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Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

31 Mai 2025 , Rédigé par japprendslechinois

Exposition d'un genre original au Musée d’Art Moderne de Paris, qui se propose de montrer le regard d’artiste et de père qu'Henri Matisse (1869-1954) porte sur sa fille aînée, Marguerite Duthuit-Matisse (1894-1982), figure essentielle mais discrète de son cercle familial. De tous les visages peints par Henri Matisse, il en est un qui se distingue par une émotion particulière : celui de sa fille, Marguerite. L’artiste fit d’elle plus d’une centaine de portraits, depuis son enfance jusqu’à l’âge adulte. Marguerite Matisse fut son modèle le plus fidèle, le seul à avoir habité son œuvre au cours de plusieurs décennies. Le peintre trouva en sa fille une modèle empathique et intrépide, prête à l’accompagner dans ses expérimentations les plus audacieuses. Davantage que toute autre, elle permit au peintre de lâcher prise et de s’aventurer en territoires inconnus. « Ce tableau veut m’emmener ailleurs », lui dit-il un jour alors qu’elle posait pour lui, « t’y sens-tu prête ? » De cette profonde complicité naîtront des toiles parmi les plus belles et les plus radicales de Matisse, mais aussi de nombreux dessins, dont certains sont exposés pour la première fois en France. Réunis, ces portraits témoignent de la force du lien qui unissait le père à sa fille. Matisse s’y devine en parent attentionné et délicat, empli d’affection pour son enfant à la santé fragile, puis d’admiration pour celle qui, à cinquante ans, s’engagea dans la Résistance au péril de sa vie. Ils permettent d’évoquer le destin méconnu de cette figure essentielle de l’entourage du peintre, et de découvrir, sous l’angle le plus personnel et intime, l’œuvre de l’un des plus grands artistes du XXe siècle.

« Cette petite fille-là… », 1894-1905
Marguerite, 1901 ou 1906, huile sur panneau
Intérieur à la fillette (La Lecture), Paris, quai Saint-Michel, automne-hiver 1905-1906, huile sur toile
Ce tableau dépeint Marguerite, alors âgée de onze ans, assise à un petit bureau dans l'étroit atelier du quai Saint-Michel. Sa posture concentrée et recueillie contraste avec la touche rapide et dynamique avec laquelle Matisse a peint cette toile. Les couleurs vives et irréalistes, caractéristiques du fauvisme, contaminent tout l'environnement, jusqu'à la chevelure à moitié verte de Marguerite.

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Fille d’Henri Matisse et de Caroline Joblaud, Marguerite voit le jour en 1894. Non marié, le couple s’était rencontré à Paris, Matisse ayant quitté son Nord natal pour venir étudier la peinture dans la capitale. Il n’a alors que vingt-quatre  ans. En 1897, le couple se sépare et Matisse reconnaît officiellement Marguerite, qui portera désormais son nom. L’année suivante, le peintre épouse Amélie Parayre, qui propose d’élever Marguerite comme sa propre enfant. Surnommée  affectueusement « Margot », la petite fille nourrit un profond attachement pour sa mère adoptive et grandit aux côtés de ses frères Jean et Pierre. « Nous sommes comme les cinq doigts de la main », écrira-t-elle plus tard à propos de ce noyau familial très soudé. Son enfance est marquée par la maladie : à l’âge de sept ans, suite à une diphtérie, elle subit une première  trachéotomie, dont elle dissimulera longtemps la cicatrice sous des cols montants ou un ruban noir, attribut distinctif  de ses portraits. Privée d’une scolarité normale en raison de sa santé fragile, elle devient une authentique « gosse d’atelier », témoin attentif du travail de Matisse.

Profil d'enfant (Marguerite), Paris, 1902-1903, bronze
Marguerite à la rose, vers 1907, faïence stannifère à décor de grand feu polychrome, cuite dans l'atelier d'André Metthey (1871-1920)
Tête de fillette (Marguerite), Collioure, 1906, bronze
Fillette debout bras le long du corps, Collioure, 1906, bronze

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

 Collioure, 1906-1907
À l’été 1906, Matisse, Amélie et leurs trois enfants s’installent à Collioure, modeste village de pêcheurs situé au bord  de la Méditerranée. Le peintre réalise alors une première grande série d’œuvres d’après Marguerite. Âgée de douze ans, la petite fille s’affirme comme modèle privilégié de son père, apparaissant sur tous types de supports. Ses longs cheveux ornés d’un ruban rouge se déclinent ainsi dans plusieurs tableaux et dessins, mais aussi en gravure, sculpture et céramique. 
Au sein de cet ensemble foisonnant, une œuvre se dégage et deviendra l’une des plus emblématiques de Matisse. Il s’agit de Marguerite lisant, que le peintre choisit d’exposer au Salon d’Automne dès le mois d’octobre 1906. La petite fille apparaît absorbée dans sa lecture, la tête appuyée sur le poing. Sa pose rappelle celle du tableau fauve réalisé quelques mois plus tôt à Paris, mais la facture de l’artiste a déjà évolué. La touche vive et fragmentée a laissé place à  une approche plus calme, assagie. Une nouvelle force méditative se dégage de la toile, dont le cadrage serré accentue le sentiment d’intimité.

Marguerite lisant, Collioure, été 1906, huile sur toile
Marguerite lisant, Collioure, été 1906, encre sur papier
Etudes pour Marguerite lisant, Collioure, été 1906, deux encre sur papier

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

La Toilette, vers 1905-1906, encre noire sur papier
Reconnaissable à son ruban noir porté autour du cou, Marguerite apparaît ici dans son rôle d'assistante d'atelier. Comme la plupart des peintres, Matisse dessinait et peignait le nu d'après des modèles. Ce dessin représente Marguerite en train d'aider l'une de ces femmes, juchée sur une chaise qui tient lieu de piédestal: elle lui tend une serviette, debout devant le bain qui a servi à sa toilette. La proximité spatiale des deux figures placées en miroir témoigne de la grande familiarité de Marguerite avec les modèles de son père, comme avec le rituel de la séance de pose.
Marguerite, vers 1906-1907, encre noire sur papier
Marguerite, Collioure, vers 1906-1907, encre noire sur papier
Marguerite en trois poses, Collioure, vers 1906-1907, encre noire sur papier
Marguerite écrivant, Collioure, vers 1906-1907, encre noire sur papier

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Portrait de Marguerite, Collioure, hiver 1906-1907 ou printemps 1907, huile sur toile
Ce portrait pourrait paraître inachevé: le vêtement de Marguerite de même que le fond sont en grande partie laissés vierges. En apposant sa signature en bas à gauche, Matisse indique pourtant qu'il s'agit bien là d'un état définitif. La composition a trouvé son équilibre, et sera accrochée au mur de l'atelier de Collioure photographié en 1907. Si elle conserve son col montant et le ruban rouge dans ses cheveux, Marguerite paraît ici bien plus âgée que ses douze ans. Caractéristiques du fauvisme, des roses et des verts irréalistes marquent sa carnation sans toutefois égayer son visage fermé et austère.
Marguerite cousant, vers 1906, huile et fusain sur toile
Margot, Collioure, été 1906, huile sur toile
Dans ce tableau, Marguerite se trouve affublée d'un grand chapeau qui lui donne l'allure, factice, d'une dame. La robe rouge à pois blancs de Marguerite lisant se trouve ici peinte en bleue, comme si Matisse avait voulu l'accorder avec les teintes de l'arrière-plan. Simplement divisé par une ligne d'horizon, le fond évoque les étendues de la mer et du ciel. Le teint pâle du visage de Marguerite, moitié ombre, moitié lumière, semble se refléter sous le bord de son chapeau.
Portrait de Marguerite, Collioure, été 1906, encre noire sur papier
Ce portrait très fouillé est l'un des plus émouvants de Marguerite. Tous les détails de ce visage tant aimé sont là - la fossette au menton, la bouche qui sourit rarement, le nez droit, et surtout les grands et profonds yeux sombres. Sa gravité témoigne d'une histoire déjà longue et traversée d'épreuves. Les yeux un peu rêveurs soutiennent le regard scrutateur de son père, en même temps qu'ils lui échappent.

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Marguerite, modèle d’avant-garde 
Marguerite offre à son père un visage changeant, parfois rebelle. Très vite, la sage écolière aux yeux baissés se mue en fière adolescente au regard intense. Ces deux portraits marquent le passage de la petite à la jeune fille : les cheveux de Marguerite y sont désormais attachés, tandis que sa posture annonce une personnalité à la fois volontaire et retenue. Une nouvelle approche se fait jour chez Matisse, marquée par une simplification des formes et des rapports de couleurs. Dans son portrait surtitré « Marguerite », la fille du peintre se détache sur un fond uni et abstrait, telle une icône. Ses pommettes rosies se retrouvent dans le magistral portrait de 1910 où elle pose avec un chat noir : la jeune fille plante son regard dans celui de son père, tandis que de vives teintes printanières rehaussent son visage éclatant. Loin de se laisser passivement peindre ou dessiner, Marguerite tend à Matisse une sorte de miroir. L’artiste s’y reconnaît, tout comme il s’y heurte à une altérité irréductible et fascinante, scrutant le visage de sa fille avec la même exigence inquiète qu’il s’applique à lui-même.

Marguerite, Collioure, hiver 1906-1907 ou printemps 1907, huile sur toile
Imitant la maladresse d'une écriture enfantine qui cherche à rester droite sans y parvenir, Matisse a inscrit « Marguerite » au-dessus de ce portrait de sa fille. Un épais cerne noir dessine la figure et encadre l'ensemble de la composition. La concision radicale du tableau fit l'objet de sarcasmes de la part des contemporains de Matisse, qui moquèrent son apparence élémentaire et candide. La toile fascina Picasso, qui l'échangea avec l'artiste contre une nature morte cubiste et la conserva jusqu'à la fin de sa vie.
Marguerite au chat noir, Issy-les-Moulineaux, début 1910, huile sur toile
Sitôt achevé, Matisse choisit de présenter ce portrait dans plusieurs grandes expositions internationales. Marguerite au chat noir est ainsi montré à la Berliner Secession de 1910, à la Second Post-Impressionist Exhibition organisée à Londres en 1912, et enfin aux trois étapes américaines du fameux Armory Show de 1913 (New York, Chicago et Boston). S'il devient ainsi une sorte d'icône de l'art moderne, le tableau n'y est jamais à vendre: Matisse le conservera jusqu'à sa mort.

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Portraits de guerre, 1914-1916
 À la fin de l’année 1912, Marguerite part pour la Corse avec son frère Pierre ; elle espère reprendre ses études auprès de sa tante Berthe Parayre, qui dirige l’école normale d’institutrices à Ajaccio. L’expérience s’avérera difficile : en avril 1914, Marguerite renonce à son ambition de passer le brevet et retourne vivre avec ses parents. Ces derniers résident alors entre l’atelier du quai Saint-Michel, à Paris, et la vaste maison bourgeoise qu’ils ont achetée à Issy-les Moulineaux. De nouveau présente quotidiennement auprès de son père, Marguerite pose pour une série de portraits qui culmine dans un tableau très géométrisé, dur et déroutant : Tête blanche et rose. En ces années sombres, marquées par le début de la Première Guerre mondiale, Matisse développe une nouvelle manière de peindre, radicale et sans concession. Marguerite le soutient dans cette aventure, prêtant son visage à de multiples expérimentations en peinture, dessin, gravure et sculpture.

Marguerite, vers 1915-1916, encre noire sur papier
Fruits et Marguerite, études, vers 1915-1916, encre noire sur papier
Marguerite, vers 1916, crayon graphite sur papier
Marguerite, vers 1915-1916, trois encre noire sur papier
Dans ces portraits calligraphiés sur de longues et étroites feuilles de papier, Matisse déploie plusieurs variations expressives autour du visage de Marguerite. Le peintre synthétise ses traits à l'aide de simples lignes laissées ouvertes, résumant ses mèches de cheveux en quelques gestes et donnant une importance décisive au blanc du papier, ainsi qu'au positionnement du visage sur la feuille.

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Le Chapeau de roses, Paris, quai Saint-Michel, vers 1915, huile sur toile
Marguerite au chapeau de cuir, Paris, quai Saint-Michel, 1914, huile sur toile
Tête de Marguerite, Issy-les-Moulineaux, 1915, bronze
Marguerite a posé pour ce portrait sculpté qu'elle n'aimait guère. Son nez droit pointe à l'avant de sa tête amincie et élancée, surmontée d'une imposante masse de cheveux. Matisse a laissé les traces de modelage ostensiblement apparentes, nous laissant au plus près de ses séances de travail en tête à tête avec sa fille.
Marguerite au ruban de velours noir, Issy-les-Moulineaux, 1916, huile sur bois
Dans ce format minuscule, Matisse peint le visage si expressif de sa fille avec une efficacité et une vigueur remarquables. Ce portrait au cadrage très serré prolonge le dialogue que l'artiste entretient alors avec la peinture d'Édouard Manet. À cette époque, Marguerite doit subir des traitements douloureux chaque mois pour soigner sa gorge; son visage marqué porte sans doute ici l'empreinte de ces souffrances répétées. Matisse tenait beaucoup à ce petit tableau, et l'emporta avec lui à Nice lorsqu'il s'y installa.
Tête blanche et rose, Paris, quai Saint-Michel, été 1914-début 1915, huile sur toile
Ce tableau témoigne de l'intérêt que Matisse porte alors pour les procédés de fragmentation et de géométrisation mis en œuvre par les cubistes. Le peintre découpe la figure de Marguerite en rayures parallèles qui semblent prolonger celles de son vêtement. Son nez devient un rectangle noir, tandis qu'une bande blanche suggère un éclat de lumière sur son visage. Au centre, le pendentif ornant le ruban noir a survécu à l'imposition de cette grille orthogonale poussant la toile vers l'abstraction. Les marchands de Matisse ne parviendront pas à vendre cette toile « difficile ». Ils la retourneront au peintre, qui la conservera jusqu'à sa mort.

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Mademoiselle Matisse, entre Nice et Paris, 1918-1919
 Début 1918, Matisse prolonge un séjour à Nice, trouvant un nouveau départ dans la lumière de la Méditerranée. Il vit alors dans une chambre d’hôtel, puis dans un petit appartement face à la mer. Marguerite lui rend visite quelques jours en février puis en avril. Elle pose là, sur le balcon, emmitouflée dans un spectaculaire manteau à carreaux noirs et blancs signé Paul Poiret. Les minces barreaux de la balustrade laissent apparaître un paysage réduit à l’essentiel, tandis que l’air et la lumière de la mer circulent librement autour d’elle. De retour à Paris à l’automne, Matisse entreprend une autre série de portraits de sa fille, cette fois assise en intérieur devant un fond neutre. Une tonalité plus mélancolique imprègne ces tableaux aux couleurs sombres. Seule fantaisie, Marguerite arbore chaque fois un chapeau différent, qui témoigne de son intérêt pour la mode – elle tentera d’y faire carrière – comme de celui de son père pour le rendu des matières et des motifs décoratifs. À l’été 1919, Marguerite pose pour une toile monumentale dans le jardin d’Issy-les-Moulineaux. Une page s’apprête à se tourner, alors qu’elle se voit, pour la première fois, doublée d’un autre modèle féminin.

