AnatomiekEyeBall, 2024, acrylique sur toile
Gustave Caillebotte - Peindre les hommes (II/II)
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Nous achevons dans ce billet le parcours, commencé dans notre billet du 9 novembre 2024, de l'exposition consacrée à Gustave Caillebotte (1848-1894), sous-titrée Peindre les hommes.
Portraits de célibataires
« Il a des amis qu’il aime et dont il est aimé : il les assoit sur des canapés étranges, dans des poses fantastiques », écrit le critique Bertall, se moquant sans doute de la pose alanguie et des motifs envahissants du Portrait de M. R. sans doute perçus comme féminins et dévirilisants. Auteur de nombreux portraits d’hommes à la fin des années 1870 et au début des années 1880, Caillebotte se montre souvent plus sobre, privilégiant l’intérieur presque vide de son appartement et des poses et expressions retenues, voire austères, pour se conformer à ce que l’on attend des hommes au XIXe siècle (ni ornement ni sentiment). Cette simplicité fait ressortir la forte présence physique de ses modèles et l’intensité de leurs regards, perdus dans leurs pensées ou fixant le peintre. Ce monde, presque exclusivement masculin, comme le sont les sociabilités de Caillebotte, accepte parfois une présence féminine, sans doute l’« amie » de l’artiste, Charlotte Berthier, de dix ans sa cadette (ils ne se marieront pas et n’auront pas d’enfants). La plupart des modèles de ces portraits habitent près de chez lui et resteront également célibataires, ce qui, dans une société où l’accomplissement masculin passe notamment par la famille, peut s’apparenter à une forme de marginalité.
Portrait d'homme (Edouard Dessommes), 1881, huile sur toile
Né à la Nouvelle-Orléans puis installé à Paris, Dessommes se lance dans la littérature, puis tente une carrière de peintre (un paysage au Salon de 1876). Il rencontre probablement Caillebotte dans l'atelier de Léon Bonnat. Dessommes est, comme les frères Caillebotte, membre du Cercle de la voile de Paris, Rentré à la Nouvelle-Orléans en 1887, il y meurt célibataire.
Portrait de Jules Froyez, vers 1879-1881, huile sur toile
Caillebotte peint un premier portrait de son ami Froyez en 1879, puis ce second resté inachevé. On remarque à l'arrière-plan le dessin des boiseries de l'appartement de l'artiste. Le modèle qui a gardé son paletot, semble en visite, tout juste arrivé ou prêt à partir. Froyez est rentier et célibataire; il meurt en 1896 à l'âge de quarante-neuf ans. Les cinq tableaux de Caillebotte qu'il possède sont alors vendus aux enchères.
Intérieur, 1880, huile sur toile
Le tableau représente peut-être la compagne du peintre, Charlotte Berthier (jeune femme d'un milieu plus modeste, de dix ans sa cadette), et Richard Gallo. En représentant la femme lisant le journal (activité alors considérée comme masculine) et l'homme allongé sur le divan lisant un livre (attitude vue comme féminine), Caillebotte bouscule les stéréotypes de genre.
Intérieur, 1880, huile sur toile
Ici, contrairement à ce que rapportent les critiques du XIXe siècle, il ne s'agit sans doute pas d'un couple bourgeois malheureux, mais de deux personnes ayant en commun une relation privilégiée avec l'artiste. À gauche figure peut-être sa compagne, ou « amie », Charlotte Berthier, avec laquelle il vit hors du sacrement du mariage. A droite son grand ami Richard Gallo, célibataire endurci. Ces éléments rendent le tableau beaucoup plus subversif qu'il n'y paraît.
Portrait d'Henri Cordier, 1883, huile sur toile
Spécialiste renommé de l'Extrême-Orient, ayant vécu en Chine pendant les années 1870, auteur prolifique et professeur à l'École des langues orientales, Henri Cordier est un cousin éloigné de Caillebotte. Le peintre donne de lui cet étrange portrait où l'érudit, tout à son élan savant, nous tourne presque le dos et écrit sans avoir pris la peine de s'assoir à son bureau.
Portrait de Georges Roman, 1879, huile sur toile
Roman est un jeune peintre lyonnais issu d'une famille de soyeux. Célibataire jusqu'à la fin de sa vie, il est aussi semble-t-il de santé fragile. Malgré son amitié pour les impressionnistes, il ne connaît pas la même carrière. Son portrait par Caillebotte le montre tournant le dos à la fenêtre, avec un visage émacié et l'air sombre.
Portrait de M. G. [Portrait de Richard Gallo], 1881, huile sur toile
Richard Gallo, fils de banquier, né en Egypte, rencontre peut-être Caillebotte à Paris pendant ses études de droit. Il devient l'un de ses plus proches amis. Sans activité professionnelle au moment de ce portrait, et célibataire jusqu'à la fin de sa vie, il est l'un des modèles masculins de prédilection du peintre et pose pour plusieurs portraits et scènes de genre.
Partie de bézigue, vers 1881, huile sur toile
Dans cet unique portrait de groupe masculin peint par Caillebotte posent son frère Martial (à droite), et ses amis jouant chez lui à un jeu de carte à la mode. Simple scène de genre agrandie aux dimensions de la peinture d'histoire, l'œuvre se démarque du reste de sa production. Elle ne met pas en scène des figures solitaires ou distantes mais l'esprit de camaraderie de cette petite société d'hommes qui partagent son quotidien. A cette date, tous sont célibataires et sans enfants ; ils le resteront, sauf Hugot et Martial. Beaucoup sont des membres du Cercle de la voile de Paris, comme Maurice Brault, qui joue face à Martial. Debout, au centre, se trouve Richard Gallo. Edouard Dessommes est assis au premier plan, et Paul Hugot assoupi sur le grand sofa.
Portrait de M. J. R. [Portrait de Jules Richemond], 1879, huile sur toile
Les amis de Caillebotte ne sont pas tous, comme lui, célibataires et sans enfant ; Richemond, marié, est père de deux enfants. Sa famille, des propriétaires terriens et notables de Vincy-Manoeuvre (Seine-et- Marne), est proche des Caillebotte, qui possèdent une ferme dans cette localité.
Autoportrait au chevalet, 1879, huile sur toile
Dans ce tableau, Caillebotte se représente fixant le miroir pour peindre son autoportrait. Il est dans son atelier où sont accrochés les tableaux de sa collection. En bonne place, le fleuron : Bal du moulin de la Galette de Renoir. Lors de l'exposition impressionniste de 1879, il présente cet autoportrait qui lui permet de s'affirmer doublement, comme peintre et collectionneur.
Portrait de Madame X, 1878, pastel sec sur papier grainé chiné bleu pâle
Dans ce qui pourrait être l'atelier de l'artiste, une femme enturbannée pose dans un fauteuil. Derrière elle, un chevalet sur lequel trône le Portrait de M. R. exposé en 1879 à la quatrième exposition impressionniste. Les deux figures sont étrangement jumelles, jusqu'à l'encadrement doré du portrait d'homme qui répond au bois doré du siège. Le modèle du portrait à l'arrière-plan serait Antoine Patrice Reyre, jeune commerçant parisien et amateur d'art ; la femme pourrait être sa mère, María, qui vit chez lui.
La Partie de cartes, vers 1876, pastel sur papier
Portrait d'homme [Albert Courtier ?], 1880, huile sur toile
Le notaire Albert Courtier, à qui Caillebotte confie son testament, a sans doute posé pour ce tableau montrant un homme élégant regardant la ville à travers la fenêtre et le garde-corps du balcon de l'appartement de l'artiste.
Peindre le corps nu
Caillebotte a peint très peu de nus, mais au début des années 1880, il exécute trois tableaux sur ce sujet, l’un représentant une femme et les deux autres un homme. Ces peintures sont particulièrement novatrices par leur réalisme sans concession : aucun prétexte historique ou mythologique, aucune idéalisation des corps présentés dans leur vérité. Le Nu au divan, l’un de ses plus grands formats, n’est pas exposé de son vivant. Homme au bain est présenté seulement à Bruxelles, en 1888, dans une exposition du « groupe des XX », un cercle d’avant-garde, qui le relègue dans une arrière-salle. Ces œuvres sont-elles trop subversives ? En effet, si le thème de la toilette n’est pas neuf – Caillebotte s’inspire alors de Degas –, substituer un homme au modèle féminin, le représenter dans son intimité, de dos, dans une position vulnérable, placer le spectateur en situation de voyeur, et, enfin, offrir aussi franchement son anatomie au regard brise les conventions de l’époque.
Nu au divan, vers 1880, huile sur toile
La femme, dont l'identité n'est pas connue, pose sur le divan, chez les frères Caillebotte. Le nu est réaliste»: pas de prétexte mythologique à la nudité, le modèle est une femme moderne qui s'est simplement déshabillée, et son corps est représenté tel qu'il est, loin des standards de beauté de l'époque qui proscrivent la pilosité des femmes.
Homme s'essuyant la jambe, vers 1884, huile sur toile
Homme au bain, 1884, huile sur toile
Ce tableau révolutionne le genre du nu masculin, dominé jusqu'alors par les « académies » (des exercices d'atelier) et les nus héroïques et idéalisés de la peinture d'histoire. Un homme bien réel (dont on ne connait pas l'identité) pose dans ce qui pourrait être la salle de bain de l'artiste dans sa propriété de campagne du Petit-Gennevilliers. L'ambition de Caillebotte est sans doute de transposer en peinture, dans un grand format, et dans cet univers viril qu'il connait bien, les scènes de femmes à leur toilette de Degas dont il a acquis quelques exemples.
Caillebotte et les sportsmen
La culture des loisirs se développe en France pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Elle inspire à Caillebotte une importante série d’œuvres sur le thème du canotage et de la baignade présentées à l’exposition impressionniste de 1879. Mais, contrairement à la majorité des artistes de sa génération pour qui ces sujets sont prétexte à figurer des hommes et des femmes flirtant en barque ou dans les guinguettes, Caillebotte montre un canotage sérieux, non-mixte et sportif. Expressions d’une nouvelle culture masculine célébrant le dépassement de soi, la discipline, la force physique et l’effort collectif, le sport au grand air est vu comme un antidote aux maux et vices supposément dévirilisants de la société urbaine et industrielle. Le sujet, éminemment moderne, est aussi très personnel. Ces sportifs ne participent pas en effet à de grandes compétitions sur la Seine ou sur la Marne ; ils canotent simplement sur l’Yerres, rivière qui coule en bordure du parc de la maison de campagne des Caillebotte au sud-est de Paris.
Autoportrait au chapeau d'été, vers 1873, huile sur toile
Périssoires, 1877, huile sur toile
Canotier ramenant sa périssoire, 1878, huile sur toile
Baigneurs, 1877, pastel sur papier
Périssoires, 1877, huile sur toile
Caillebotte préfère les embarcations individuelles (skiffs et périssoires) aux avirons à plusieurs places, un motif pourtant très populaire dans l'imagerie du sport à l'époque. L'artiste ne représente pas des rameurs en compétition sur la Seine ou la Marne mais sans doute des proches en promenade sur I'Yerres, rivière qui coule le long de la maison de campagne familiale. La végétation dense et enveloppante, la ligne d'horizon haute qui rejette le ciel hors du tableau et donne une très grande place à l'eau, renforcent ce sentiment d'intimité et d'immersion dans la nature.
Canotiers, 1877, huile sur toile
Caillebotte, par son style et ses cadrages, donne aux corps des hommes une solide présence physique. plaçant le spectateur au plus près d'eux.
Périssoire sur l'Yerres, vers 1877, huile sur toile
Partie de bateau, vers 1877-1878, huile sur toile
Ce tableau, unique dans la série des canotiers de 1877-1878, ne représente pas le canotage sportif mais une promenade en barque. L'homme (dont l'identité est inconnue) a gardé son costume de ville, une élégante chemise rayée, signe de dandysme, et plus incongru encore un haut-de-forme en soie. En plaçant le rameur au centre de la composition, face à nous, si près du plan du tableau, et en insistant sur sa présence physique - les vêtements près du corps mettent en valeur sa silhouette - Caillebotte crée une forme d'intimité entre lui et le spectateur.
Pêche à la ligne, 1878, huile sur toile
Baigneurs, 1878, huile sur toile
Périssoires, 1878, huile sur toile
Ces trois grands « panneaux décoratifs » constituent l'aboutissement des recherches de l'artiste sur ce thème des loisirs au bord de l'eau. Conçus pour venir décorer un intérieur, sans doute une pièce dans la maison de Yerres, ils ne seront finalement pas installés avant que le domaine soit mis en vente. En associant dans cet ensemble des images du canotage et des scènes de baignade et de pêche, Caillebotte insiste sur le lien existant entre sport, loisirs et « temps pour soi » dont bénéficient les hommes de sa condition. La seule figure féminine du triptyque est une enfant de dix ans, Zoé Caillebotte, cousine de l'artiste et observatrice de la scène.
Les plaisirs d’un « amateur »
Au début des années 1880, Gustave et Martial Caillebotte vendent le domaine de Yerres pour acquérir une propriété au Petit-Gennevilliers, au bord de la Seine. Là ils peuvent laisser libre cours à leur passion pour le yatching, mais aussi pour l’horticulture. Au mariage de Martial en 1887, Gustave quitte Paris et s’installe définitivement en banlieue avec sa compagne Charlotte Berthier, quelques domestiques et deux matelots. Il ne quitte la région parisienne que pour participer à des régates en Normandie. Après la dissolution du groupe impressionniste au cours des années 1880, et à la fin de leurs expositions collectives, il n’expose presque plus à Paris. Il continue cependant de peindre avec ardeur, dans un style plus hardi que jamais, des œuvres inspirées par ses activités d’« amateur » et pour lesquelles pose un cercle réduit d’intimes.
Dans son dernier grand format, Une course de bateaux (1893), le peintre réunit ses différentes passions. Il se représente en marin, à la barre d’un bateau de course qu’il a lui-même dessiné et fait construire, voguant avec un autre homme sur la Seine ; une certaine idée du bonheur, ou tout au moins de la liberté. L’artiste meurt peu après d’une « congestion cérébrale » le 22 février 1894, à l’âge de quarante-cinq ans.
Le Père Magloire sur le chemin de Saint-Clair à Étretat, vers 1884, huile sur toile
Homme en blouse, 1884, huile sur toile
Caillebotte se rend à plusieurs reprises en Normandie pendant l'été au cours des années 1880 pour participer à des compétitions de régates. A cette occasion, il peint de nombreux paysages, et quelques figures, comme ce promeneur qui a particulièrement retenu son attention. Il pourrait s'agir de Magloire Raulin, jardinier à Étretat. Sa silhouette rappelle celle des ouvriers présents dans ses vues de Paris. À cette époque Caillebotte est propriétaire d'un grand jardin au Petit-Gennevilliers et se passionne de plus en plus pour l'horticulture.
Le Père Magloire allongé dans un bois, 1884, huile sur toile
Chemin montant, 1881, huile sur toile
Promeneur au bord de la mer, 1885, huile sur toile
La Berge du Petit Gennevilliers et la Seine, 1890, huile sur toile
Ce tableau offert par Gustave à son frère Martial pour la naissance de sa fille est une peinture décorative, conçue probablement pour son appartement de la rue Scribe à Paris. Les deux jeunes garçons qui nous tournent le dos, clin d'œil à l'enfance des frères Caillebotte, sont les deux fils d'Émile Lamy, le voisin et très proche ami Gustave au Petit-Gennevilliers. Le petit chien semble celui de Charlotte Berthier, l'« amie » de Gustave.