Mademoiselle Matisse en manteau écossais, Nice, quai des États-Unis, printemps 1918, huile sur toile
Portrait de Mademoiselle Matisse, Nice, quai des États-Unis, printemps 1918, huile sur toile
Dans cette toile, Matisse a éliminé nombre de détails - les carreaux du manteau, le livre distraitement ouvert, les barreaux du balcon ou encore les plans superposés du quai, de la mer et du ciel. Un noir de nuit enveloppe la figure de Marguerite, dont le bas du visage s'illumine pourtant d'un rayon de soleil. Matisse et Amélie accrocheront ce portrait au-dessus de leur lit dans l'appartement du quai Saint-Michel, à Paris. En 1920, Marguerite elle-même convaincra son père de s'en séparer, pour qu'il rejoigne un musée japonais : «  Je te demande d'y réfléchir mais de ne pas te laisser arrêter à une question de sentiments, par exemple de ne pas vouloir le vendre parce que c'est mon portrait. [...] Tu pourras retravailler avec moi et il est plus important que tu sois bien représenté dans un musée. »
Portrait de Marguerite, Issy-les Moulineaux, automne 1918, huile sur bois
Marguerite au chapeau bleu, Issy-les Moulineaux, automne 1918, huile sur toile

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Le Thé, Issy-les-Moulineaux, été 1919, huile sur toile
Marguerite pose ici face au jeune modèle professionnel Antoinette Arnoud. À leurs pieds, la chienne Lili se gratte les puces. Ce détail trivial suscita la réticence des contemporains de Matisse, qui s'avouèrent tout aussi incrédules face au traitement du visage de Marguerite. Alors que tout dans ce tableau respire simplicité et légèreté, son visage déformé concentre une tension qui rompt avec le ton dominant de la toile. Ses traits géométrisés renvoient aux expérimentations radicales de Tête blanche et rose (1915), tandis que le chat à peine visible sur ses genoux rappelle la majestueuse Marguerite au chat noir de 1910.
La Toque de Goura, Issy-les-Moulineaux, automne 1918, huile sur toile
Assise dans le fauteuil rose déjà présent dans d'autres tableaux - notamment ceux réalisés avec le modèle italien Laurette -, Marguerite apparaît comme une jeune femme élégante à la pose et à la tenue soigneusement étudiées. Le ruban noir qu'elle porte autour du cou pourrait ici passer pour un accessoire de pure coquetterie. Les plumes d'oiseau piquées dans sa toque dessinent quatre arabesques qui relient la figure au fond dans un mouvement tournoyant.
Marguerite et Amélie, études, Nice, quai des États-Unis, printemps 1918, crayon graphite sur papier

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Étude pour Mademoiselle Matisse en manteau écossais, Nice, quai des États-Unis, printemps 1918, deux crayon graphite sur papier
Petit portrait de Marguerite à la toque de fourrure, Issy-les-Moulineaux, printemps 1918, huile sur carton entoilé
Double portrait de Marguerite sur fond vert, vers 1918-1919, huile sur panneau de bois
Marguerite, vers 1918-1919, crayon graphite sur papier

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Étretat, 1920
 Au printemps 1920, Marguerite subit une ultime opération chirurgicale, qui la délivre enfin de son ruban noir. Son père l’emmène alors à Étretat, en Normandie, avec un double objectif. Pour elle, l’aider à reprendre des forces dans le climat tonique et iodé des bords de la Manche. Pour lui, travailler des motifs nouveaux, sous les cieux changeants déjà peints par Gustave Courbet et Claude Monet, entre autres. Assise sur la plage, Marguerite apparaît comme une minuscule silhouette emmitouflée dans son manteau à carreaux noirs et blancs, protégée par une immense arcade rocheuse. Son visage s’affiche quant à lui dans des œuvres réalisées en intérieur, devant le papier peint à motifs de sa chambre d’hôtel. Encore convalescente, Marguerite semble souvent épuisée, les cheveux dénoués comme lorsqu’elle était enfant. Un tableau la représente endormie, les yeux clos et la gorge enfin libérée – une image délicate et précieuse qui témoigne d’une tendresse rarement exprimée par Matisse en peinture, et réservée à sa fille. Souvenirs de ce séjour normand passé en tête-à-tête, ces œuvres marquent également le retour à la vie de la jeune femme.

Étretat, la voile rouge, été 1920, huile sur toile marouflée sur panneau
Marguerite, 1920, crayon graphite sur page de carnet
Marguerite, Étretat, été 1920, crayon graphite sur papier
Marguerite endormie, Étretat, été 1920, huile sur toile

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Mlle M. M. (frontispice de Cinquante dessins), 1920, eau-forte
En septembre 1920, Matisse publie à compte d'auteur un album intitulé Cinquante dessins. Si l'ouvrage reproduit des études virtuoses d'après Antoinette Arnoud, l'illustration de couverture, elle, présente ce portrait de Marguerite gravé pour l'occasion. La fille du peintre a supervisé le tirage de l'album chez le graveur-imprimeur Victor Jacquemin. Pendant des années, elle veillera sur l'impression des gravures et livres illustrés de son père, avec une minutie et une exigence sans faille.
Marguerite au peignoir, Étretat, été 1920, deux encre sur papier
Marguerite au peignoir, études, Étretat, été 1920, encre sur papier
Marguerite, 1920, pointe-sèche

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Avec Henriette Darricarrère, Nice, 1921-1922
À l’automne 1920, Matisse s’installe à Nice, où il passera désormais la majeure partie de l’année. En janvier 1921, Marguerite le rejoint pour quelques mois à l’hôtel de la Méditerranée. Elle le retrouve à nouveau en septembre, cette fois dans l’appartement loué par le peintre place Charles-Félix. Quelque chose a basculé : dans les tableaux de son père, Marguerite ne figure plus seule mais accompagnée d’Henriette Darricarrère, une jeune modèle professionnelle. Ces toiles ne sont plus à proprement parler des portraits : vu de plus loin, son visage y est à peine précisé, parfois même détourné. La jeune femme se trouve ramenée à un simple rôle de figurante. Débarrassée de son ruban, elle se reconnaît principalement à sa chevelure, plus claire que celle d’Henriette. Complices, les deux jeunes femmes apparaissent souvent déguisées, dans des décors riches en étoffes et en couleurs.
 En 1923, Marguerite épouse l’écrivain et critique d’art Georges Duthuit. Elle disparaît des tableaux de son père et devient son agente à Paris, jouant un rôle primordial dans sa carrière. Confidente et critique exigeante de son travail, elle n’hésite pas à le bousculer : « Il me semble que papa a usé la lumière de Nice, écrit-elle. Je ne veux pas dire que je n’aime pas ces toiles – non – mais je crois qu’une certaine sorte d’émotion profonde se réalise plus facilement si on n’est pas noyé de lumière. »

La Terrasse, Nice, hôtel de la Méditerranée, fin janvier-mi-avril 1921, huile sur toile
Le Boudoir, Nice, hôtel de la Méditerranée, fin janvier - mi-avril 1921, huile sur toile
La Conversation sous les oliviers, Nice, 1921, huile sur toile
Drapées dans de longs châles à franges, Marguerite et Henriette apparaissent ici déguisées en Espagnoles, une fleur rouge piquée dans leurs cheveux relevés en chignon. Comme en témoignent plusieurs photographies (notamment celle présentée à l'entrée de l'exposition), Matisse a peint ce tableau en plein air, probablement dans le quartier de Cimiez surplombant la ville: la mer bleue apparaît au loin, à l'horizon de la toile.
La Fête des fleurs, Nice, hôtel de la Méditerranée, février 1921, huile sur toile
La Fête des fleurs, Nice, hôtel de la Méditerranée, février 1922, huile sur toile
Depuis le balcon de l'hôtel de la Méditerranée, à l'occasion du carnaval de février 1922, Marguerite et Henriette assistent à la Bataille de fleurs, grande parade de chars fleuris instaurée à la Belle Époque. Marguerite pose assise, Henriette debout derrière elle. Chaudement vêtues, les jeunes élégantes dominent la promenade des Anglais, qui court jusqu'à l'ancien palais-casino de la Jetée-Promenade. Munies d'un panier de fleurs, elles contemplent l'animation de la rue sans pour autant se mêler à la foule.

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Deux figures étendues dans la campagne, ombrelle verte, Nice, fin janvier - mi-avril 1921, huile sur toile
Deux femmes dans un paysage, Nice, fin janvier-mi-avril 1921, huile sur toile
Le Paravent mauresque, Nice, place Charles-Felix, septembre 1921, huile sur toile
Toutes deux pareillement vêtues d'une robe rose pâle, Marguerite et Henriette posent dans un intérieur saturé de couleurs et de tissus. Les motifs des tapis répondent à ceux du papier peint, et surtout au superbe textile ajouré du moucharabieh aux tons bleutés. Les deux silhouettes féminines se trouvent ici cantonnées à un rôle de figurantes, l'attention de l'artiste se portant avant tout sur la richesse décorative des étoffes. Au fond, l'étui ouvert d'un violon signale la présence du peintre, musicien assidu.
L'Attente, Nice, place Charles-Félix, septembre 1921, huile sur toile

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Marguerite, Nice, vers 1922-1923, encre sur papier
Marguerite au collier, Nice, vers 1922-1923, deux encre sur papier
Marguerite, Nice, 1921, encre noire sur papier
Divertissement, Nice, hôtel de la Méditerranée, fin janvier-mi-avril 1921, huile sur toile

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Figures dans un intérieur, Nice, fin janvier - mi-avril 1921, deux encre sur papier
Deux femmes en voiture, Nice, 1921, encre sur papier
Étude pour Les Musiciennes, Nice, fin janvier - mi-avril 1921, crayon graphite sur papier
La Leçon de musique, Nice, hôtel de la Méditerranée, fin janvier-mi-avril 1921, huile sur toile

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Marguerite au travail 
Ancienne « gosse d’atelier », Marguerite, devenue adulte, s’essaie elle-même à la peinture. Celle qui a grandi dans la peinture de Matisse peint alors des natures mortes, des paysages ou encore des autoportraits saisissants d’intensité. À plusieurs reprises, elle expose ses tableaux aux côtés de ceux de son père et autres contemporains. En 1926, tandis qu’elle participe à une « Exposition d’un groupe de femmes peintres françaises », un critique salue son œuvre « aux directives fortes et personnelles qui lui permettent de supporter avec succès le plus lourd des héritages ». Mais Marguerite paraît manquer de confiance. Renonçant à la peinture, elle se passionne pour la couture, ambitionnant de travailler dans la mode. En 1935, elle présente une collection d’une vingtaine de modèles en Angleterre. Si les premiers retours sont encourageants, ses efforts en ce domaine resteront sans suite. La gestion des affaires paternelles l’accapare. Redoutablement précise et exigeante, elle supervise le tirage des gravures et ouvrages illustrés de Matisse, et devient « l’œil de son père », ayant seule sa confiance. Elle accroche des expositions Matisse à Berlin comme à Londres et, plus tard, aura la charge du catalogue raisonné de son œuvre, tâche laissée inachevée.

Marguerite, vers 1924, fusain sur papier
Portrait de Georges Duthuit, Nice, août 1924, graphite sur papier
Ce portrait de Georges Duthuit (1891-1973) fut le seul jamais réalisé par Matisse. Écrivain et critique d'art, Duthuit admire son beau-père, mais se sent tenu à distance par celui-ci. Alors que certaines tensions se font jour, Marguerite assurera à son père : « Nous n'avons jamais été ennemis et ne pouvons pas l'être, trop de sentiments sont entre nous - moi en fille qui t'adore et en être qui aime ton œuvre, et Duthuit en garçon qui depuis l'âge de dix-huit ans t'a regardé comme un modèle. »

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Jean Matisse (1899-1976) : Portrait de Marguerite, vers 1922, huile sur toile
Alors que Matisse s'installe à Nice et que ses trois enfants vivent ensemble dans l'atelier du quai Saint-Michel, à Paris, Marguerite pose pour ses deux jeunes frères. Alors âgés d'une vingtaine d'années, Jean et Pierre envisagent eux aussi d'embrasser une carrière de peintres. Par la suite, Jean s'orientera vers la sculpture, tandis que Pierre deviendra marchand d'art aux États-Unis.
Pierre Matisse (1900-1989) : Marguerite endormie, 1921, huile sur bois
Marguerite Matisse :
Autoportrait, vers 1915-1916, deux huile sur toile
Amélie dans le jardin, vers 1915-1916, huile sur toile
« J'ai commencé à peindre en 1914, enfermée par la guerre à la campagne », raconte Marguerite. Un atelier est aménagé pour elle à l'étage de la maison d'Issy-les-Moulineaux. C'est là qu'elle réalise ces saisissants autoportraits, scrutant son propre visage sans aucune complaisance. On y reconnaît le ruban à pendentif qui apparaît dans les portraits de Matisse de la même époque. Le tableau Amélie au jardin présente quant à lui le motif de la table en marbre rose qui figure également dans les toiles de Matisse, notamment dans Le Thé. Les œuvres de Marguerite dialoguent ainsi avec celles de son père, tout en conservant leur originalité.
Nice, 1925, huile sur toile marouflée sur panneau
À l'été 1925, Marguerite et Georges séjournent dans l'appartement de Matisse à Nice, place Charles-Félix. Marguerite y peint la vue depuis le balcon, se concentrant sur l'ample courbe de la baie des Anges. La perspective retenue est comparable à celle qu'avait choisie son père pour un tableau de 1918, mais la tonalité est différente, plus joyeuse et colorée. « Je voudrais pouvoir rendre, dans mes œuvres, le sentiment d'équilibre que me donne la nature sans tomber dans l'abstraction, sans en éloigner le charme », écrira-t-elle. La toile est exposée au Salon des Indépendants de 1926 et sera achetée par les sœurs Etta et Claribel Cone, grandes collectionneuses américaines, qui le légueront au musée de Baltimore.
Nature morte à la bouteille, vers 1925, huile sur toile marouflée sur panneau

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Maison Jove, par Germaine Bongard : corsage et jupon en soie, vers 1921
Cet ensemble composé d'un corsage et d'une jupe en soie est signé Jove, la maison de couture de Germaine Bongard, sœur de Paul Poiret. Il fut porté par Marguerite à Nice au début des années 1920, et apparaît dans plusieurs toiles la représentant , comme Divertissement.
Moucharabieh ayant appartenu à Henri Matisse
Kimono en coton
Ce kimono à motifs de poissons bleus apparaît dès 1904 dans les toiles fauves de Matisse, et reste l'un des vêtements les plus emblématiques de son univers pictural. Il est avant tout porté par Amélie, modèle principal de son mari dans ces années décisives. En 1915, Marguerite le revêt à son tour pour une petite gravure. Véritable accessoire de peintre, ce kimono passe ainsi d'un modèle à l'autre - et de mère en fille - en fonction des desseins artistiques de Matisse.
Margot en kimono, 1915, eau-forte
Robe en organza réalisée par Marguerite Duthuit, vers 1935
Photographies professionnelles des créations de Marguerite Duthuit-Matisse, Paris, 1935
Ces photographies professionnelles témoignent des tentatives de Marguerite pour travailler dans le milieu de la couture. Elle a conçu les quatre ensembles portés par le mannequin, dont la robe en organza rose également exposée.

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Maquette de couverture, essais de couleurs annotés par Henri Matisse et bons à tirer signés par Marguerite Duthuit-Matisse pour le numéro 5 de la revue Transition, 1949
Les Miroirs profonds Pierre à Feu, Textes de Louis Aragon, Paul Eluard, Roger Caillois, Tibor Tardos, René Char, René Lacôte, réunis et mis en page par Jacques Kober. Gravures d'Henri Matisse. Éditeur: Maeght, Paris, 1947
Affiches d'exposition

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Le Visage du retour, 1945
Après une interruption de vingt ans, Matisse dessine à nouveau le visage de sa fille, en 1945, quelques mois avant que ne s’achève la Seconde Guerre mondiale. Les circonstances sont dramatiques : âgée de cinquante ans, Marguerite vient de survivre à de terribles épreuves et d’échapper de justesse à la déportation en tant que prisonnière politique. Engagée dans la Résistance au péril de sa vie, elle est devenue agent de liaison pour les Francs-tireurs et partisans (FTP) en janvier 1944, estimant qu’« on ne peut ni ne doit se désintéresser de l’époque dans laquelle on vit – de ceux qui souffrent, qui meurent ». Dénoncée, elle est arrêtée et torturée par la Gestapo, avant d’être incarcérée à Rennes, puis déportée en direction de l’Allemagne à la veille de la libération de la ville par les Alliés. Par miracle, elle est libérée à Belfort, avant le passage de la frontière, le 26 août. Replié à Vence et gravement affaibli, Matisse ignorait tout des activités clandestines de sa fille. Après des mois de silence, père et fille se retrouvent finalement en janvier 1945. Bouleversé par son récit, Matisse dessine deux portraits de sa fille. Avec les lithographies réalisées quelques mois plus tard, c’est la toute dernière fois que Marguerite apparaît dans l’œuvre de son père.

Visage du retour, Paris, 1945, lithographie
Marguerite I à VI, Paris, 1945, 6 lithographies
À l'été 1945, Marguerite pose à nouveau pour son père à Paris. En résulte une série de lithographies où elle dira ne pas se reconnaître. L'une de ces lithographies s'intitule Visage du retour, exprimant par là l'émotion d'un père retrouvant sa fille après tant d'épreuves. Marguerite I et II seront quant à elles vendues par Matisse au profit des FTP, et montrées dans l'exposition Art et résistance présentée en 1946 au Musée national d'art moderne.
Marguerite, Vence, janvier 1945, fusain sur papier

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père

Terminons avec deux séries de dessins de Matisse représentant le fils de Marguerite, Claude Duthuit (1931-2011)

Claude, études, Marseille, 21-23 août 1940, crayon graphite sur pages de carnet
En 1940, alors que les Allemands occupent la France, Marguerite décide d'envoyer Claude aux États-Unis, pour le protéger. Ces dessins ont été esquissés par Matisse lors d'une rencontre fortuite à Marseille, tandis que se préparait le départ imminent de ce fils et petit-fils tant aimé. Matisse les offrira ensuite à Marguerite : « Je me rends compte du sacrifice que tu fais avec tant de courage, espérons que cette guerre ne sera pas aussi longue qu'on le dit, et que tu pourras bientôt reprendre ce cher petit que tu savais si bien guider. »

Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
Matisse et Marguerite - Le regard d’un père
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Portrait de Claude, octobre 1945, deux fusain sur papier
Matisse dessine ces deux portraits de Claude à son retour d'exil des États-Unis. Envoyé à New York pour le protéger de la guerre, le jeune garçon y avait retrouvé son père, Georges Duthuit, ainsi que la famille de son oncle Pierre Matisse. Les nouvelles d'Amérique furent rares et attendues avec inquiétude pendant toute la durée du conflit. Entre-temps, cinq années ont passé, et le petit garçon des carnets de 1940 s'est mué en jeune adolescent.
 

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Corps et âmes, Pinault Collection

24 Mai 2025 , Rédigé par japprendslechinois

L'exposition de ce printemps de la Bourse de Commerce est ainsi présentée : 
Une part importante des œuvres de la Collection Pinault traite de la représentation du corps. L'exposition « Corps et âmes » explore cette question à travers la sélection d'œuvres d'une quarantaine d'artistes de la collection. Les artistes, chacun à leur manière, s'emparent de ce sujet pour en faire un champ d'expression où se mêlent les problématiques identitaires, sociales, culturelles et spirituelles. Ils offrent aux visiteurs un regard aigu sur la fragilité de l'existence, sur la place de l'être humain dans la société, sur les violences subies et, plus généralement, sur les bouleversements du monde qui nous entoure. Libéré de tout carcan mimétique, le corps, qu'il soit photographié, dessiné, sculpté, filmé ou peint, ne cesse de se réinventer. Les formes se métamorphosent, renouent avec la figuration ou s'en affranchissent, pour saisir, retenir et laisser affleurer l'âme et la conscience.
Les vidéos occupent un part importante de l'exposition : nous engageons le lecteur à se rendre sur place, nous limitant dans ce billet aux peintures, sculptures et autres installations.

Dans le salon d'accueil, Gideon Appah, né en 1987 à Accra (Ghana) :

The Woman Bathing, 2021, huile, acrylique sur toile, diptyque
The Confidant, 2021, huile, acrylique sur toile, diptyque

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection

La Rotonde est aménagée en salle de spectacle où est proposé un film d'Arthur Jafa, né en 1960 au Mississippi, Love Is the Message, The Message Is Death, 2016, 7 mn 25 s.

Corps et âmes, Pinault Collection

Les vingt-quatre vitrines du Passage autour de la Rotonde accueillent des oeuvres de l'artiste plasticien et réalisateur Ali Cherri, né en 1976 à Beyrouth (Liban), qu'il a accompagnées de phrases issues du scénario du film surréaliste Le Sang d'un Poète de Jean Cocteau (1930).

La Toilette de Vénus ('The Rokeby Venus'), d'après Velázquez, 2022, tête de marbre du 19e siècle, bois, œil de verre et velours que nous avions vue au musée Delacroix dans le cadre d'Art Basel Paris 2024 (notre billet du 2 novembre 2024)
Grafting (Errance), 2023
Feline and a Bird, 2020, sphinx en bronze patiné 19e siècle, oiseau naturalisé

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection

Eyes to the Sea, 2025, paire d'yeux de sarcophage en bronze et albâtre, provenant d'un masque de sarcophage (Égypte, époque Saïte (663-524 av. JC) ou Basse Époque), plateau en laiton, laiton
A Mouth, A Wound, 2025, bronze patiné
The Lyrical Beast, 2025, Paire de cornes de buffle domestique (Bubalus bubalis), bois, cordes d'instrument, acier, béton

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection

La Grande Dame, 2023, tête masculine à coiffure boule (Égypte, Basse époque, vers 664-32 av. J-C), argile, sable, pigment, acier
L'Ange de l'Histoire, 2024, tête de divinité en marbre (époque Romaine), plâtre, acier
Lessons of Theft, 2025, pâte epoxy, enduit, rouge gorge naturalisé, béton,
verre
The Wound of the Poet, 2025, tête en marbre d'un personnage d'époque Byzantine (bas de visage manquant), jesmonite, béton, acier, bois
L'Homme aux larmes, 2023, tête sculptée en pierre (14-15° siècles) aux yeux plats et lisses, argent patine, plâtre, acier

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection

Grafting (C), 2019, tête en marbre (18° siècle), bois, corde, acier

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection

On retrouve aussi Ali Cherri dans la salle des machines, au sous-sol du bâtiment de la Bourse de Commerce : 

The Dreamer, 2023, masque à cornes de bélier en fer (Mali), bois, argile, sable, pigments
Dans la mythologie mésopotamienne, le rival puis compagnon de Gilgamesh (un roi semi-mythique d'Uruk dont l'épopée consiste à atteindre l'immortalité), Enkidu, est formé d'argile et d'eau. Le corps de cette sculpture d'Ali Cherri est lui aussi composé de boue, et porte un masque africain en guise de visage, jouant avec son ombre. L'artiste achète des artefacts culturels, comme ce masque du Mali, lors de ventes aux enchères.

Dans l'escalier à double révolution qui mène aux étages, une oeuvre in situ :

William Kentridge (né en 1955 à Johannesbourg - Afrique du Sud) : L'esprit d'escalier, 2024, papier noir déchiré
L'œuvre de William Kentridge est centrée sur le dessin. Pour l'artiste, la rapidité et la brutalité du dessin génèrent un sentiment d'incertitude et d'ambiguïté. La procession de silhouettes est une réminiscence des personnes qui ont travaillé au sein du bâtiment, à l'époque de la Halle aux blés, quand ces escaliers étaient utilisés pour transporter de lourds sacs de grain. Les processions sont un motif récurrent de l'artiste, elles évoquent les bas-reliefs antiques aussi bien que les œuvres du peintre espagnol de la fin du 18e siècle Francisco de Goya.

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection

Au premier étage, la Bourse de Commerce accueille la première exposition monographique en France de Deana Lawson, née en 1979 à Rochester (New York).

Autoportrait, 2021, épreuve pigmentaire

Cette photographe installée à New York réalise ses images à la chambre photographique et tire des portraits d'inspiration picturale d'un naturalisme frappant, pour lesquels son entourage proche pose dans des environnements domestiques.

Chief, 2019, épreuve pigmentaire
Daenare, 2019, épreuve pigmentaire
Arethea, 2023, épreuve pigmentaire

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection

Latifah's Wedding, 2020, épreuve pigmentaire
An Ode to Yemaya, 2019, épreuve pigmentaire
Barrington and Father, 2021, épreuve pigmentaire
Axis, 2018, épreuve pigmentaire

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection

Dans les galeries du deuxième étage, galerie 4, Le corps témoin

Philip Guston (1913-1980) : 

Light on Green Sea, 1977,huile sur toile
Lamp, 1974, huile sur toile
Figure importante de l'abstraction américaine d'après- guerre, Philip Guston revient à la figuration à la fin des années 60, hanté par la guerre du Vietnam et la situation politique des États-Unis.

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection

Duane Hanson (1925-1996) :

Seated Artist, 1971, résine polyester et fibre de verre, polychromie à l'huile, techniques mixtes avec accessoires
Housepainter I, 1984-1988, enduit pour carrosserie, polychrome, techniques mixtes, avec accessoires
Artiste majeur de la sculpture hyperréaliste, Duane Hanson souhaitait par ces figures aussi vraies que nature montrer les désarrois de son époque. Duane Hanson réalisait ses sculptures d'après des moulages, n'hésitant pas à mélanger plusieurs corps. Ce recours à l'empreinte, hérité de l'artiste américain George Segal, brise un interdit particulièrement fort dans l'histoire de la sculpture.

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
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Galerie 7

Un auteur très présent, Kerry James Marshall, né en 1955 à Birmingham (Alabama) :

The Wonderful One, 1986, fusain sur papier
Réalisée alors que Kerry James Marshall était en résidence au Studio Museum de Harlem en 1986, The Wonderful One est une œuvre précoce et fondatrice qui condense toutes les préoccupations de l'artiste. Citant aussi bien la fresque Adam et Ève chassés de l'Éden de Masaccio (1424-25) ou le Carré noir sur fond blanc (1915) de Malevitch, l'œuvre est l'une des premières peintures de l'artiste puisant dans l'histoire de l'art pour dénoncer les représentations stéréotypées des afro-américains.
Untitled (Exquisite Corpse Rollerblades), 2022, acrylique sur panneau PVC
Untitled, 2006, graphite et encre sur papier
Untitled, 2006, graphite et encre sur papier
Beauty examined, 1993, acrylique et collage sur toile
Dans cette œuvre composite, l'artiste semble entremêler une référence directe au tableau La Leçon d'anatomie du professeur Tulp (1632) du peintre hollandais Rembrandt au destin de Saartjie Baartman, dite « la Vénus Hottentote ». Cette jeune femme sud- africaine à l'anatomie jugée particulière, fut capturée par des colons pour être vendue comme phénomène de foire dans des zoos humains et esclave sexuelle en Europe. Son cadavre fut notoirement autopsié par Georges Cuvier et les restes ne furent rendus à l'Afrique du sud qu'en 2002.

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection

Lynette Yiadom-Boakye, née en 1977 à Londres :

Light of The Lit Wick, 2017, huile sur lin
No Pleasure from Machinery, 2013, huile sur toile
Highpower, 2008, huile sur lin
Le travail de Lynette Yiadom-Boakye traite, à sa manière, du portrait. L'artiste représente des individus ou des groupes d'individus sur des fonds vides, sans que l'on puisse déterminer réellement l'époque ou le lieu. Les personnes figurées par Lynette Yiadom-Boakye n'existent pas : il s'agit de compositions à partir de son imaginaire, de ses souvenirs, de références. Les poses, les couleurs, la facture générale laissent affleurer les citations chères à l'artiste : on y perçoit les peintres Manet, Degas, Goya, Velasquez... Se concentrant exclusivement sur des figures noires, Lynette Yiadom-Boakye interroge leur statut dans l'histoire de l'art, autant qu'elle questionne la notion même de portrait, placée ici dans une tension entre invention et réalisme.

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
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Kara Walker, née en 1969 à Stockton (Californie) : The moral arc of history ideally bends towards justice but just as soon as not curves back around toward barbarism, sadism, and unrestrained chaos, 2010, graphite et pastel sur papier
Kara Walker mobilise volontairement des formes dites « faibles » ou « subalternes » comme le dessin, plutôt que la peinture. Elle arpente ainsi les traumas de l'histoire américaine, et plus précisément ceux laissés par l'histoire de l'esclavage et de la ségrégation. Ce grand dessin, dont le titre peut être traduit en français par « L'arc moral de l'histoire s'infléchit idéalement vers la justice mais il ne tarde pas à se retourner vers la barbarie, le sadisme et le chaos effréné », agit comme une épopée macabre, en raccourci, des africains-américains: de la déportation esclavagiste et des crimes qui s'ensuivent, jusqu'au meurtre et au viol, puis, aux méfaits de la société ségrégationniste et des lynchages orchestrés par le Ku Klux Klan. Au fond, la figure de l'ancien président Barack Obama, adressant dans son célèbre discours A More Perfect Union (« Une union plus parfaite ») en 2008, peu de temps avant son élection.