Bord de la Seine au Petit Gennevilliers, en hiver, vers 1893, huile sur toile
Au Petit-Gennevilliers, Caillebotte semble trouver un frère de substitution en la personne de son voisin Emile Lamy, fabricant de chaussures et grand yachtman Dans cette peinture inachevée, il se représente face à Lamy. Ils sont tous deux statiques, les mains dans les poches. Cette composition, inspirée par une photographie des deux hommes dans la même attitude, donne une impression d'inaction forcée (celle des amateurs de régates l'hiver ?). Caillebotte ajoute entre ces figures un tronc d'arbre qui crée une étrange séparation entre les deux amis.
Les Roses, jardin du Petit Gennevilliers, vers 1886, huile sur toile
Plusieurs photographies montrent Gustave jardinant, et l'on connaît sa passion pour les fleurs. Pourtant, dans ses peintures sur le thème du jardin. l'artiste choisit plutôt de représenter une femme dans les allées. Il s'agit vraisemblablement de Charlotte Berthier (ici avec son petit chien). La jeune femme est peu représentée par Caillebotte, bien qu'elle vive avec lui à Paris et au Petit-Gennevilliers.
Potager, Petit Gennevilliers, vers 1882, huile sur toile
Le Jardinier, vers 1877, huile sur toile
Voiliers à Argenteuil, vers 1888, huile sur toile
Bateau, étude, vers 1893, huile sur toile
Bateau à voile sur la Seine, vers 1893, huile sur toile
Une Course de bateaux, 1893, huile sur toile
Si les régates sont une des grandes passions de Caillebotte, il n'y a cependant pas beaucoup de tableaux sur ce sujet dans son œuvre. L'artiste semble s'y intéresser particulièrement au début des années 1890, peignant alors plusieurs toiles montrant deux hommes naviguant sur ces élégants bateaux, la plupart conçus par Caillebotte lui-même. Les images suggèrent cet esprit de fraternité et de liberté cher au peintre. C'est le sujet de son dernier tableau de grand format, qui est aussi un autoportrait.
Terminons ce parcours avec quelques documents, présentés dans cette dernière salle, qui évoquent la relation de caillebotte avec le yachting et l'architecture navale.
Une photographie issue de l'Album du Cercle de la voile, 1881, montrant l'Iris, premier bateau de Gustave Caillebotte, le long des berges de la Seine entre le Petit-Gennevilliers et Argenteuil.
Une photographie par Martial Caillebotte (1853-1910), frère de l'artiste, montrant le Roastbeef en chantier
Les plans du Mignon, dernier bateau conçu par Gustave Caillebotte.
Parmi les passions réunissant Gustave et Martial Caillebotte, la voile tenait une place essentielle. Le 8 décembre 1878, les deux frères intègrent le Cercle de la voile de Paris, alors situé à Argenteuil. Gustave en devient l'un des deux vice-présidents en 1880. L'acquisition commune d'une propriété au Petit-Gennevilliers en mai 1881, où Gustave s'installe définitivement sept ans plus tard, leur permet d'être au plus près de l'activité du Cercle. En 1886, ils créent une entreprise de construction navale, la Société des chantiers du Petit-Gennevilliers. Entre 1879, date d'acquisition de son premier bateau de course, l'Iris, et 1894, Gustave achète une dizaine de bateaux. Fervent compétiteur, qualifié d'« équipier d'élite » par le journal Le Yacht en 1886, il remporte de nombreux prix lors de régates nationales et internationales. Gustave mène parfois les bateaux de Martial qui, excellent navigateur également, pilote aussi ceux de son frère. À partir de 1882, Gustave dessine des voiliers - vingt-cinq au total dont vingt-deux entre 1890 et 1893 - pour lui-même et pour d'autres régatiers. En 1894, il conçoit un ultime bateau, Le Mignon, achevé après sa mort.
Corita Kent - La Révolution joyeuse
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Découverte d'une artiste originale au Collège des Bernardins : Corita Kent (1918–1986), mieux connue sous le nom de sœur Mary Corita Kent, née Frances Elizabeth Kent, est une religieuse catholique américaine, artiste et pédagogue. Elle travaillait à Los Angeles et Boston. Sa technique de prédilection était la sérigraphie, qu'elle a contribué à faire reconnaître comme medium artistique à part entière. Son œuvre, avec ses messages d'amour et de paix, a rencontré un succès particulier dans le cadre des mouvements de la contre-culture des années 1960 et 1970. L'exposition regroupe des œuvres de Corita pour la plupart réalisées dans sa période la plus féconde alors qu'elle enseigne les arts à l'Immaculate Heart College de Los Angeles, principalement entre 1962 et 1968.
La plupart des œuvres sont exposées dans une belle chapelle du Collège des Bernardins, autour d'une installation de cubes. Après avoir visité la maison de Charles Eames, Corita et ses étudiants ont été impressionnés par les dizaines de blocs surdimensionnés qu'il avait fabriquées pour ses petits-enfants. Inspirés, ils utilisent des boîtes en carton décorées pour concevoir des installations artistiques à grande échelle, modulables pouvant être facilement transportées et réutilisées. Ces installations ont servi de toile de fond à de nombreux événements organisés au Immaculate Heart College et ont également fait l'objet d'une tournée locale et internationale lors d'expositions intitulées Survival with Style (Survivre avec style). La version contemporaine créée ici s'inspire de ces principes et utilise des éléments graphiques du livre de prières de Corita Footnotes and Headlines: A Play-Pray Book.
Le long des murs, autour de cette colonne de cubes :
one great loaf (1965)
people like us yes (1965)
i thirst (1964)
tomato (1967)
song with an apple (1964)
in a wide sweep (1962)
let the sun shine (1964)
walking over the sea (1962)
custodiat (1957)
Bien avant sa période pop art, Corita s'inspire déjà de son environnement immédiat. custodiat, qui signifie "protéger, garder" ou ici "Que Dieu nous garde", est imprimé en 1957 par Sister Corita, l'année où Spoutnik, le premier satellite soviétique, est mis en orbite autour de la Terre. L'artiste nous présente une interprétation visuelle de ce satellite et souligne la mention «Que Dieu nous garde», soucieuse des limites de l'homme dans sa conquête du ciel. Le dessin présenté a été réalisé par William Daly, l'un de ses élèves de l'école primaire. Elle le mentionne en bas à droite de l'œuvre, ce qui montre son penchant précoce pour la collaboration.
plan of his heart (1960)
bread and toast (1965)
enriched bread (1965)
wonderbread (1962)
En 1962, Corita se rend à la galerie Ferus à Los Angeles et découvre le travail d'Andy Warhol qui expose pour la première fois sa maintenant célébrissime série Campbell's Soup Cans. À la même époque, elle découvre aussi le travail de Marcel Duchamp lors sa mémorable première rétrospective à Pasadena en 1963. Les principes des artistes du Pop'Art ou conceptuels qui décèlent le potentiel artistique dans les objets de la vie quotidienne l'inspirent fortement. Intitulée d'après l'omniprésente marque « Wonder Bread », dont la devise était « le pain enrichi de pouvoir », la sérigraphie wonderbread de Corita marque son entrée dans une nouvelle ère graphique. Plus pop, plus colorées, plus enjouées dans leur forme, les œuvres de Corita s'inscrivent dans les courants modernistes tout en gardant les inspirations et références religieuses qui ne quitteront jamais l'artiste. Ici, elle réinterprète les points rouges, bleus et jaunes de l'emballage original comme l'hostie eucharistique.