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Sherrie Levine, née en 1947 à Hazleton (Pennsylvanie) :

Body Mask, 2007, bronze
Black Newborn, 1994, Verre
Sherrie Levine interroge la notion d'originalité et de création. Dans Black Newborn, elle restitue la vision d'une sculpture de Constantin Brancusi qu'un collectionneur avait posé sur un grand piano noir. Dans Body Mask, elle transpose en bronze un masque corporel en bois porté par des hommes lors de rites initiatiques en Afrique de l'Est. Le Nouveau-né de Brancusi, autant que le ventre proéminent du masque désigne la gestation d'une vie, sculptée par des hommes.

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
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LaToya Ruby Frazier, née en 1982 à Braddock (Pennsylvanie) :

Self-portrait (Lupus Attack), 2005, série « Notion of Family », épreuve gélatino-argentique
​​​​​​​Self-portrait Oct 7th (9:30 am), 2008, épreuve gélatino-argentique

Corps et âmes, Pinault Collection
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Anne Imhof, née en 1978 à Giessen (Allemagne) : dessins sans titre, 2022, graphite sur papier

Corps et âmes, Pinault Collection
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Kudzanai-Violet Hwami, née en 1993 dans le district de Gutu (Zimbabwe) :

Atom Painting # 1, 2021, huile, acrylique et bâton d'huile sur toile
Atom Painting #2, 2021, huile, acrylique et bâton d'huile sur toile
Atom Painting # 3, 2021, huile, acrylique et bâton d'huile sur toile
Atom Painting # 4, 2021, huile, acrylique et bâton d'huile sur toile
Les peintures de Kudzanai-Violet Hwami sont souvent composites et multidimensionnelles. Les images se fragmentent en autoportraits, en portraits de proche, en apparitions animales, en peinture réaliste ou libre, en photographie et collage. La série des Atom Paintings est constituée de quatre toiles, elles-mêmes divisées en quatre espaces, accueillant chacun des réalités multiples. Le regard, invité au centre, ne cesse ensuite de fuir de l'une à l'autre partie, sans pouvoir se fixer réellement. L'artiste questionne ainsi l'immobilité et l'unicité de l'identité, et le rôle qu'a pu jouer la représentation artistique dans l'objectification des corps féminins, noirs et queers. Ainsi Kudzanai-Violet Hwami retranscrit les infinies possibilités de l'être, autant que la vie du Zimbabwe contemporain.

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
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Mira Schor, née en 1950 à New York :

Blue Of, 1992, huile sur lin
Torn (It didn't happen), 2024, huile sur toile
Cette peinture de l'artiste américaine Mira Schor se déploie à l'échelle du corps humain. En français, son titre devient Déchiré (cela n'est pas arrivé) - écrit de la main de l'artiste, en rouge, à même la toile - que l'on pressent renvoyer aussi bien au domaine personnel de l'artiste qu'au monde contemporain et ses récents bouleversements. Au centre de la toile, une femme vêtue d'une robe blanche. Coupée en son milieu par une fente verticale de part et d'autre de laquelle ruissellent des saignements, et qui laisse entrevoir l'espace derrière la toile, le hors-champ du musée et du monde.

Corps et âmes, Pinault Collection
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Beaucoup d'œuvres de Marlene Dumas, née en 1953 au Cap (Afrique du Sud) :

Blindfolded, 2002, huile sur toile
Supermodel, 1995, lithographie
Alien, 2017, huile sur toile
Birth, 2018, huile sur toile
Souffrance et extase, peurs et amours, désespoir et érotisme se conjuguent dans les toiles de l'artiste sud-africaine Marlene Dumas. Birth (« naissance »), toile de grand format qui contraint la silhouette à un espace au-delà de l'échelle corporelle réelle, représente une femme nue et enceinte, sorte de Vénus contemporaine. L'artiste s'inspire ici de la figure d'Inanna, prédécesseuse sumérienne d'Aphrodite et de Vénus, déesse de l'amour, du sexe et de la fertilité, souvent représentée les mains levées au-dessus de la tête. Partageant le même format, Alien envisage le corps de la même manière, frontale, en puisant dans les souvenirs de l'artiste : l'œuvre rappelle autant le film d'horreur muet Nosferatu (1922) que les notes mélancoliques de Demon, poème de Mikhaïl Lermontov.
Dark, 2021, huile sur toile
Candle Burning, 2000, huile sur toile

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
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Terminons la présentation de cette galerie 7 avec un florilège d'œuvres diverses de la Collection Pinault :

Antonio Obá, né en 1983 à Brasilia : Cantor de coral - estudo, 2023, huile sur toile
Richard Avedon (1923-2004) : William Caseby, Born in Slavery, Algiers Louisiana, March 24, 1963, 1963, épreuve gélatino-argentique
Niki de Saint-Phalle (1930-2002) : Nana Noire, 1965, peinture, laine et tissu sur treillis métallique
Irving Penn (1917-2009) : The Hand od Miles Davis (C), New York, 1986, épreuve gélatino-argentique
David Hammons, né en 1943 à Springfield (Illinois) : Rubber Dread, 1989, chambres à air de bicyclette en caoutchouc, support métallique trouvé, ballon en caoutchouc rouge
Auguste Rodin (1840-1917) : Iris messagère des dieux, 1890-1891, plâtre

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
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Galerie 6

Miriam Cahn, née en 1949 à Bâle : Ritual, 25-3 7-5_02, 2002, installation : huile sur toile, photographie, fusain sur papier

L'installation de Miriam Cahn se présente comme une méditation sur la fragilité de l'existence et sur les rituels quotidiens qui accompagnent les derniers jours d'un être humain. L'artiste substitue à l'unicité de l'œuvre un rythme quasi organique évoquant le cycle de la vie dans ses représentations comme dans sa réalisation,  Miriam Cahn envisageant l'exposition comme une performance en soi.

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection
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Michael Armitage, né au Kenya en 1984 :

Dandora (Xala, Musicians), 2022, huile sur Lubugo (tissu d'écorce)
Dans un paysage paradoxal où les détritus cohabitent avec une nature libre, une assemblée d'hommes et d'animaux nous fait face. Musiciens traditionnels, chiffonniers et bétails se partagent un espace incertain aux couleurs bigarrées. Dandora est la plus grande décharge à ciel ouvert de Nairobi, où vivent, à proximité, près d'un million de personnes.
Cave, 2021, huile sur Lubugo
Cave se situe dans la partie plus onirique du travail de Michael Armitage. Ici, un homme et une femme soufflent dans ce qui semble être les anches d'un instrument inconnu, organique. Leur respiration mêlée parait faire naitre la vie à l'intérieur d'une conque, deux figures se formant à l'intérieur de l'instrument, au sein d'un tourbillon de couleurs.

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection

Peter Doig, né en 1959 à Édimbourg : House of Music (Soca Boat), 2019-2023, huile sur lin
Prenant pour point de départ une photographie de pêcheurs soulevant leur prise sur le pont, Peter Doig transforma progressivement l'image en peinture, les marins devenant des musiciens. Le titre de l'œuvre fait référence à la chanson Dat Soca Boat, sortie en 1979 par Shadow, l'un des groupes les plus importants du genre soca à Trinidad dans les Caraïbes.

Corps et âmes, Pinault Collection

On retrouve Marlene Dumas : Einder (Horizon), 2007-2008, huile sur toile
« De son vivant, je n'ai jamais peint de fleurs pour ma mère. Après sa mort, en 2007, j'ai tenté de peindre les fleurs sur sa tombe. Je voulais faire son portrait sans la peindre. Je tentais de peindre quelque chose sans fin.» Le titre de ce tableau provient d'un poème Afrikaans par Elizabeth Eybers, dans lequel le mot « einder » suggère à la fois « la fin » et un horizon inatteignable.

Corps et âmes, Pinault Collection

Galerie 5

Georg Baselitz, né Hans-Georg Kern en 1938 à Deutschbaselitz (Allemagne) :

Avignon [Was ist gewesen, vorbei], 2014, huile sur toile, 8 éléments

Comme final de l'exposition, le chef-d'œuvre monumental de Georg Baselitz, Avignon, parachève cette danse des corps. Représentant majeur de la peinture allemande, celui-ci travaille le plus souvent au sol, comme dans une chorégraphie primitive, présentant des corps à l'envers, tombants. Libérant ainsi ces figures de leur faculté de représentation, l'artiste navigue entre la figuration et l'abstraction. Sa peinture, monumentale et matérielle, s'adresse autant au corps qu'à l'esprit. Dans l'obscurité, dramatiques et spectaculaires, les huit tableaux suspendus dans l'espace forment un huis clos, un théâtre où le corps vieillissant de l'artiste est le seul protagoniste.

Corps et âmes, Pinault Collection
Corps et âmes, Pinault Collection

On retrouve Georg Baselitz dans le vestibule de la Bourse de Commerce, qui donc ouvre et clôt cette exposition : 

Meine neue Mütze, 2003, huile sur bois de cèdre
Œuvre monumentale, (« ma nouvelle casquette ») dépeint l'artiste enfant. Taillée à même un grand tronc d'arbre, la sculpture conserve la trace de l'énergie colossale déployée par l'artiste pour faire émerger la figure du matériau, figure qu'il a par la suite rehaussée de peinture.

Corps et âmes, Pinault Collection
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Gabriele Münter - Peindre sans détours

17 Mai 2025 , Rédigé par japprendslechinois

Encore une découverte cette saison avec la première rétrospective en France consacrée à l’artiste allemande Gabriele Münter (1877-1962), au Musée d'Art Moderne de Paris. Co-fondatrice du cercle munichois du Cavalier Bleu (Blaue Reiter), Gabriele Münter compte parmi les femmes artistes les plus éminentes de l’expressionnisme allemand. Si son nom reste souvent associé à celui de Kandinsky qui fut son
 compagnon durant ses années munichoises (1903-1914), Gabriele Münter n’a jamais cessé de se renouveler, avec une étonnante modernité, maîtrisant un grand nombre de techniques et laissant une œuvre foisonnante. 
Le MAM poursuit ainsi sa politique de présentation de figures féminines majeures de l’Art moderne dont les parcours artistiques sont étroitement liés à la capitale. Gabriele Münter débuta en effet sa carrière à Paris, où elle exposa pour la première fois en 1907 au Salon des Indépendants.
L'exposition s'ouvre sur un portrait de Gabriele Münter par Vassily Kandinsky (1866-1944), huile sur toile de 1905.

Gabriele Münter - Peindre sans détours

Kodak Girl
Cette première section accorde une place particulière aux photographies de Münter, qui documentent ses premiers voyages aux Etats-Unis (1898-1900) et en Tunisie (1903-1904). Ce voyage aux Etat-Unis, pour rendre visite à des parents émigrés, est considéré comme un moment charnière aux prémices de sa carrière ; là-bas, elle se familiarisa avec la technique relativement récente de la photographie et réalisa près de 400 clichés. Alors qu'elle n'avait pas encore commencé à peindre, la pratique de la photographie a marqué son regard.

Kodak Bull's Eye n° 2, modèle de 1898
Cet appareil est comparable à celui que Münter s'est acheté à Abilene, au Texas, fin février 1900, avec l'argent offert par sa sœur pour son anniversaire. Pesant à peine huit cents grammes, le Kodak Bull's Eye n° 2 permettait de faire des prises de vue autant à l'extérieur qu'à l'intérieur. Le temps d'exposition en intérieur était, selon la lumière, de deux à soixante secondes et, en extérieur, de moins d'une seconde.

Quelques clichés réalisés en 1899-1900 à Plainview (Texas)

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Gabriele Münter - Peindre sans détours
Gabriele Münter - Peindre sans détours

De retour en Allemagne, Gabriele Münter s’installa à Munich où elle fit la connaissance de Kandinsky. De 1904 à 1908 le couple entreprit de nombreux voyages pendant lesquels Münter peignit et photographia. Leur séjour en Tunisie est évoqué à travers des photographies de Gabriele :
Marabout de Sidi-Yahia, Sousse, mars 1905
Fête foraine pour l'Aït, Tunis, 1905

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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et des peintures et dessins :
Aloès, 1905, toile
Mer houleuse, 1905, toile
Ruelle à Tunis, 1905, toile
Maison dans un faubourg de Tunis, 1905, toile
Rue de la Verdure à Bab-el-Khadra, Tunis, 1905, tempera et crayon sur papier gris

Gabriele Münter - Peindre sans détours
Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Gabriele Münter - Peindre sans détours

Premiers pas sur la scène parisienne

 Münter séjourne près d’une année entre 1906 et 1907, occasion pour elle de poursuivre sa formation et d’exposer pour la première fois de sa carrière. Elle dessine et peint d’après modèle vivant à l’Académie de la Grande-Chaumière, à Montparnasse. Elle  approfondit sa pratique de la gravure, réalisant de nombreuses estampes inspirées par son environnement quotidien. Elle visite les galeries d’art et des collections privées, en particulier celle de la famille Stein, des collectionneurs américains chez qui elle peut voir des œuvres de Gauguin, Bonnard, Cézanne, Picasso et surtout Matisse. Ce séjour parisien aura une influence décisive sur sa manière de peindre, libérant sa touche et son usage de la couleur.

St. Cloud (Étude n° 3), 1906, carton entoilé
Neige à Sèvres, vers 1906-1907, huile sur carton entoilé
Parc en automne, 1906, carton entoilé

Gabriele Münter - Peindre sans détours
Gabriele Münter - Peindre sans détours
Gabriele Münter - Peindre sans détours

Portail de jardin à Sèvres, vers 1906, huile sur carton entoilé
Tête d'homme, Paris, 1906, huile sur toile contrecollée sur carton
Vue par la fenêtre à Sèvres, 1906, toile
Dans cette peinture, l'une des plus importantes réalisées lors de son séjour parisien, Münter donne au spectateur la sensation d'embrasser le paysage urbain qui remonte jusqu'à la colline de Saint-Cloud, à peine contrariée par la silhouette d'un arbre que l'hiver a dépouillé de son feuillage et qui se détache au premier plan. Cet élément, qui agit comme un léger obstacle à la vision tout en faisant office de point de repère, revient régulièrement dans ses compositions, en particulier dans ses photographies. Cette œuvre figure au Salon des indépendants de 1907, où Münter expose sous son nom pour la première fois de sa carrière.

Gabriele Münter - Peindre sans détours
Gabriele Münter - Peindre sans détours
Gabriele Münter - Peindre sans détours

Pendant le premier séjour parisien de Münter en 1906 et 1907, elle exécuta près d’un quart de l’ensemble de son œuvre gravé.

Maisonnette - Bellevue, 1907, linogravure couleur sur papier japonais
Parc de Saint-Cloud, 1907, probablement linogravure couleur sur papier japonais
Kandinsky à l'harmonium, 1907, linogravure couleur sur papier japonais
Soir d'automne - Sèvres, 1907, linogravure couleur sur papier japonais

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Mme Vernot avec Aurélie, 1906, linogravure couleur sur papier japonais
Münter portraiture ici la logeuse de la chambre qu'elle loua quelques mois au 58, rue Madame, dans le quartier de Montparnasse. Sarah et Michael Stein - le frère cadet de la poétesse Gertrude Stein -, également collectionneurs, vivaient dans le même immeuble. Le goût de l'expérimentation de l'artiste se révèle notamment dans les arrière-plans des portraits, traités à chaque fois différemment. Dans cette gravure, on aperçoit Aurélie, la domestique de Mme Vernot, affairée dans la cuisine.
M. Vernot, 1906, linogravure couleur sur papier japonais
Kandinsky, 1906, linogravure couleur sur papier japonais
Aurélie, 1906, linogravures couleur sur papier japonais et papier machine
La linogravure, technique très novatrice, dérivée de la gravure sur bois, est alors surtout employée dans les écoles d'art. Le linoléum permet un travail d'incision plus aisé et spontané, ce qui convient à une pratique expérimentale. À partir d'un sujet précisément dessiné, phase préparatoire lui permettant de simplifier ses motifs, d'en isoler les ombres et les contours qui vont alors ressortir encrés en noir, Münter compose parfois plusieurs tirages de différents coloris. Les quatre portraits d'Aurélie (la domestique de sa pension, rue Madame) forment ainsi une série dans laquelle chaque couleur vient faire varier le dynamisme expressif impulsé par le sourire du modèle.

Gabriele Münter - Peindre sans détours
Gabriele Münter - Peindre sans détours
Gabriele Münter - Peindre sans détours
Gabriele Münter - Peindre sans détours

Au Salon d'automne de 1906 a lieu l'une des premières expositions publiques d'œuvres de Münter. Y figurent six sacs brodés de fines perles de couleur, et le panneau de textile brodé en appliqué et rehaussé de perles représentant un Navire sur la Volga, qu'elle a réalisé d'après une maquette de Kandinsky lors de leur voyage en Tunisie, en 1905. Ces œuvres témoignent de sa maîtrise de différentes techniques de broderie. L'artiste partage alors avec Kandinsky un intérêt pour les travaux décoratifs et manuels, et les motifs folkloriques.
Sac à main pochette : Deux dames en robe à crinoline se promenant avec un chien (d'après un dessin de Kandinsky), 1905, tissu de laine noir, broderie de perles de verre
Tenture : Navires sur la Volga (d'après un dessin de Kandinsky), 1905, tissu de laine mauve et beige, gris-vert, noir et gris-bleu, broderie appliquée rehaussée de perles de verre, fils de coton, galon métallique

Gabriele Münter - Peindre sans détours
Gabriele Münter - Peindre sans détours

La fin de cette section introduit, à travers une série de portraits, l’évolution de la peinture de Gabriele Münter sous l’influence des avant-gardes parisiennes dès son retour à Munich en 1908.
Vase rouge, 1909, toile
Mlle Mathilde au châle bleu, vers 1908-1909, carton
Mlle Mathilde, vers 1908-1909, carton
La Petite Dietrich, 1908, carton
Portrait de garçonnet [Willi Blab], vers 1908-1909, carton

Gabriele Münter - Peindre sans détours
Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Tête de femme, Munich, 1908, carton
M. Miller, propriétaire du 19 Adalbertstraße, Munich, 1908, carton
Mme Olga von Hartmann, vers 1910, toile
Le couple russe Olga et Thomas von Hartmann vécut à Munich de 1908 à 1912. Le musicien Thomas von Hartmann était un ami proche de Kandinsky. Il écrivit la musique pour la composition scénique de ce dernier, intitulée La Sonorité jaune et parue dans l'Almanach du Cavalier bleu. Chanteuse d'opéra de formation, Olga von Hartmann semble s'être vouée à la carrière de son mari plus qu'à la sienne. Elle fut un modèle privilégié pour Münter, qui la peignit et la photographia à plusieurs reprises. Ce portrait sans fioritures présente une grande simplicité de formes.

Gabriele Münter - Peindre sans détours
Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Munich, Murnau et le Blaue Reiter

La troisième section de l’exposition présente les peintures phares des années 1908-1914 qui recouvrent la période dite « expressionniste » de son œuvre.

 En 1909, Münter acquiert une maison à Murnau, village situé à une heure de train de Munich, au pied des Préalpes bavaroises et au bord du lac Staffelsee. Ce site l’enthousiasme, par sa diversité des motifs – les maisons aux façades colorées, le lac, les marais, les montagnes – qui l’inspirent continuellement. Au même moment, elle participe activement au renouveau de l’art à Munich : elle est membre fondatrice de la Nouvelle Association des artistes de Munich et, en 1911, du Cavalier bleu, aux côtés de Kandinsky, Franz Marc, August Macke et Paul Klee, entre autres. (voir notre billet du 23 mars 2019).
 Cette période est marquée par le travail collaboratif au sein de ce cercle d’artistes que réunit une même fascination spirituelle pour le paysage et la nature. Münter participe aux expositions du groupe et à l'édition du célèbre Almanach, ouvrage théorique et programmatique qui pose les bases d’une nouvelle avant-garde internationale et pluridisciplinaire.

Allée devant la montagne, vers 1909, huile sur carton
Habitante de Murnau [Rosalie Leiss], 1909, huile sur carton
Nature morte au fauteuil, 1909, carton
À l'écoute [portrait de Jawlensky], 1909, carton
Nature morte en gris, 1909, huile sur carton

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Paysage avec cabane au couchant, 1908, huile sur papier contrecollée sur carton
Étude abstraite avec une maison, vers 1910-1912, carton
Rue de village en bleu, vers 1908-1910, huile sur panneau
Rue de village en hiver, 1911, carton sur bois
La Maison jaune, 1911, peinture sur carton
Nuages du soir, vers 1919-1910, huile sur carton

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Nature morte aux vases, bouteilles et branches de sorbier, vers 1008-1909, huile sur carton
Portrait de Marianne von Werefkin, 1909, carton
Münter fait poser l'artiste Marianne von Werefkin devant le soubassement jaune de la maison qu'elle vient alors d'acquérir, en août 1909, à Murnau. Elle la représente coiffée d'un grand chapeau à fleurs lui projetant des ombres colorées sur le visage, le buste réduit à un imposant triangle blanc cerné d'une écharpe rose. Les couleurs audacieuses de ce portrait rappellent les portraits peints par Matisse à la même époque, notamment Femme au chapeau (1905), que Münter a pu voir chez Gertrude Stein. Son langage pictural est cependant plus radical, par l'emploi d'une stylisation des formes plus accentuée.
Nature morte dans le tramway, vers 1909-1912, carton
Cette peinture a été inspirée à Münter par une femme assise avec ses achats devant elle dans un tramway. L'artiste choisit de ne peindre que le tronc de la femme, fixant l'attention sur les emplettes de cette dernière, et transforme ainsi la scène en une nature morte. Münter fait preuve de créativité avec cette composition d'une grande modernité, au sein de laquelle elle prend la liberté de ne pas représenter la tête du sujet peint. Son goût pour le fragment plutôt que pour une vue d'ensemble prend sa source dans la technique de la photographie.
Au salon, 1911, carton
La fusion de la scène et du décor rappelle les peintures intimistes de Bonnard ou Vuillard, mais aussi les intérieurs et ateliers de Matisse peints la même année.

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Nature morte aux œufs de Pâques, 1914, carton
Intérieur à Murnau, vers 1910, carton
La vie privée de Münter est le sujet de cette peinture qui n'est pas sans rappeler la célèbre chambre de Van Gogh. Comme si elle prenait une photographie, l'artiste montre une pièce décorée de meubles peints par elle et Kandinsky. Le tapis au centre de la composition guide le regard du spectateur vers une autre pièce située à gauche, où l'on peut voir Kandinsky en train de lire, allongé sur un lit.
Nature morte au miroir, 1913, toile
Combat du dragon, 1913, huile sur toile
Cette peinture s'inspire d'une sculpture populaire russe, dont la reproduction figurait dans l'Almanach du Cavalier bleu, et représentant le combat de saint Georges à cheval contre le dragon, sous la forme d'une hydre (monstre à plusieurs têtes). Münter transpose cette lutte légendaire du Bien contre le Mal en la vision d'une scène sanglante, ancrée dans un arrière-plan paysager. Peut-être illustre-t-elle ainsi symboliquement la lutte des artistes du Cavalier bleu pour la défense de leur art novateur dans l'environnement hostile et incompréhensif de l'époque.

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Retour aux sources : intérêt pour l’enfance et l’art vernaculaire

Les artistes du Cavalier Bleu considèrent l’art populaire et les dessins d’enfants comme des expressions originales et authentiques à même de ressourcer l’art moderne. Münter collectionne les objets traditionnels et vernaculaires tels que les fixés sous-verre du sud de la Bavière, dont elle apprend la technique pour la réinterpréter avec ses propres motifs, et les statuettes de dévotion. Plusieurs de ces artefacts deviennent les sujets de natures mortes originales. Au fil des ans, Münter constitue par ailleurs avec Kandinsky une collection de plus de 250 dessins d’enfants. Certains d’entre eux sont reproduits dans l’Almanach du Cavalier Bleu. Münter copie et réinterprète quelques-unes de ces créations enfantines, selon un processus de désapprentissage et de renouvellement de sa pratique artistique.

Vue de Herford, vers 1911, fixé sous verre, cadre peint par Kandinsky
Dame des années 1860, vers 1917, fixé sous verre, cadre peint par l'artiste
Chanson, vers 1912-1913, fixé sous verre

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Nature morte au saint Georges, 1911, carton
Nature morte avec figure [Mme Simonowitsch], 1910, toile

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Fillette aux tresses, 1909, carton
Portrait d'enfant [Iwan], 1916, toile
Paysage avec maison (d'après un dessin d'enfant), 1914, carton

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Deux dessins d'enfant de Elfriede Schroeter (nièce de Gabriele Münter), vers 1913
Au salon, 1913, toile de Münter où ces dessins sont repris
Maison (d'après un dessin d'enfant), 1914, carton
Le dessin du petit Robert qui a inspiré Münter

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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 Berlin, Paris, les années 20 : une nouvelle figuration

Entre 1915 et 1920, Gabriele Münter réside en Scandinavie, où elle a été accueillie comme une représentante importante de l’avant-garde internationale. A son retour en Allemagne, après cet exil, elle doit pourtant repartir de zéro. Elle adopte un langage visuel inspiré d’une nouvelle tendance de la figuration, désignée sous le nom de « Nouvelle Objectivité » : dans sa peinture aux tonalités plus retenues, la figure humaine tient un rôle essentiel. Parallèlement, le dessin qui, dès ses débuts, fut pour Münter une technique de prédilection, devient son principal moyen d’expression, en cette période où l’artiste dispose rarement d’un atelier. Ses dessins se caractérisent par une grande économie de moyens : une physionomie, une posture est fixée en quelques lignes. Münter s’attache tout particulièrement à faire le portrait des femmes libres et émancipées qu’elle fréquente à Berlin et à Paris, où elle revient plusieurs mois en 1929 et 1930.

Penseuse, 1917, Toile
Münter a réalisé plusieurs portraits de cette femme, nommée Gertrud Holz, à Stockholm. Son style a évolué, il est plus graphique, avec des couleurs adoucies. Les objets disposés sur la table à l'arrière-plan semblent se mouvoir en écho à la divagation des pensées du modèle. Certaines zones encore traitées de manière indéfinie et les tons sourds baignent la peinture dans une atmosphère empreinte de nostalgie. Chef-d'œuvre de la période scandinave de Münter, cette œuvre sera exposée en 1918 à Copenhague, lors de la plus grande exposition personnelle organisée de son vivant.
Autoportrait, vers 1921, toile montée sur un autre support textile
Sténographie. Suissesse en pyjama, 1929, toile
Dans cette œuvre phare de son second séjour parisien, Münter figure une sténographe, vêtue de pantalons légers à la mode, en train de travailler à la prise de notes. L'accent mis sur la profession et l'activité du modèle, et la grande frontalité de cette œuvre, en font davantage un emblème qu'un portrait. Münter témoigne, à sa manière, des mutations culturelles de l'époque reflétant l'émancipation des femmes par le travail, autour de la construction de l'archétype de la «femme nouvelle» (Neue Frau). en Allemagne, ou de la garçonne, en France.
Auditrices, vers 1925-1930, toile

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Dessins, vers 1930

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Villa les Fleurettes (Paris), vers 1929-1930, toile
Échafaudage, 1930, toile
Nocturne par la fenêtre. Auteuil de nuit, 1929, carton
Chemin noir, Meudon, 20 août 1930, huile sur toile

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Nature morte à la bouteille, 1930, carton
Joueurs de dés, 1930, carton
Nature morte aux couverts rouges, 1930, carton
Münter peint cette nature morte lors de son second séjour à Paris. Elle en explique la genèse dans une lettre adressée à son conjoint Johannes Eichner : « Hier soir, je voulais écrire des cartes et des lettres, comme j'avais prévu de le faire depuis longtemps - me mettre à la couture aurait été tout aussi bien - mais j'ai peint à la place une nature morte que j'ai vue en débarrassant la table. Des couverts à salade rouge dans le bol blanc (et un citron) avec des ombres portées. » La vue rapprochée sur ce coin de table, avec le saladier et le fragment d'un dossier de chaise à l'arrière-plan, rappelle un zoom photographique.

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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La Lettre, 1930, toile
Loulou Albert, 1929, toile
Lou Albert-Lasard (1885-1969) est une peintre franco-allemande formée à Munich au début du XXe siècle et proche des milieux artistiques et littéraires, en particulier du poète Rainer Maria Rilke. Münter l'a sans doute fréquentée successivement à Munich, entre 1904 et 1910, et à Berlin, au milieu des années 1920, avant l'installation d'Albert-Lasard à Paris, en 1928. L'artiste l'a peinte à plusieurs reprises lors de son séjour parisien, puisque c'est également Lou Albert-Lasard qui apparaît alitée dans La Lettre.
 