stop the bombing (1967)
À partir de 1965, de nombreuses manifestations sont organisées aux États-Unis pour protester contre la guerre du Vietnam, son enlisement et ses innombrables victimes. Pour le pays, il s'agit de la première guerre télédiffusée et couverte par les médias : le conflit entre dans le quotidien des familles américaines et de nombreux journaux américains prennent ouvertement position. C'est dans ce contexte d'expression protestataire que l'œuvre est réalisée. À ce moment de sa carrière, Corita intègre souvent la photographie dans son processus créatif. Le mouvement du texte principal, « stop the bombing», est simulé en prenant une photo d'un journal froissé. Les couleurs évoquent celles du drapeau américain dont la typographie flotte telles des bombes tombant obliquement du ciel. Dans un texte, Gerald Huckaby, professeur d'anglais à l'IHC, prend la voix d'un soldat américain à travers ces mots : « Une guerre que je ne mènerais pas me tue. Je suis au Vietnam, qui me consolera ? »
f is for food (1964)
apples are basic (1966)
Le titre ainsi que le mot « Apples » au centre de la sérigraphie apparaissent de manière évidente. Corita puise le titre dans une recette de cuisine publiée dans le magazine Look en 1965. Sans voir de pomme, nous en avons ici l'idée. Corita y ajoute plusieurs subtilités. Les couleurs vertes et rouges nous rappellent le fruit, ainsi que les ronds à droite, en partie hors-champ. Ces formes rondes font partie du vocabulaire des signes. Ici, elles peuvent évoquer le fruit du supermarché mais aussi le fruit de la tentation du jardin d'Eden. Elles confèrent ainsi une signification spirituelle et religieuse au quotidien et au banal. Ces signes, comme les cœurs ou encore les colombes, sont récurrents dans l'œuvre de l'artiste. Durant cette période de création, la frontière entre images et textes commence à s'effacer. Corita utilise autant les mots que les indices visuels.
come off it (1966)
for emergency use soft shoulder (1966)
bell brand (1967)
lesson nine (1966)
for eleanor (1964)
bread of self being (1965)
i wanna hold your hand (1965)
fish (1964)
magpie in the sky #2 (1965)
heroes and sheroes
La série heroes and sheroes est un ensemble de 29 œuvres réalisées entre 1968 et 1969, période qui suit le congé sabbatique de Corita à l'Immaculate Heart College et son départ de l'Ordre Immaculate Heart of Mary. Elle s'inspire de la contraction de she et de he, les héroïnes et héros engagés dans les conflits qui ébranlent les Etats-Unis et le monde à cette époque. La série marque un tournant décisif dans sa manière d'aborder les mouvements politiques et sociaux. De manière explicite, Corita met en avant des figures mémorables comme Robert F. Kennedy, Coretta Scott King ou encore Cesar Chavez et aborde des sujets tels que les droits civils et droits du travail, le désarmement nucléaire et les assassinats politiques. Portée vers les nouveaux médias et les médias de masse, Corita détourne des unes de journaux et de magazines en reprenant leurs titres et formats pour les faire siennes et mettre ces poignantes actualités en avant. Son utilisation judicieuse de cette imagerie et de ce langage exprime une profonde compréhension de l'influence des médias dans la prise de conscience publique et individuelle.
Issus de cette série :
phil and dan (1969)
Philip et Daniel Berrigan sont des prêtres engagés dans la désobéissance civile non violente pour la paix et contre la ségrégation raciale. Ils organisent des actions hautement symboliques pour contester les crimes de leur pays au Vietnam. On peut retenir « the Catonsville 9 » où ils s'associent avec sept autres activistes catholiques le 17 mai 1968 pour brûler au napalm des centaines de dossiers militaires. Philip devient le premier prêtre prisonnier politique. Incarcéré jusqu'en 1972, il crée des classes d'études bibliques et apporte un support éducatif légal aux autres détenus. Dans cette œuvre, Corita fait cohabiter leur portrait et une phrase du philosophe Henry David Thoreau: « sous un gouvernement qui emprisonne injustement, la vraie place d'un homme juste est aussi en prison », témoignant ainsi de son soutien inconditionnel envers eux.
pieta (1969)
a passion for the possible (1969)
the cry that will be heard (1969)
green fingers (1969)
Dans l'escalier de XVIIIe siècle qui jouxte la chapelle où sont exposées les sérigraphies de Sister Corita et en écho à ces dernières, des travaux d'étudiants.
Workshop : quand Corita inspire les étudiant(e)s de l'Ecole des Arts Décoratifs
Dans le cadre d'un partenariat avec l'Ecole des Arts Décoratifs, le Collège des Bernardins accueille des travaux réalisés par les étudiant(e)s en regard de l'exposition « Corita Kent, la révolution joyeuse ». Les secteurs « Design Graphique » et « Design Textile et Matière » se sont rassemblés au sein d'un workshop du 23 au 27 septembre 2024 les invitant à penser des visuels pour créer des bannières. Reprises et détournements d'éléments collectés dans le paysage urbain, slogans photographiés, images tramés : les étudiant(e)s sont réappropriés les processus de création de Corita Kent en s'engageant dans des causes qui leur tiennent à cœur. Ce workshop pose la question de la nature des messages artistiques dans l'espace public et donne à voir les engagements des étudiant(e)s d'une école d'art aujourd'hui.
Impossible de terminer ce billet sans faire profiter le lecteur de la belle architecture de la grande salle du collège des Bernardins, ancien collège cistercien de l'université de Paris. Fondé par Étienne de Lexington, abbé de Clairvaux, et construit à partir de 1248 avec les encouragements du pape Innocent IV, il servit jusqu'à la Révolution française de résidence pour les moines cisterciens étudiant à l'université de Paris. Longtemps méconnu en dépit de son classement au titre des monuments historiques depuis le 10 février 1887, il a été l'objet d'une rénovation complète achevée en septembre 2008.
Gustave Caillebotte - Peindre les hommes (I/II)
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La musée d'Orsay rend hommage à Gustave Caillebotte, artiste singulier et grand donateur, puisqu'il a légué l'intégrité de sa collection à l'Etat, et que celle-ci constitue une part importante des tableaux impressionnistes présents dans ses salles. L'acceptation de ce legs, survenu à un moment où cette école était loin de faire l'unanimité, a d'ailleurs posé quelques problèmes, à l'époque, aux musées nationaux. L'introduction précise les raisons du titre de l'exposition :
Plus que les autres peintres du groupe impressionniste, Gustave Caillebotte (1848 –1894) a toujours montré une forte prédilection pour les figures masculines. En « chroniqueur pictural de l’existence moderne » selon l’expression du critique Gustave Geffroy, il dépeint l’apparence et l’existence des hommes de son temps ; du moins de ceux qui vivent auprès de lui – ses frères et amis – ou qu’il croise sur les boulevards en bas de chez lui, ouvriers aussi bien que bourgeois en promenade. Caillebotte pose un regard « réaliste » mais aussi très personnel sur ces figures, empreint d’interrogations sur sa propre identité d’homme (à la fois bourgeois, peintre, amateur, sportif, célibataire), avec l’aspiration de s’affranchir des antagonismes de classe, et empreint d’une forme d’admiration, voire de désir, pour un idéal masculin moderne défiant les stéréotypes de genre. Ainsi, Caillebotte introduit dans la peinture de nouvelles images de la virilité, comme l’ouvrier ou le sportif, mais se plaît aussi à montrer le versant intime, considéré alors comme « féminin », de la vie des hommes bourgeois, passant le temps à jouer aux cartes, à regarder la ville depuis leurs balcons ou même à leur toilette.
Dans cette section :
Autoportrait, vers 1892, huile sur toile
Caillebotte peint ce dernier autoportrait quelques mois avant sa mort précoce à l'âge de 45 ans.
Le Casin, Yerres, vers 1870, huile sur toile
Militaires dans un bois, Yerres, vers 1870, huile sur toile
Ces petites pochades, peintes peut-être à l'été 1870, montrent des soldats français, pantalon rouge et vareuse bleue, bivouaquant dans la résidence de villégiature de la famille Caillebotte, à Yerres, au sud-est de Paris.
Gustave et ses frères
Au début des années 1870, Caillebotte abandonne ses études de droit pour devenir peintre et est admis à l’École des beaux-arts après une formation dans l’atelier de Léon Bonnat. Après un premier envoi refusé au Salon par le jury en 1875, il rejoint le groupe des impressionnistes dont il partage l’envie de tourner le dos aux traditions pour représenter de façon réaliste la société de leur temps et leur propre existence. Ses premiers tableaux importants prennent pour sujet sa vie quotidienne, avec sa mère et ses frères, dans leur hôtel particulier du VIIIe arrondissement parisien ou leur maison de campagne à Yerres (Essonne). Son père Martial, mort en 1874, alors qu’il n’a que 26 ans, en est absent, mais ces somptueuses propriétés, bâties ou achetées par lui, sont le signe de sa grande réussite sociale. Martial père a encouragé ses fils dans leurs passions artistiques, la peinture pour Gustave et la musique pour Martial fils. Les jeunes frères de Gustave sont parmi ses premiers modèles. À travers eux, il s’interroge sur son identité bourgeoise et sur sa place dans la société. Il est marqué par cette fratrie (deux frères et un demi-frère) et cherchera toute sa vie à retrouver et dépeindre ce sentiment d’appartenance à un groupe modelé par un idéal de fraternité.
Étude pour Déjeuner, René Caillebotte à table, vers 1876, crayon et fusain sur papier (Deux études)
Déjeuner, 1876, huile sur toile
Le Billard, vers 1875, huile sur toile (inachevé)
Jeune homme à sa fenêtre, 1876, huile sur toile
Caillebotte représente, à la fenêtre de l'hôtel familial rue de Miromesnil, son frère René regardant vers le boulevard Malesherbes. Le jeune homme semble venir de se lever du fauteuil placé face à "sa" fenêtre, pour observer de plus près le spectacle de la rue, peut-être une passante.
Portrait de Madame C. [Portrait de Madame Martial Caillebotte], 1877, huile sur toile
Présenté à l'exposition impressionniste de 1877, ce tableau est le seul véritable portrait de Céleste Caillebotte par son fils, qui vit encore sous son toit.
Portrait de M. E. D. [Portrait d'Eugène Daufresne lisant], 1878, huile sur toile
Le modèle de ce tableau est un cousin germain de la mère de Caillebotte (née Daufresne). Magistrat à Rouen, il rend régulièrement visite à ses petits neveux, notamment après la mort de leur mère en 1878. Il s'intéresse à l'art de Gustave, dont il possédera dix tableaux.
Au travail et à l’œuvre
Caillebotte, qui a grandi à proximité de la manufacture textile familiale, dans un Paris où la population ouvrière s’accroît, est l’un des premiers à dédier de grands tableaux aux travailleurs urbains. Probablement refusé par le jury du Salon en 1875, Raboteurs de parquets attire tous les regards à l’exposition impressionniste de 1876. La nouveauté tient beaucoup à l’intérêt que porte l’artiste à la représentation réaliste du corps de ces ouvriers à demi-nus, signe de la pénibilité de leur tâche. Cette œuvre peut aussi se lire comme l’expression, pour l’artiste, d’un idéal masculin moderne, viril et républicain, fondé sur l’idée de l’effort collectif, du travail, de l’égalité et de la fraternité. Si le regard du peintre bourgeois domine ses modèles (les employés de sa famille), Caillebotte dit aussi mépriser « les distinctions dites sociales » et s’identifie à eux comme travailleur manuel, tout particulièrement dans Peintres en bâtiments. « Travailleur infatigable par tempérament, ayant horreur des oisifs » (selon les mots d’un journaliste de la revue Le Yacht), l’artiste tente ainsi d’échapper à sa condition de riche rentier et s’épanouit en bâtissant des rapports fraternels avec des hommes d’autres milieux, tels que Renoir, au sein du groupe impressionniste.
Raboteurs de parquets, 1875, huile sur toile
Des ouvriers à demi-nus et transpirants préparent le parquet de ce qui pourrait bien être le futur atelier de Caillebotte, dans l'hôtel familial. Le point de vue surplombant adopté par l'artiste procure le sentiment d'une domination sociale. Pourtant Caillebotte montre aussi de l'admiration pour ces corps virils engagés ensemble dans un labeur manuel et s'identifie peut-être à eux.
Raboteurs de parquets, 1876, huile sur toile
Une esquisse du premier tableau, 1975, huile sur toile et des études pour ce tableau, 1875, crayon et/ou mine de plaomb sur papier.
Peintres en bâtiments, 1877, huile sur toile
L'artiste prend ici pour sujet une simple scène observée au coin de la rue. Des peintres en devanture redonnent quelques couleurs à la façade d'un magasin de vin (possiblement situé face à l'hôtel particulier des Caillebotte, rue de Lisbonne) ou observent le travail accompli, comme le ferait l'artiste devant sa propre toile. Sans doute Caillebotte s'identifie-t-il à ces figures, revendiquant par-là un statut de travailleur. Le critique Philippe Burty remarque, chez l'artiste, « une curiosité, rare aujourd'hui, [pour] des types et des occupations strictement professionnels ».
Études pour Peintres en bâtiments, vers 1877, crayon sur papier, crayon et fusain sur papier
La ville est à nous
Parmi les compositions les plus spectaculaires de Caillebotte figurent ces ambitieuses vues urbaines parisiennes très remarquées à l’exposition impressionniste de 1877. Grands formats, constructions spatiales complexes, cadrages immersifs, elles produisent un puissant effet de réalité. D’une échelle bien supérieure à ce qui est communément admis alors pour de tels sujets, elles hissent la vie moderne à l’échelle héroïque de la peinture d’Histoire.
La vision de la ville que donne à voir Caillebotte est à la fois emblématique de la modernité par la nouveauté des architectures, et très personnelle. L’artiste, qui a grandi dans l’ancien faubourg Saint-Denis, vit depuis presque dix ans dans ces nouveaux quartiers bourgeois de l’Ouest parisien. Il en arpente chaque jour les rues et boulevards pour se rendre vers les quartiers de l’Europe ou des Batignolles où se trouvent les ateliers de ses amis et les cafés où ils se rencontrent. Ces compositions révèlent aussi l’assurance et la liberté avec laquelle les hommes occupent l’espace public – fondamentalement masculin au XIXe siècle –, qu’ils soient des « propriétaires » comme Caillebotte, qui hérite de son père plusieurs immeubles en 1874, ou des travailleurs plus modestes.
Le Pont de l'Europe, 1876, huile sur toile
La scène est à la fois banale et énigmatique. A droite, un homme en blouse (un ouvrier ou un commerçant) s'est arrêté pour contempler cet étonnant et nouveau spectacle, de la gare et des locomotives, dont on aperçoit la fumée à l'arrière-plan. A gauche, un jeune bourgeois (il s'agit d'un autoportrait de Caillebotte) devance de quelques pas une femme élégante. Leurs mouvements laissent deviner une forme d'interaction, mais l'artiste, qui refuse la narration ou l'anecdote, laisse planer le doute. Est-ce un couple ? L'homme vient-il d'accoster une prostituée ? N'est-il pas en fait plus intéressé par l'ouvrier vers lequel son regard semble se diriger... Le critique Jacques voit dans ce tableau « une petite comédie commune, que nous avons tous observée, avec un sourire discret et bienveillant ».