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Une nouvelle vie à Murnau

En 1931, Münter s'installe définitivement à Murnau. C’est le début d’une période d’intense création. Les rues de ce village pittoresque et les paysages alentour constituent les motifs principaux d’œuvres dans lesquelles elle renoue avec sa propre tradition expressionniste. Sous le IIIe Reich, elle réduit ses apparitions publiques sans pour autant cesser de travailler, même si son compagnon, l’historien de l’art Johannes Eichner, lui enjoint d’assagir sa touche et de veiller au choix de ses sujets. En mai 1938, après la promulgation de la loi sur la « confiscation des produits de l’art dégénéré », Münter cache dans la cave de sa maison ses propres peintures et sa collection d’œuvres de Kandinsky et d’autres artistes du Cavalier Bleu.
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’art de Münter est progressivement redécouvert et son importance, réaffirmée. Un épais cerne noir séparant des aplats de couleur aux tonalités douces caractérise nombre de ses peintures à partir du milieu des années 1930. On y distingue moins les traces de pinceau, et le principe de la reprise en série évacue le contexte du sujet représenté. La radicalité formelle de ces images autonomes, très synthétiques, met à distance les catégories traditionnelles du portrait, du paysage et de la nature morte.

Autoportrait, 1935, carton
La Maison de Münter à Murnau, 1931, toile
Le Lac gris, 1932, toile
Vue sur les montagnes, 1934, toile
Route menant aux montagnes, 1936, huile sur toile

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Enfant endormi (vert sur noir), 1934, carton
Fillette endormie (marron, bleu), 1934, carton
Mère avec un enfant endormi, 1934, carton
Dr Hanna Stirnemann, 1934, carton
Münter réalisa ce portrait de Hanna Stirnemann lors d'une visite de celle-ci à Murnau, ou peu après. Les montagnes bleues en arrière-plan sont une évocation du paysage typique des environs de ce village du sud de la Bavière. Hanna Stirnemann était devenue la première femme directrice de musée en Allemagne, après avoir pris la direction du musée municipal de léna, en 1930. Celui-ci fut l'une des sept étapes de l'exposition itinérante «Gabriele Münter. 50 peintures des 25 dernières années (1908-1933) », en 1934.

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Rue principale de Murnau avec attelage, 1933, huile sur bois
Petit-déjeuner des oiseaux, 10 mars 1934 ; retouches minimes en janvier 1938, huile sur carton
Cette œuvre nous fait pénétrer dans l'intériorité de l'artiste, dont elle constitue une sorte d'autoportrait symbolique à l'aube de la soixantaine. Le spectateur peut en effet s'identifier à la figure de dos qui occupe le premier plan de la composition, comme s'il était lui-même assis à la table de Münter et observait, avec elle, les oiseaux dans les arbres du jardin à travers la fenêtre de sa maison, à Murnau.

L'excavatrice bleue (étude), 1935, carton
Pelle mécanique, 1935, carton
Münter a toujours représenté le monde du travail, depuis ses photographies américaines. De 1935 à 1937, elle peint, dessine et photographie à de nombreuses reprises les travaux de construction de la route et de la ligne de chemin de fer mis en œuvre pour les Jeux olympiques de 1936 à Garmisch-Partenkirchen. À la demande d'une marchande d'art, elle enverra les deux études ci-contre à une exposition intitulée « Les routes d'Adolf Hitler dans l'art », sujet hautement compatible avec la propagande officielle. Cependant, les petits personnages de La Pelle mécanique sont loin de la représentation « surhumaine » des travailleurs allemands prônée par les nazis. Münter associe d'ailleurs symboliquement le motif de l'excavatrice, autour duquel elle articule une série de douze peintures, à un « monstre qui dévore et abandonne ».

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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Terminons par les deux seules toiles des années 50 présentes dans l'exposition :

Nature morte devant « La maison jaune », 1953, toile
Münter superpose ici différentes réalités et temporalités. Au premier plan, elle a peint une nature morte (fleurs et fruits sur une table ronde) dans le style récurrent de ses peintures depuis les années 1930 : une très grande simplification des formes, un cerne noir délimitant des zones de couleurs primaires avec peu de touches de pinceau apparentes. L'arrière-plan reproduit l'une de ses peintures de 1911, La Maison jaune, accrochée dans la section dédiée au Blaue Reiter.
Le Lac bleu, 1954, huile sur toile

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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À la sortie de l'exposition, quelque affiches :

Deux expositions en 1913 à Berlin
L'affiche de l'exposition Gabriele Münter à l'association des artistes Den Frie Udstilling, Copenhague, 1918
L'affiche de l'exposition à New York en 1926 organisée par la Société Anonyme, Inc. (Katherine Dreier, Man Ray, Marcel Duchamp) dans laquelle Gabriele Münter était exposée.
L'affiche de l'exposition itinérante Gabriele Münter en 1952 à Münich

Gabriele Münter - Peindre sans détours
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L'Expérience de la nature - Les arts à Prague à la cour de Rodolphe II

10 Mai 2025 , Rédigé par japprendslechinois

Petite exposition au Louvre, sur un sujet que certains qualifieraient de "niche". Organisée en partenariat avec la Národní Galerie de Prague, elle concerne une période que les commissaires situent entre "le crépuscule de la Renaissance et l'aube de la modernité", ce long règne (1576-1612) de l'empereur Rodolphe II, fils de Maximilien II et petit-fils par sa mère de Charles Quint, qui, ayant parmi ses nombreux titres celui de roi de Bohème, avait établi sa cour à Prague.
Grand protecteur des arts et des sciences, Rodolphe II était l’un des souverains européens dont l’enthousiasme pour l’étude de la nature était le plus vif. Il appela à sa cour des savants et des artistes venus de toute l’Europe, qui travaillèrent à proximité les uns des autres dans l’enceinte du château, faisant de Prague un véritable laboratoire, un lieu d’expérimentation, dans un climat propice de tolérance intellectuelle et religieuse.

Prendre la mesure des choses

Mesurer le ciel et la terre.

Jacob II De Gheyn (Anvers, 1565 - La Haye, 1629) : Tycho Brahe, 1586, gravure
Tycho Brahe (Knudstrup, 1546 - Prague, 1601) : Astronomiae instauratae mechanica, Nuremberg, 1602, papier, reliure en veau fauve
À la mort de Frédéric II du Danemark, Tycho Brahe perd son principal soutien. Pour chercher un nouveau protecteur, il fait publier ce luxueux ouvrage décrivant les installations conçues et construites par lui sur l'île de Hven, au large de Copenhague, rebaptisée Uraniborg. Il y fait aussi état de ses découvertes et des progrès qu'il introduit dans la fabrication des instruments. Il y ajoute une préface à Rodolphe II une fois reçu par le souverain en 1598, qui le prend immédiatement à son service.
Tycho Brahe & Johannes Kepler (Weil, 1571 - Ratisbonne, 1630) Tabulae Rudolphinae, Ulm, 1627
Entreprises par Brahe, et achevées par Kepler, ces Tables se présentent sous la forme d'un calendrier perpétuel, propre à déterminer toute position des sept corps célestes (Soleil, Saturne, Jupiter, Mars, Vénus, Mercure et la Lune) et des 1 005 étoiles recensées par les deux astronomes. Elles intègrent de manière novatrice des éléments corrigeant les effets de la réfraction atmosphérique, ainsi que l'utilisation de tables logarithmiques, découvertes récentes de l'optique et des mathématiques. Kepler y énonce aussi les lois astronomiques qui portent encore son nom.
Johannes Kepler : De Stella nova in Pede Serpentarii, Prague, 1606, papier, reliure en veau jaspé
En 1604, Kepler observe l'apparition d'une « nouvelle étoile », correspondant en réalité à l'explosion d'une supernova. Comme l'avait fait auparavant Tycho Brahe en 1573 face à un phénomène analogue, il publie cette observation dans un ouvrage qu'il dédie à Rodolphe II. Une telle apparition met en pièces la structure du cosmos héritée d'Aristote, où tout ce qui se trouvait au-delà de la Lune était supposé éternel et sans changement. Cela constitue une avancée décisive pour fonder l'astronomie moderne.

L'Expérience de la nature - Les arts à Prague à la cour de Rodolphe II
L'Expérience de la nature - Les arts à Prague à la cour de Rodolphe II
L'Expérience de la nature - Les arts à Prague à la cour de Rodolphe II
L'Expérience de la nature - Les arts à Prague à la cour de Rodolphe II

Instruments réalisés à Prague par Erasmus Habermel (1538-1606) :
Instrument topographique (1592)
Cadran solaire avec cercle équatorial, vers 1600
Instrument astronomique aux armes de Rodolphe II
Quart de cercle azimutal

L'Expérience de la nature - Les arts à Prague à la cour de Rodolphe II
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Décrire le vivant :

Anselm Boetius De Boodt (1550-1632) : Rose trémière, folio 81 de l'album VIII, aquarelle sur papier.
Comme la plupart des naturalistes de sa génération, De Boodt se constitue une vaste collection d'aquarelles d'animaux et de plantes. Ces représentations précises sont alors des outils privilégiés du savoir, permettant de décrire, d'identifier et de nommer les différentes espèces. De Boodt en dessine lui-même une partie, telle la Rose trémière qui porte sa signature.
Hans HOFFMANN (vers 1545/1550 - Prague, 1591) :
Lièvre entouré de plantes, vers 1583-1585, aquarelle et gouache sur parchemin monté sur bois
Chardonneret élégant, aquarelle et gouache sur papier

Établi définitivement à Prague à partir de 1585, Hans Hoffmann sert d'intermédiaire à Rodolphe II pour l'acquisition d'un grand nombre de dessins de Dürer en possession de la famille Imhoff à Nuremberg. Parmi ceux-ci, le célèbre Lièvre est ici copié et replacé dans un environnement naturel décrit avec une grande exactitude botanique.

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Jacob Hoefnagel (1573-1630), d'après Joris HOEFNAGEL (1542-1600) :
Archetypa studiaque patris Georgii Hoefnagelii, quatre séries de douze gravures au burin éditées à Francfort en 1592, ultérieurement peintes à l'aquarelle et à la gouache, reliées en 1616
Intitulé Images et études littéraires d'après mon père Joris Hoefnagel, ce recueil de gravures représente à taille réelle des insectes et des petits animaux, des fleurs et des fruits, accompagnés de citations bibliques et humanistes. La série s'ouvre avec le plus grand insecte connu à l'époque, originaire d'Amérique, gravé d'après une miniature des Quatre Éléments. Entomologiste reconnu, Joris Hoefnagel peignait les insectes d'après nature, contrairement aux autres animaux pour lesquels il se basait sur des dessins ou gravures existants.
Jacob Hoefnagel :
Les Quatre Éléments, Aqua IL : Mollusques, écrevisses et crabe, aquarelle et gouache sur vélin
Les Quatre Éléments, Aqua XXVIII : Poissons exotiques, aquarelle et gouache sur vélin
Les Quatre Éléments, Aier  LXVII : Deux perroquets, aquarelle et gouache sur vélin
Les Quatre Éléments de Joris Hoefnagel comptent plus de trois cents miniatures d'animaux classées en quatre volumes correspondant aux éléments: le feu (vol. 1: Ignis) pour les insectes, la terre (vol. 2: Terra) pour les quadrupèdes et les reptiles, l'eau (vol. 3: Aqua) pour les animaux aquatiques et enfin l'air (vol. 4: Aier) pour les oiseaux. 

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Jacob Hoefnagel :
Les Quatre Éléments, Terra XXVIII: Bélier blanc et mouton noir, aquarelle et gouache sur vélin
Allégorie de la brièveté de la vie: Allégorie de la Mort et Allégorie de la Vie, 1591, aquarelle et gouache, or, sur vélin, collé sur panneau de bois 
Conçues en pendant, ces deux miniatures suscitent une méditation sur le caractère éphémère de la vie humaine. Celle-ci est symbolisée par l'éclosion, la croissance et le flétrissement des roses et des lys, commentés par les citations inscrites dans les cartouches, qui sont empruntées à l'Ancien Testament, à Ausone, poète aquitain du 4° siècle et à Érasme. Brouillant les frontières entre la nature et l'art, Hoefnagel a appliqué sur le parchemin de véritables ailes de papillons, animal qui symbolise la résurrection.
Et une miniature d'une autre nature, cosignée par Jacob et son père Joris :
Actéon surprenant Diane et les nymphes, 1597, aquarelle, gouache et or sur vélin, monté sur bois

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Deux sculptures de Adriaen De Vries (La Haye, vers 1556 – Prague, 1626) :
Cheval, 1610, bronze
Hercule, Déjanire et Nessus, bronze, patine brune

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Cabinet de curiosités

Des objets de ou attribués à Giovanni Ambrogio Miseroni (1551-1616) : Coupe à la sirène, bronze
Coupe : Vénus et l'Amour, agate des Grisons, monture en argent doré
Coupe couverte, lapis-lazuli, or émaillé

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Ottavio Miseroni (1567-1634) :
Coupe ovale, jaspe fleuri, or émaillé
La pierre dans laquelle cette coupe est taillée, un jaspe multicolore avec des inclusions transparentes de calcite, est caractéristique des pierres très colorées que l'on trouve en Bohème, en particulier à Kozákov, à une centaine de kilomètres de Prague. La forme ovoïde, parfaite et empruntée à la nature, contraste avec l'imperfection pittoresque de cette pierre bariolée.
Coupe couverte, jaspe sanguin, or émaillé
Terme dans une niche, agate, cornaline, jaspe, nacre

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Trois objets par Nikolaus Pfaff (1556 ? - Prague, 1612) :

Coupe, corne de rhinocéros blanc, Ceratotherium simum
S'inspirant de la forme des coupes à boire chinoises en rhinocéros, Pfaff propose ici un vertige de métamorphose. La coupe est soutenue par trois satyresses, des créatures féminines aux pattes de chèvres dont les bras se transforment en branches.
Coupe aux dauphins, ambre, ivoire doré
Cette coupe acquise par Louis XIV vers 1671 peut être reconnue dans l'inventaire de la collection de Rodolphe II. Elle a été taillée par Pfaff dans un bloc d'ambre d'une taille exceptionnelle. 
Danaé recevant la pluie d’or, vers 1600, plaquette d'ivoire

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Des tableaux en pierre dure de Giovanni Castrucci (mort en 1615) :

Vue du château de Prague, commesso de jaspes et d'agates
Paysage à l'obélisque, commesso de jaspes et d'agates sur ardoise
Vue de Prague depuis le château, avec le palais Schwarzenberg, commesso de jaspes et d'agates sur ardoise
Difficile de penser, devant cet assemblage de pierres multicolores, qu'il s'agisse d'une vue réelle. Pourtant, c'est ainsi que l'on découvrait la campagne en sortant du château de Prague, au pied de l'actuel palais Schwarzenberg où se trouve aujourd'hui la Národní galerie Praha, musée national tchèque. Les agates de Bohême mises en scène dans cette composition émerveillent, car elles semblent déjà former, par leurs taches, des paysages qui ne sont pas peints par l'homme, mais créés par la nature.
 