Le Pont de l'Europe, esquisse, vers 1876, huile sur toile
Le Pont de l'Europe, esquisse partielle, vers 1876, huile sur toile
Étude pour Le Pont de l'Europe, homme accoudé, vers 1876, crayon sur papier
Rue de Paris, temps de pluie, 1877, huile sur toile
Ce tableau, le plus grand jamais peint par Caillebotte, domine l'exposition impressionniste de 1877, où il est révélé au public, par son format, sa complexité spatiale, et les attitudes variées des figures. Le personnage principal, paletot ouvert, malgré la pluie, main dans la poche, traversant l'espace d'un pas décidé, une jolie femme à son bras qui regarde dans la même direction que lui, dégage un sentiment d'assurance et de détachement. Il incarne peut-être pour Caillebotte une forme idéale de virilité bourgeoise et de masculinité accomplie, qui rappelle l'image de son propre père disparu trois ans auparavant.
Étude pour Rue de Paris, temps de pluie : Homme et Femme sous un parapluie, vers 1877, huile sur toile
La Caserne de la Pépinière, vers 1878, huile sur toile
Portrait de Paul Hugot, 1878, huile sur toile
Paul Hugot, bourgeois « sans profession » mais proche du milieu de l'imprimerie et de la presse, est un grand ami des frères Caillebotte et leur voisin ; il habite rue La Fayette. Par sa monumentalité, sa frontalité, et le choix d'un fond neutre, l'œuvre dépasse le statut de simple portrait. Il devient représentation d'un « type », celui du jeune parisien moderne : « chapeau cambré et à large bord sur la tête, gourdin à la mode sur l'épaule, main gauche dans le gousset, un journal et des gants passés dans l'échancrure du gilet » note le critique Henry Trianon, « c'est presque un portrait à la Balzac ; on dirait maintenant à la Zola ». A sa mort, Hugot possédait le plus important ensemble d'œuvres de Caillebotte (hors collection familiale de l'artiste).
Un ensemble d'études et d'esquisses sur papier pour Rue de Paris, temps de pluie
Portrait de Jean Daurelle, 1887, huile sur toile
Caillebotte est l'un des seuls impressionnistes à représenter des domestiques. Il peint les jardiniers d'Yerres, son maître d'hôtel Jean Daurelle dans Le Déjeuner, et ce portrait en pied de petit format. Daurelle et sa famille vivent au côté des Caillebotte pendant une grande partie de leur vie. Jean Daurelle semble avoir joué un rôle de figure paternelle auprès de Gustave après la mort de son père Martial. Vêtu du même costume bourgeois que Paul Hugot (redingote et haut-de-forme), sa pose les mains dans le dos, semblant attendre quelque chose, laisse deviner son statut d'employé de maison.
Dans un café, 1880, huile sur toile
Caillebotte fréquente les cafés parisiens, surtout celui de la Nouvelle Athènes, où se retrouvent Manet et les impressionnistes au cours des années 1870. Le modèle de ce tableau complexe, sujet isolé dans son œuvre, serait son ami notaire Albert Courtier. Il pose ici en « pilier d'estaminet », selon les mots du critique Huysmans. Particulièrement nonchalant, mains dans les poches, col ouvert et chapeau rond rejeté en arrière, il regarde deux hommes attables de l'autre côté du café que nous apercevons seulement dans le reflet du miroir. Huysmans écrit : « ce sont des gens attablés qui oublient l'embêtement des états qui les font vivre, ne roulent point de grandes pensées, et jouent tout bonnement pour se distraire des tristesses du célibat ou du ménage.»
Hommes au balcon
Après la mort de ses parents, Caillebotte, âgé de trente et un ans, vend l’hôtel familial et s’installe avec son frère Martial dans un grand appartement, au troisième étage d’un bel immeuble du boulevard Haussmann. Avec l’invention de l’ascenseur, les habitations gagnent en hauteur ; les étages supérieurs deviennent des espaces nobles, comme en atteste le balcon filant du logement des deux frères. C’est là que l’artiste fait poser ses amis dans des compositions inédites, car si la fenêtre est un motif traditionnel en peinture, le balcon haussmannien est une nouveauté. De là, ces hommes semblent dominer la ville et participer à l’animation de la rue sans pour autant se mêler à la foule. Semblant à leur aise dans cet espace à mi-chemin entre la sphère publique de la rue, masculine, et la sphère privée, féminine, selon les conceptions de l’époque, leurs attitudes méditatives ou mélancoliques, laissent néanmoins deviner un sentiment d’isolement. Ce point de vue original inspire à Caillebotte, qui peint sur son balcon, de singulières visions en « plongée » des boulevards où des silhouettes, réduites à quelques touches de couleurs, semblant errer dans un espace devenu abstrait.
Homme au balcon, vers 1880, huile sur toile
Boulevard des Italiens, vers 1880, huile sur toile
Caillebotte peint la ville depuis son balcon ou ceux de ses amis, comme ici. Il se trouve chez Jules Froyez. dont il a réalisé le portrait (voir plus loin), En accordant une forte présence aux éléments en fonte du balcon, l'artiste semble indiquer que le lieu depuis lequel il a peint, sur le motif, cette vue, est tout aussi important que le paysage urbain lui-même. Les couleurs claires et la touche très esquissée ne sont pas sans rappeler le travail de Monet, qu'il admire et dont il collectionne les œuvres.
Balcon, vers 1880, huile sur toile
Deux amis de Caillebotte, sans doute Albert Courtier et Maurice Brault, se tiennent sur le balcon de son appartement. Ils regardent vers le boulevard Haussmann tandis que l'artiste, lui aussi sur le balcon, les peint. Tout ici est « moderne » : l'architecture, le point de vue et les costumes. Caillebotte, fasciné par cette image, représente des hommes nouveaux dans une ville nouvelle. Pour renforcer cet effet le peintre joue du contraste entre la partie gauche, ensoleillée et colorée, « impressionniste », et la partie droite, dans l'ombre, peinte dans une gamme de tons plus réduite.
Le Pont de l'Europe, vers 1877, huile sur toile
Dans ce tableau énigmatique, le pont de l'Europe devient une sorte de balcon sur les voies ferrées de la gare Saint-Lazare. Contrairement à l'homme qui se dirige vers la gauche, d'un pas décidé, un bourgeois en haut de forme et un ouvrier en chapeau melon se sont arrêtés pour observer ce spectacle, comme l'artiste pour fixer cette image. Tout dans ce tableau contrevient aux conventions de la peinture de l'époque : le centre de la composition est bouché, les effets de perspective traditionnels sont remplacés par une juxtaposition brutale entre le proche et le lointain, les protagonistes sont des anonymes dont le visage n'est pas visible, et le tableau ne raconte rien. Pour Caillebotte, la peinture est un fragment d'une réalité qui se poursuit au-delà du cadre.
Un Refuge, Boulevard Hausmann, 1880, huile sur toile
Boulevard vu d'en haut, 1880, huile sur toile
Cette vue d'un trottoir du boulevard Haussmann est peinte par Caillebotte depuis son balcon. Le résultat est inédit dans l'histoire de l'art; il anticipe de quelques années la photographie, qui, à la fin du XIXe siècle, et surtout au XXe siècle, s'adonne à l'expérimentation formelle des vues en « plongée ». Malgré son aspect presque abstrait, le tableau est un concentré de modernité parisienne : le jeune arbre récemment planté, le nouveau mobilier urbain (banc, grille d'arbre) et la voiture attelée « garée » dans le caniveau qui semble attendre un passager.
Nous achèverons ce parcours dans un prochain billet.
Art Basel Paris 2024 - Programme public
Parallèlement à la partie "officielle" qui se tenait pour la première fois dans le Grand Palais rénové, Art Basel Paris, la grande foire annuelle de l'art contemporain qui a remplacé la FIAC depuis 2022, propose, comme la FIAC le faisait, un programme d'accès libre, sur la voie publique ou dans divers lieux ouverts au public.
Même si ce programme est à notre goût encore loin de la richesse et de la diversité de ce que proposait la FIAC, il ne manquait pas d'intérêt, et s'étendait sur dix sites dans la capitale.
1. Palais d'Iéna
Le palais d'Iéna, construit par Auguste Perret sur la colline du quartier de Chaillot à l'occasion de l'Exposition universelle de 1937, pensé pour recevoir un nouveau musée consacré aux travaux publics, est actuellement occupé par le Conseil économique, social et environnemental. Il accueillait dans sa grande salle hypostyle une installation-performance présentée par miu miu, la marque "jeune" de Prada, conçue par Goshka Macuga, née en 1967 à Varsovie, et managée par Elvira Dyangani Ose, née en 1974 en Espagne, directrice du musée d'Art contemporain de Barcelone (MACBA).
2. Avenue Winston Churchill
Dans cette avenue entre le Grand Palais et le Petit Palais, trois œuvres :
Jean Prouvé (né en 1901 à Paris, décédé en 1984 à Nancy) : Maison démontable 6x9, 1944, acier, bois et verre
Répondant au besoin urgent de logements temporaires en France après la Seconde Guerre mondiale, la Maison démontable 6×9 a été conçue pour fournir un toit aux populations déplacées. Cette maison de 54 m2 était constituée d'un cadre en acier et de panneaux de bois préfabriqués, ce qui permettait un assemblage et un désassemblage rapides. Exposée pour la première fois dans le cadre du programme public d'Art Basel Paris, cette installation comprend un bow-window et une terrasse en bois reliant les espaces intérieurs et extérieurs, ainsi que des meubles et des lampes dessinés par Prouvé.
John Chamberlain (né en 1927 à Rochester, décédé en 2011 à New York) : Balmywisecrack, 2010, aluminum, plomb, polytheruréthène et acier inoxydable, 373.38 x 558.8 x 454.66 cm
Principalement connu pour ses sculptures abstraites composées de compressions de pièces détachées de voitures trouvées à la casse, l’artiste américain John Chamberlain commence à travailler la feuille d’aluminium dans les années 1980. Il tort, plie, noue ces feuilles pour créer des formes singulières tenant dans sa main. Ces petites sculptures abstraites qui constituent la série “Foils” semblent figer des instants d’action spontanée, un peu comme des danseur∙euse∙s saisi∙e∙s en plein mouvement. Des années plus tard, ces maquettes furent transposées en grand format et en aluminium industriel, sans rien perdre de la texture froissée des pièces originales. Souvent peintes de couleurs vives : rose, vert, cuivré, argent, ces œuvres monumentales offrent un contraste saisissant entre leur apparence délicate et leur poids conséquent. Également poète, John Chamberlain avait coutume de donner des titres évocateurs à ses sculptures, celle-ci ne fait pas exception.
Yayoi Kusama (née en 1929 à Matsumoto, vit et travaille à Tokyo) : Pumpkin (L), bronze, 2014, 241 x 235 x 235 cm
Par sa pratique, intensive – qui inclut peinture, performances, installations, sculptures en plein air, littérature, films, mode et projets architecturaux –, Yayoi Kusama instille des éléments biographiques et psychologiques dans son œuvre. Sa relation aux citrouilles remonte à son enfance : des champs entiers de ces courges entouraient le domicile familial. Pour Yayoi Kusama, elles font souvent office d’autoportraits dans lesquels se lit son admiration pour leur présence indéfectible, leur capacité de résistance et leur aspect unique et souvent biscornu. Elle les décrit comme lui étant d’« un grand réconfort », louant leur don de communiquer à la fois joie et humilité. Si, depuis 1946, ses citrouilles ont pris de nombreuses formes, de couleurs et de tailles, elles affichent toujours le motif à pois devenu sa signature.
3. Petit Palais
Une seule artiste à l'intérieur de la grande galerie du Petit Palais : Jesse Darling (née en 1981 à Oxford, vit et travaille à Oxford), avec une installation intitulée VANITAS (2024)
Pour VANITAS (2024), Jesse Darling détourne des barrières de protection en métal en les tordant, les étirant, les déformant. Habituellement utilisées pour limiter la liberté de mouvement, l'artiste y voit des symboles de division et de contrôle. En les malmenant, il révèle les vulnérabilités du pouvoir qu'elles représentent. Après avoir été présentée au prix Turner à Londres en 2023 sous le titre Come On England, l'installation est accompagnée à Paris par les vitrines de son œuvre phare Still Life (2017-en cours), contenant des fleurs appelées à se faner. Ainsi réinterprété, le projet se fait la critique de la privatisation et de l'exclusion économique, soulignant la manière dont les structures du pouvoir, mais aussi les cycles naturels de la vie sont inéluctablement soumis au déclin et au changement.
4. Cour de l'Hôtel de la Marine
Takis (né en 1925 à Athènes, décédé en 2019 à Athènes) : Aeolian, 1986, fer peint et sphères en polystyrène, 613 x 500 x 500 cm
Tirant leur nom du dieu grec du vent Éole, les harpes éoliennes étaient des instruments de musique placés dans l’encadrement d’une fenêtre ou en extérieur pour que le vent « joue » en traversant leurs cordes. L’artiste grec Takis leur rend hommage avec la série de sculptures Aeolian : des pylônes en acier dont les bras horizontaux soutiennent des demi-sphères peintes, inspirés à l’artiste par des formes de la vie courante. Lorsqu’elles sont balayées par la brise, ces formes orbitales s’animent en tournoyant sur elles-mêmes. Artiste autodidacte, Takis, pionnier du mouvement d’art cinétique, intègre le mouvement, l’interactivité et les principes physiques dans ses créations.
5. Place Vendôme
Carsten Höller (né en 1961 à Bruxelles, vit et travaille entre Stockholm et Biriwa) : Giant Triple Mushroom, 2024, aluminium, acier inoxydable et peinture, 300 x 295 x 240 cm
Les œuvres de Carsten Höller mêlent souvent des concepts scientifiques à des expériences immersives qui incitent les spectateurs à reconsidérer leur perception de la réalité. Höller intègre les champignons dans son travail depuis le début des années 1990, les considérant comme des portails fascinants reliant le chamanisme ancien et le monde naturel. Dans cette méditation surréaliste sur la biologie, le mysticisme et la perception, il fusionne trois espèces de champignons : l'amanite tue-mouches à tête rouge, réputée pour ses propriétés psychoactives, est contrastée avec l'éthéré Long Net Stinkhorn et le pâle Tricholoma Dove. Chaque champignon est tranché, sectionné et réassemblé pour représenter différentes étapes de croissance et de temps évolutif, mettant en évidence l'interaction entre la nature, la conscience et la spiritualité.
6. Domaine national du Palais-Royal
Six œuvres sont disposées dans le jardin.
Ghada Amer (née en 1963 au Caire, vit et travaille à New York) ; Paravent Girls : Suzy Playing, Jennifer and Barbara, L’Étonnement d’Amélie, 2021-2022, bronze coulé à la cire perdue avec patin, dimensions variables
Dans ses peintures, sculptures et broderies, Ghada Amer dépeint des femmes à l’érotisme assumé afin de renverser les notions d’objectification et de visibilité. Les Paravent Girls sont nées sous la forme de boîtes en carton sur lesquelles Ghada Amer a dessiné des visages, dont elle a ensuite fait des moules en argile pour les fondre en bronze. Striées de rainures, les sculptures conservent une part de leur forme originelle. Agissant comme des paravents protégeant des regards, ses œuvres nous invitent à réfléchir sur la frontière entre vie privée et vie publique.
César (né en 1921 à Marseille, décédé en 1998 à Paris) : Pouce, 1965-1988, bronze, 350 x 200 x 142 cm
Figure clé du nouveau réalisme, César recontextualisait des objets du quotidien en tant qu’œuvres d’art. Célèbre pour ses compressions en métal, notamment de voitures, il commence à travailler le plastique et la résine dans les années 1960 avec la série « Pouce » qui reprend le moulage de son propre doigt. Après une première version de l’œuvre de 40 cm réalisé en plastique qui faisait déjà apparaître chaque détail de la peau, il développe diverses versions de cette œuvre, de tailles et matériaux variés, dont le polyester et le cristal, ou encore ici le bronze.