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Giuseppe Arcimboldo (Milan, 1526-1593) :
Autoportrait, vers 1576-1581, plume et encre bleue, lavis bleu sur papier 
Cet autoportrait est l'unique témoignage avéré de l'activité de portraitiste d'Arcimboldo. Le regard direct, hypnotique, est celui du peintre qui scrute son reflet dans le miroir pour le restituer avec la même objectivité que dans ses études de plantes. Avec son calot de feutre et sa veste de brocart, il affirme sa position d'artiste de cour, proche des empereurs Maximilien II puis Rodolphe II, peintre mais aussi concepteur de décors pour les fêtes, expert consulté pour l'enrichissement de la Kunstkammer, poète et théoricien.
Portrait de Rodolphe II en Vertumne, vers 1591, huile sur bois
Arcimboldo doit sa célébrité à l'invention des « têtes composées », assemblages d'une multitude de natures mortes qui forment des portraits allégoriques. Un poème publié en 1591 par Gregorio Comanini, un ami du peintre, indique qu'il s'agit ici d'un portrait de l'empereur Rodolphe en Vertumne, dieu de la fécondité et des jardins, qui préside au changement des saisons.

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Paulus Van Vianen (Utrecht, vers 1570 - Prague, 1613) : 
Prométhée enchaîné, 1610, pierre noire et lavis gris et bleu
Mercure surprenant Argus endormi, 1610, argent
Ces petits tableaux en relief, qui sont à la fois de la peinture, de la sculpture et de l'orfèvrerie, traitent parfois de thèmes plus conventionnels, ici tirés du livre des Métamorphoses d'Ovide. Ce jeune homme voluptueusement endormi va avoir la tête tranchée par Mercure qui apparaît au second plan. Il avait été en effet chargé par Jupiter de veiller sur la nymphe lo, transformée en vache par Junon. Van Vianen nous montre lo, non sans humour, brouter à l'arrière-plan, bien inconsciente du drame dont elle est la cause.
Massif rocheux avec un dessinateur au premier plan, vers 1606, plume et encre brun foncé, lavis gris et gris-brun
Exécutée à Prague, cette étude objective et précise doit beaucoup à l'exemple de Dürer, notamment pour le choix inhabituel chez Van Vianen de la plume comme technique d'exécution. L'orfèvre devait connaître le Paysage rocheux qui se trouvait probablement dans les collections de Rodolphe II. La figure du dessinateur devant la nature est une nouveauté qui apparaît au début des années 1600 dans les dessins de paysage de Van Vianen et Savery. Elle témoigne de leur pratique commune du dessin en plein air et revendique la qualité documentaire de l'image.
Paysage forestier, vers 1603, plume et encre brune, lavis brun, traces de dessin au crayon
Lorsque Paulus van Vianen arrive à Prague en 1603, il apporte avec lui les dessins des Alpes autrichiennes qu'il a exécutés lorsqu'il travaillait au service de l'archevêque de Salzbourg entre 1601 et 1603. Ces paysages font alors forte impression, tant pour leurs qualités esthétiques que pour leur originalité. Orfèvre, Van Vianen dessine en effet les forêts alpines sans recourir aux conventions de la peinture de paysage. Il s'agit ici d'une transcription immédiate de la nature, avec un cadrage qui correspond au point de vue réel de l'observateur.

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Dernière section :

Le renouveau de l'art du paysage

Pieter Stevens (Malines, vers 1567 - Prague, après 1626) :
Paysage de forêt avec un torrent, après 1604, plume et encre brune, lavis brun
Stevens est très impressionné par les dessins des forêts alpestres que Van Vianen apporte avec lui lors de son arrivée à Prague en 1603. Il en imite ici la technique graphique, combinant de larges aplats au lavis avec des traits de plume fins et courts. Ce coin de forêt n'est plus soigneusement composé dans l'atelier mais, à l'exemple de Van Vianen, observé directement sur le motif, en extérieur. Cette étude immédiate et spontanée d'un torrent témoigne de la fascination des artistes des anciens Pays-Bas pour la nature sauvage des Alpes où s'exprime la puissance des éléments.
Paysage avec bûcherons (Janvier), du cycle Les Douze Mois, 1607, plume et encre brune, lavis brun et rouge, rehauts de blanc
Pour traiter le thème des travaux des mois, très populaire dans l'art des anciens Pays-Bas depuis le milieu du 16° siècle, Stevens s'inspire d'un tableau de Bruegel l'Ancien des collections impériales. Grand amateur de l'art de l'illustre Flamand, Rodolphe II a en effet rassemblé la plus vaste collection jamais constituée de tableaux de sa main. L'ordonnancement de la composition en trois plans successifs qui conduisent l'œil le long d'une grande diagonale jusqu'à l'horizon est caractéristique de la tradition flamande du paysage forgée par Bruegel l'Ancien.
Aegidius II Sadeler (Anvers, vers 1570 - Prague, 1625) d'après Pieter Stevens : Janvier, du cycle Les Douze Mois, 1607, burin et eau-forte
Après avoir travaillé en Flandre, en Allemagne et en Italie, Aegidius Sadeler est appelé en 1597 à Prague, où il reste le principal graveur de la cour impériale jusqu'à sa mort. L'arrivée de Van Vianen puis de Savery en 1603-1604 l'incite à s'intéresser au genre du paysage. De sa collaboration avec les paysagistes pragois résultent pas moins de quatre séries gravées d'après des dessins de Stevens et cinq autres d'après des paysages de Savery. Le mois de Janvier, fidèlement gravé (en miroir !) d'après le dessin de Stevens, comporte une vue de Prague au second plan.
Aegidius II Sadeler d'après Roelandt Savery :
Paysage de forêt avec trois chasseurs et deux chiens de la série Six Paysages montagneux, 1609, burin
Sadeler reproduit fidèlement la composition de Savery au sein d'une suite gravée de six paysages forestiers de montagne. L'échelle réduite des chasseurs renforce la présence monumentale des arbres représentés sous toutes leurs formes: conifères élancés et rectilignes, feuillus aux troncs tordus, arbres arrachés, cassés ou tombés au sol. Le dessin complexe des souches d'arbre et de leurs systèmes racinaires leur prête des contours zoomorphes, qui soulignent le caractère sauvage, presque inquiétant, de ce sous-bois marécageux.

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Terminons avec un des artistes les plus emblématiques de la cour de Rodolphe II : Roelandt Savery (Courtrai, 1576/1578 - Utrecht, 1639) :

Torrent dans une forêt, vers 1609, huile sur bois
Les paysages peints par Savery à Prague se distinguent par leur point de vue resserré sur un coin de nature sauvage dominé par un motif remarquable, ici un torrent de montagne. Cette proximité permet au spectateur de ressentir toute la puissance des éléments qui ont arraché les troncs de hauts conifères. Plongé dans l'ombre, l'un d'entre eux barre le premier plan d'une ligne diagonale dramatique, toute hérissée de branches cassées et de racines déterrées. Au second plan, le couple de bergers au repos offre un contrepoint paisible et charmant.
Chasse au cerf, vers 1610-1612, huile sur bois
Ce paysage peint avec un point de vue rapproché évoque les forêts de feuillus de Bohême où se déroulent les chasses impériales. Savery peint à Prague de nombreuses scènes de chasse dynamiques qui plongent le spectateur au cœur de l'action. L'échelle réduite des figures renforce le gigantisme des arbres de la forêt, dont les troncs se courbent dans toutes les directions, quand ils ne sont pas arrachés et renversés, témoins de l'intervention de puissantes forces naturelles.
Marche de cavaliers hongrois (?) dans un bois, 1611 ou 1614, huile sur bois
À Prague, Savery exécute un petit groupe de dessins et de tableaux représentant des cavaliers d'Europe de l'Est, vêtus de cottes de mailles ou de manteaux et couvre-chefs richement ornés, armés de sabres, d'arcs, de masses d'armes ou de marteaux de guerre. Il s'agit probablement des cavaliers hongrois menés par István Bocskai, prince hongrois de confession protestante, dans sa révolte contre la famille royale des Habsbourg entre 1604 et 1606.

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Deux Cavaliers hongrois (?), vers 1604-1608, craies grasses noire et rouge, partiellement coloré en jaune et bleu, rehauts de craie blanche
Lors de ses promenades autour de Prague, Savery ne dessine pas seulement des éléments naturels, mais aussi les personnes et les constructions humaines qu'il rencontre sur son chemin. Il est ainsi l'un des tout premiers artistes à rechercher en plein air des modèles de figures pour ses tableaux, qu'il esquisse sur le vif, à la pierre noire, avec bien souvent des retouches de couleurs ajoutées de retour dans son atelier.
Deux Hommes, vers 1608-1609, pierre noire, plume et encre noire et brun clair
Ce dessin fait partie d'un ensemble de quatre-vingts études d'humbles figures que Savery a croisées sur son chemin : paysans, villageois, bergers, mendiants estropiés...
Paysage montagneux et rocheux avec un petit lac, vers 1605-1606, plume et encre gris-noir et brune, lavis gris
Les œuvres de Savery des années 1605-1608 témoignent de sa vive curiosité pour la géologie. On reconnaît ici les surprenantes formations de grès de la « Suisse tchèque » au nord-est de la Bohême, que l'artiste a probablement étudiées d'après nature. Il en fait le motif central, spectaculaire, de ce grand paysage très achevé à la plume et au lavis, conçu comme un petit tableau.

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Bouquet de fleurs, vers 1611, huile sur bois
Savery a représenté avec une grande exactitude, à taille réelle, un bouquet de fleurs cueillies vers le mois de juin. Pour de telles peintures de fleurs et d'insectes, il a multiplié les emprunts aux œuvres de la collection de Rodolphe II, en particulier celles de Joris Hoefnagel. La coexistence de fleurs en bouton, épanouies et fanées rappelle le caractère éphémère de toute chose terrestre, une méditation à laquelle invite également la présence d'une mouche, animal associé à la putréfaction, et d'un papillon, symbole de résurrection.
Orphée charmant les animaux, 1625, huile sur toile
Savery a peint pas moins de vingt-trois tableaux sur le thème d'Orphée charmant les animaux et les arbres de son chant mélodieux accompagné de la lyre, une scène décrite par Ovide au chant X de ses Métamorphoses. Le premier fut peint à Prague en 1610, alors que l'empire est déchiré par les conflits religieux. La musique, dont les intervalles obéissent à des proportions mathématiques, reflète l'harmonie de l'univers. Les animaux la perçoivent et coexistent pacifiquement, ce que les hommes doués de raison sont incapables de faire.

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L'art est dans la rue (II/II)

2 Mai 2025 , Rédigé par japprendslechinois

Nous poursuivons dans ce billet le parcours, commencé dans celui du 19 avril dernier, de l'exposition consacrée par le musée d'Orsay à l'art de l'affiche à la fin du XIXe siècle.

Les avant-gardes et l’affiche

Dans les années 1880, l’affiche devient un médium artistique à part entière, salué par les critiques d’art qui font l’éloge des « maîtres de l’affiche », dont Jules Chéret est reconnu comme le pionnier. À côté des artistes qui se spécialisent dans l’affiche et l’illustration, certains peintres investissent également ce domaine dans les années 1890. Ceux du cercle nabi trouvent dans l’affiche un terrain d’expérimentation fécond pour renouveler leur art. Pierre Bonnard, Édouard Vuillard, Maurice Denis, mais aussi Henri-Gabriel Ibels et bien entendu Henri de Toulouse-Lautrec contribuent à des degrés divers à ce nouvel art. Ils retrouvent dans ce médium les spécificités de leur propre œuvre picturale : l’absence de perspective traditionnelle, l’emploi d’aplats de couleurs vives, le synthétisme des compositions.

Henri de Toulouse-Lautrec : Caudieux, 1893, lithographie en couleurs, Imprimerie Chaix (Paris)
Henri-Gabriel Ibels (1867-1936) : Mévisto, 1892, lithographie en couleurs, Imprimerie Édouard Delanchy & Cie (Paris)
Cette affiche est la deuxième conçue par Ibels, membre du groupe des peintres nabis. Elle vise à promouvoir le talent du comédien et chansonnier Auguste Marie Wisteaux, dit « Mévisto ».

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Henri-Gabriel Ibels : L'Escarmouche, 1893, lithographie en couleurs, Imprimerie Eugène Verneau (Paris)
Édouard Vuillard (1868-1940) : Becane, liqueur apéritive, 1892, lithographie en couleurs, Imprimerie Edward Ancourt (Paris)
Pierre Bonnard (1867-1947) :
Exposition Les Peintres graveurs. Galerie Vollard, 1896, lithographie en couleurs, Imprimerie A. Clot (Paris)
La revue blanche, 1894, lithographie en couleurs, Imprimerie Edward Ancourt (Paris)

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Maurice Denis (1870-1943) : La Dépêche de Toulouse, 1892, lithographie en couleurs, Imprimerie Edward Ancourt (Paris)
Henri de Toulouse-Lautrec : La revue blanche bi-mensuelle, 1895, lithographie en couleurs, Imprimerie Edward Ancourt (Paris)
Fondée à Liège par les frères Natanson, puis transférée à Paris en 1891, La Revue blanche est une revue d'avant-garde littéraire, artistique et politique. Les Nabis, peintres appréciés par les rédacteurs, y contribuent largement par leurs illustrations. Toulouse-Lautrec crée cette affiche autour de la figure féminine centrale de la revue, mécène et modèle : Misia Godebska, alors épouse de Thadée Natanson. Le peintre, qui l'emmenait régulièrement fréquenter cabarets et cafés- concerts, a su ici traduire sa tenue élégante et son expression affirmée.
Félix Vallotton (1865-1925) : Ah! la Pé... la Pé... la Pépinière !!!, 1893, lithographie en couleurs
Illustrateur familier de la vie moderne et des rues parisiennes, Vallotton s'essaie à l'art de l'affiche dans les années 1890. Il réalise ce support publicitaire pour une opérette de Pajols, Couturet et Jacoutot, sans rien dévoiler du spectacle : ce qui l'intéresse, c'est la salle, le public masculin qui se presse au balcon. Tout en se limitant à une palette en noir et blanc rehaussée de rouge, il saisit une dizaine de visages, individualisés à la limite de la caricature. En 1900, l'affiche est reprise pour la couverture de la publication du texte de l'opérette.
Henri de Toulouse-Lautrec : Moulin Rouge. La Goulue, 1891, lithographie en couleurs
Après avoir confié à Chéret l'affiche de lancement (voir ci-dessous), la direction s'adresse à Toulouse-Lautrec pour promouvoir une de ses figures phare : Louise Weber, dite la Goulue. L'oeuvre présente une scène de danse, le fameux cancan, de la Goulue et son partenaire Valentin le Désossé devant une haie de spectateurs. La Goulue devient un sujet récurrent de peintures, dessins et estampes de Lautrec, et demande également à l'artiste de décorer sa baraque à la Foire du Trône en 1895.