Amilcar de Castro (né en 1920 à Paraisópolis, décédé en 2002 à Belo Horizonte) : Untitled, 1990, acier, 98 x 100 x 74 cm
Au début de sa carrière Amilcar de Castro, graphiste brésilien, composait des maquettes pour des journaux et magazines. Son talent pour la mise en valeur de surfaces planes s’est ensuite naturellement transposé à la sculpture. La technique « one cut, one fold » (« une découpe, un pli ») devenue sa signature, consiste à couper et tordre des feuilles de métal sans ajouter, retirer, ni souder quelque matériau que ce soit. C’est avec grâce que les formes minimalistes ainsi créées évoluent dans le temps, la rouille et le vieillissement de la texture faisant partie intégrante de l’œuvre.
Richard Long (né en 1945 à Bristol, vit et travaille à Bristol) : Gold Rush, 2006, granit, 25 x 792.5 x 640.1 cm
Richard Long est un sculpteur britannique connu pour sa pratique du land art. Reflétant sa conviction que l’art peut naître des éléments les plus ordinaires, ses installations retracent ses déplacements à travers une diversité de paysages pour composer des œuvres avec des matériaux naturels tels que les pierres, la boue ou l’eau. Créé à l’origine pour son exposition au San Francisco Museum of Modern Art en 2006, Gold Rush est une installation triangulaire de pierres en granit trouvées par l’artiste dans une ancienne mine du massif montagneux de la sierra Nevada, en Californie.
Thomas Schütte (né en 1954 à Oldeburg, vit et travaille à Düsseldorf) : Tribute to Moondog, 2024, bronze patiné sur socle en acier par l’artiste, 220 x 90 x 100 cm
Ce buste rend hommage à Moondog, un musicien, artiste et poète non-voyant connu pour ses tenues excentriques inspirées des vikings et son appartenance à la scène underground new-yorkaise. Créée à partir d’un moulage à la cire perdue, la sculpture est une nouvelle version de Hund III (2004) de l’artiste : une approche caractéristique de sa méthode qui consiste à revenir sur ses propres créations. Sa présence à Paris est un clin d’œil aux liens étroits qu’entretenait Moondog avec la capitale française à la fin de sa vie.
Roberto Sebastian Matta (né en 1911 à Santiago, décédé en 2002 à Civitavecchia) : Matta’s Tribal Sculptures, 1991-2009, bronze, dimensions variables
Architecte de formation, Roberto Sebastian Matta a rejoint le mouvement surréaliste à Paris, où il a collaboré avec d’autres artistes majeurs avant de développer son style propre, caractérisé par une imagerie onirique et des thèmes psychologiques. Cette sélection de sept sculptures en bronze datant des années 1990 se fait l’écho de l’héritage latino-américain et des influences européennes de l’artiste. Assemblées ici, elles évoquent des totems tribaux peuplant une contrée imaginaire et spirituelle.
7. Beaux-Arts de Paris - Chapelle des Petits-Augustins
Jean-Charles de Quillacq, (né en 1979 à Parthenay, vit et travaille entre Sussac et Zürich) : A real boy, 2024, sculptures
L’exubérant cadre du XVIIe siècle de la Chapelle des Petits-Augustins ne pouvait offrir meilleur écrin aux sculptures de Jean-Charles de Quillacq. Morceaux de pain, mégots de cigarette, liquide de refroidissement automobile se partagent l’espace avec les œuvres permanentes du musée et plusieurs formes organiques, tendues ou au repos, allongées sur des supports de polystyrène qui conservent les traces de leur fabrication. Jean-Charles de Quillacq concentre ses recherches sur le corps et ses représentations, ses matières et ses interactions, son organisation sociale. Mannequins à moitié nus à l’entrejambe en polyuréthane moulé dans un jeans, reconstitution chimique de la propre sueur de l’artiste, ces représentations agissent comme des métaphores de la nature ambiguë et instable du capitalisme.
8. Parvis de l’Institut de France
Niki de Saint Phalle (née en 1930 à Neuilly-sur-Seine, décédée en 2002 à San Diego) : L’Arbre-Serpents, 1988, miroir, peinture uréthane et feuille d’or sur FRP et ciment, 270 x 320 x 230 cm
À la suite d’un traumatisme d’enfance, l’artiste franco-américaine Niki de Saint Phalle grandit dans la phobie des serpents. Devenue adulte, elle confronta sa peur en les célébrant à travers une série d’œuvres. Initiés au début des années 1980, ses arbres-serpents faisaient de ces créatures des symboles totémiques de transformation et de bon augure. La première version, réalisée en 1982, figure dans son célèbre jardin des Tarots, en Italie. Cette version en exhibe une douzaine sous la forme de branches colorées et ondulantes. Recouverte de fragments de miroir, de mosaïque, de verre et de feuille d’or, l’œuvre reflète ce qui l’entoure dans un jaillissement de couleurs et de lumière. Ce ne sont plus les reptiles menaçants qui peuplaient les premiers cauchemars de l’artiste, mais des serpents inoffensifs qui invitent au jeu.
9. Musée national Eugène-Delacroix
Ali Cherri (né en 1976, vit et travaille à Beyrouth) : Triumph of the Limp, 2022, installation
Dans ses vidéos et installations à plusieurs niveaux de lecture, Ali Cherri explore les manières dont la violence et les déplacements de population imprègnent la mémoire collective. S’intéressant notamment aux pratiques archéologiques, Ali Cherri critique l’influence sous-jacente des courants nationalistes et coloniaux sur la circulation, l’interprétation, et l’exposition d’œuvres et d’objets. À travers une recherche approfondie et des interventions, Ali Cherri exhume le passé enfoui d’artefacts, souvent dissimulé par les institutions. Lors de sa résidence d’un an à la National Gallery de Londres en 2022, l’artiste a travaillé sur l’histoire du vandalisme à la lumière des œuvres de la collection. Pour son projet au musée national Eugène-Delacroix, il propose deux cabinets de curiosité qui rassemblent des fragments et artefacts formant des créatures hybrides, telles les reliques des différentes collections.
L'Adoration du Veau d'or, d'après Poussin, 1922, taxidermie d'agneau, bois, jesmonite et feuille d'or
La Toilette de Vénus ('The Rokeby Venus'), d'après Velázquez, 2022, tête de marbre du 19e siècle, bois, œil de verre et velours
Quelques dessins complètent l'ensemble.
Et pour conclure, une des plus belles installations :
10. Hôtel de Sully
Lynn Chadwick (né en 1914 à Londres, décédé en 2003 à Stroud) : Hypercycle, bronze, dimensions variables
Cette exposition présente les débuts de Lynn Chadwick. Fruits de l’hybridation entre l’architecture moderniste et le naturalisme de Charles Darwin, ces sculptures étranges se verront rapidement distinguées, notamment par le Prix international de sculpture de la Biennale de Venise en 1956, et prendront place dans près de 150 collections publiques.
Dans la cour, Stranger III, 1959, bronze, 219 × 261 × 87 cm
Sur la terrasse, côté jardin :
Beast XVI, 1959, bronze, 87 × 177 × 80 cm
Moon of Alabama, 1957, bronze, 160 × 120 × 120 cm
Trigon, 1961, bronze, 242 × 63 × 62 cm
Sitting Figure, 1962, bronze, 152 × 94 × 183 cm
Dans le jardin (de gauche à droite sur la première photo) :
Encounter VIII, 1957, bronze, 183 × 71 × 51 cm
Conjunction IX, 1960, bronze, 239 × 99 × 94.5 cm
Dancing Figures (Two Dancing Figures), 1956, bronze, 177 × 113 × 63 cm