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Eugène Grasset (1845-1917) : 
Librairie romantique, 1887, lithographie en couleurs, Imprimerie J. Bognard Jeune (Paris)
Les Fêtes de Paris, 1885, lithographie en couleurs, Imprimerie François Appel (Paris)
Pierre Bonnard : France-Champagne, 1891, lithographie en couleurs, Imprimerie Edward Ancourt (Paris)
Dans France-Champagne, Bonnard semble emprunter à Chéret sa joyeuse figure féminine, notamment celle de Moulin Rouge. Paris Cancan (1890), et en donne une interprétation fortement inspirée de l'estampe japonaise.
La composition introduit une esthétique nouvelle avec son point de vue en plongée, son jeu de lignes sinueuses, le traitement de la mousse de champagne ainsi que ses couleurs en aplats.
Jules Chéret (1836-1932) : Bal du Moulin Rouge, 1889, lithographie en couleurs, Imprimerie Chaix (Paris)
Les fondateurs du Moulin Rouge, Joseph Oller et Charles Zidler, demandent à Chéret de concevoir leur première affiche, qui annonce l'ouverture de l'établissement. Sa composition frappe les peintres, dont Toulouse-Lautrec et Pierre Bonnard, qui contribuent également quelques années plus tard à l'art de l'affiche.

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L’affichomanie
Dans les années 1890, les affiches font l’objet d’un véritable engouement. Elles attirent des collectionneurs à tel point que l’on parle d’« affichomanie ». Pour les amateurs, un marché spécialisé dans l’affiche illustrée, proche de celui de l’estampe, se met en place avec ses expositions, ses marchands et ses publications. Certains tirages d’affiches comportent des épreuves rares, spécialement destinées aux « affichomaniaques » et dont aucune ne fut jamais placardée dans la rue. Les variations d’affiches célèbres, comme celles d’Alphonse Mucha pour Sarah Bernhardt ou de Toulouse-Lautrec, sont recherchées. Certaines sont conservées dans de vastes portefeuilles, d’autres sont mises en valeur dans des meubles spéciaux destinés aux collectionneurs, comme cet intéressant porte-affiches (1904) d'Eugène Vallin (1856-1922) en cédrat, métal, et verre.

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Anonyme : Où courent-ils ?, 1889, lithographie en couleurs, Imprimerie Jules Pequignot fils (Nantes)
Pierre Bonnard : L'Estampe et l'Affiche, revue d'art, 1897, lithographie en couleurs
Jules Chéret : Librairie Ed. Sagot Affiches, estampes, 1891, lithographie en couleurs, Imprimerie Chaix (Paris)
Jean Peské (1870-1949) : L'Estampe et l'Affiche Revue d'art mensuelle illustrée, 1897, lithographie en couleurs, Imprimerie Gerin (Dijon, Paris)

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Henri de Toulouse-Lautrec : P. Sescau, Photographe, vers 1897, lithographie en couleurs
Les deux variantes de cette affiche de Toulouse- Lautrec pour son ami, le photographe Paul Sescau, montrent un exemple de rareté créée à l'intention des collectionneurs, en ces temps d'affichomanie. L'une d'elles, en effet, tirée à quelques exemplaires et destinée à la vente, porte deux signes particuliers: une « remarque » (le croquis de la femme au cochon, allusion à l'œuvre de Félicien Rops, Pornocrates) et le masque jaune. Ces éléments sont absents sur l'épreuve correspondant au reste du tirage, conçu pour annoncer la nouvelle adresse du photographe 9 place Pigalle, au-dessus du café de la Nouvelle Athènes.
Alphonse Mucha :
Lorenzaccio
Lorenzaccio : épreuve destinée aux collectionneurs

1896, lithographie en couleurs, Imprimerie Ferdinand Champenois (Paris)

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Henri-Gabriel Ibels : Pierrefort : affiche avant la lettre, 1897, lithographie en couleurs, Imprimerie Chaix (Paris)
Henri de Toulouse-Lautrec : Couverture du Catalogue d'Affiches artistiques. A. Arnould, 1896

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Les affiches d’expositions
Le Salon officiel, contesté dès les années 1860, est de plus en plus concurrencé par des salons émanant d’organisations indépendantes, dont certaines se spécialisent dans des domaines bien précis – arts décoratifs, aquarelle, estampe, etc. – quand d’autres visent à établir un dialogue entre les arts. Ces manifestations donnent souvent lieu à la création d’affiches, probablement moins destinées à attirer le public qu’à marquer l’événement comme en témoignent les expositions pluridisciplinaires organisées à partir de 1894 par le Salon des Cent au siège de la revue La Plume. Quarante-trois affiches furent ainsi créées, chacune par un artiste différent. La diversité des personnalités et des styles donne une idée de l’étendue de l’intérêt des milieux artistiques pour l’affiche.


Henri de Toulouse-Lautrec : Salon des Cent. Exposition internationale d'affiches, 1896, lithographie en couleurs, Imprimerie Bourgerie & Cie (Paris)

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James Ensor (1860-1949) : Salon des Cent - Exposition [...] de l'œuvre de James Ensor, 1898, lithographie en couleurs
Alphonse Mucha : Salon des Cent - XXe exposition du Salon des Cent, 1896, lithographie en couleurs, Imprimerie Ferdinand Champenois (Paris)
Eugène Grasset : Salon des Cent - Exposition d'une partie de l'œuvre de E. Grasset, 1894, lithographie en couleurs, G. de Malherbe, imprimeur-éditeur (Paris)
Frédéric-Auguste Cazals (1865-1941) : 7° exposition du Salon des 100, 1894, lithographie en couleurs, Imprimerie Bourgerie & Cie (Paris)

L'art est dans la rue (II/II)
L'art est dans la rue (II/II)

Georges Joseph van Sluyters, dit Georges de Feure (1868-1943) : 5e exposition du Salon des Cent, 1894, lithographie en couleurs, Imprimerie Bourgerie & Cie (Paris)
Paul Berthon (1872-1934) : Salon des 100 17e Exposition, 1895, lithographie en couleurs, Imprimerie typographique A. Davy (Paris)
René Hermann-Paul (1864-1940) : Salon des Cent, 1896, lithographie en couleurs, Imprimerie E. Ladam (Paris)
Pierre Bonnard : Salon des Cent - 23° exposition d'ensemble, 1896, lithographie en couleurs, Imprimerie Chaix (Paris)

L'art est dans la rue (II/II)
L'art est dans la rue (II/II)

Des spectacles pour tous

Les entrepreneurs du spectacle font largement appel à l’affiche illustrée pour attirer les spectateurs, dans ce secteur alors très dynamique et concurrentiel à Paris. Diffusées principalement dans le quartier des Grands Boulevards, ces nombreuses affiches sont posées sur des chevalets devant l’entrée des salles, collées sur les murs ou sur les colonnes Morris. Renouvelées fréquemment, au rythme d’une programmation changeante, elles contribuent à l’essor d’une culture de masse.
Les peintres qui fréquentent ces lieux développent parfois des liens avec certains interprètes, au point d’en prendre en charge l’image : c’est le cas de Toulouse-Lautrec avec les personnalités des cabarets et cafés-concerts, ou d’Alphonse Mucha avec Sarah Bernhardt. Plus généralement, le monde de la scène, du théâtre au cirque, de l’Opéra au cabaret, fascine les peintres et devient un sujet pictural en soi. La familiarité de ces deux milieux, le spectacle et la peinture, s’exprime donc à la fois dans les affiches et dans la pratique picturale.

Albert Guillaume (1873-1942) : À La Scala, 1903, lithographie en couleurs, Imprimerie Minot (Paris)
Eugène Grasset : Théâtre national de l'Odéon, 1890, lithographie en couleurs, Malherbe & Cellot, imprimeurs-éditeurs (Paris)
Henri de Toulouse-Lautrec : Théâtre Antoine La Gitane de Richepin, 1899-1900, lithographie en couleurs, Imprimerie Eugène Verneau (Paris)
Georges Rochegrosse (1859-1938) : Théâtre national de l'Opéra Comique. Louise de Gustave Charpentier, 1900, lithographie en couleurs, Imprimerie Delanchy & Cie (Paris)

L'art est dans la rue (II/II)
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Mucha et Sarah Bernhardt : la construction d’une icône
Sarah Bernhardt est certainement la première comédienne à maîtriser son image. À mesure de sa célébrité grandissante, elle peut exiger d’apparaître à son avantage sur les affiches. Au faîte de sa gloire au milieu des années 1890, sa bonne entente avec Alphonse Mucha se traduit par la création de huit affiches, aussitôt iconiques. Missionné dans l’urgence pour créer l’affiche de Gismonda, Mucha saisit la spécificité de l’actrice qu’il avait déjà dessinée sur scène. Il en propose une vision idéalisée, tout en mettant en avant les accessoires de chacun des rôles qui résument la pièce : la palme du martyr, la fleur de camélia, le glaive sanglant, etc.

Alphonse Mucha : 
Gismonda. Sarah Bernhardt. Théâtre de La Renaissance, 1895, lithographie en couleurs, Imprimerie Lemercier (Paris)
La Dame aux Camélias Sarah Bernhardt Théâtre de La Renaissance, 1899, lithographie en couleurs, Imprimerie Ferdinand Champenois
​Médée -Théâtre de La Renaissance Sarah Bernhardt, 1898, lithographie en couleurs, Imprimerie Ferdinand Champenois
Projet pour l'affiche Médée, 1898, fusain sur papier
Eugène Grasset : Jeanne d'Arc
- modèle refusé par Sarah Bernhardt
- modèle accepté
1890, chromotypographie, Imprimerie Draeger & Lesieur (Paris)
Grasset conçoit cette affiche lorsque Sarah Bernhard reprend la pièce Jeanne d'Arc de Jules Barbier, en 1890 au théâtre de la Porte Saint-Martin. Figure centrale de la composition, elle est également mise à l'honneur par son nom inscrit en bas de l'affiche, aussi grand que le titre de la pièce. Pour autant, la comédienne a refusé la première version: son visage, tourné vers le ciel, était moins reconnaissable, et la tenue dévoilant ses jambes contredisait la gravité qu'elle insufflait à son personnage.

L'art est dans la rue (II/II)
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Auguste Gorguet (1862 - 1927), Manuel Orazi (1860 - 1934) : Théodora, 1884, lithographie en couleurs, Imprimerie Delanchy, Ancourt et Cie (Paris)
Théophile Alexandre Steinlen : Tournée du Chat Noir de Rodolphe Salis, 1896, lithographie en couleurs, Imprimerie Charles Verneau (Paris)
Henri de Toulouse-Lautrec :
Aristide Bruant dans son cabaret, 1893, lithographie en couleurs, Imprimerie Edward Ancourt (Paris)
Le deuxième volume de Bruant illustré par Steinlen vient de paraître, 1893, lithographie en couleurs, Imprimerie Chaix (Paris)
Tous les soirs. Bruant au Mirliton, 1893, lithographie en couleurs, ​​​​​​​Imprimerie Chaix (Paris)
« Le Mirliton » désigne à la fois le cabaret personnel de Bruant, ouvert en 1885 à Montmartre, et la revue hebdomadaire dans laquelle il publie ses textes, de 1885 à 1906. La revue est en général illustrée par Steinlen, mais c'est à Toulouse-Lautrec, habitué de ses soirées, qu'il demande de composer ses affiches. Le peintre contribue puissamment à construire le personnage de Bruant, dans son habit de chasseur : large veste de velours, bottes, chapeau, qui résument si bien la figure du chansonnier qu'il peut être représenté de dos ; une posture aussi irrévérencieuse que ses chansons.

L'art est dans la rue (II/II)
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Henri de Toulouse-Lautrec :
Jane Avril. Jardin de Paris, 1893, lithographie en couleurs, Imprimerie Bourgerie & Cie (Paris)
Divan japonais, 1893, lithographie en couleurs, Imprimerie Edward Ancourt (Paris)
Situé au 75 rue des Martyrs, à Montmartre, le Divan Japonais, dont Toulouse-Lautrec est un habitué, accueille les spectateurs dans un décor japonisant. Les spectateurs représentés au premier plan sont la danseuse Jane Avril et l'écrivain et critique musical Édouard Dujardin, traits d'union entre la salle et la scène.
May Milton : épreuve avec remarque, 1895, lithographie en couleurs
May Belfort, 1895, lithographie en couleurs, Imprimerie Edward Ancourt (Paris)
Leonetto Cappiello : Folies-Bergère Tous les soirs spectacle varié,  1900, lithographie en couleurs, Imprimerie Chaix (Paris)
Théophile Alexandre Steinlen : Ambassadeurs Yvette Guilbert, 1894, lithographie en couleurs, Imprimerie Charles Verneau (Paris)

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Le spectacle de l’altérité
À côté des premières vedettes dont les noms s’imposent sur les affiches, l’univers du spectacle repose largement sur une mise en scène du « monde » vu de Paris. Les spectateurs sont invités à découvrir les prétendus représentants de sociétés lointaines, colonisées par les empires occidentaux. Les affiches insistent donc sur les traits pittoresques – costumes, accessoires – dans des numéros spécialisés réputés « inédits ». Le corps des individus fait aussi partie du spectacle : orné et vêtu selon des codes inconnus du public, il est montré comme doté de capacités différentes telles que la force, la souplesse et le sens de l’équilibre. Ces nombreuses affiches posent les bases de représentations fondées sur l’essentialisation des individus, leur réduction à des caractéristiques fantasmées.

Jules Grün (1868-1938) : Bal Tabarin, 1904, lithographie en couleurs, Imprimerie Chaix (Paris)
Jules Chéret :
Folies-Bergère. La Musique de l'avenir par les Bozza, 1881, lithographie en couleurs, Imprimerie Chaix (Paris)
Folies-Bergère Les Hanlon-Lees, 1878, lithographie en couleurs, Imprimerie Jules Chéret (Paris)
Anonyme : Folies Bergère Le Tatoué, 1874, lithographie en couleurs, Imprimerie Émile Lévy (Paris)

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Anonyme : Folies Bergère. Awata le célèbre jongleur japonais, vers 1895, lithographie en couleurs, Imprimerie François Appel (Paris)
Henri-Gabriel Ibels : Andrée Sumac dans ses boniments, vers 1897, lithographie en couleurs, Imprimerie E. Malfeyt & Cie (Paris)
Manuel Orazi : L'Hippodrome, 1905, lithographie en couleurs, Imprimerie Société d'impressions et d'art industriel (Paris)
Jules Chéret : Hippodrome, 1885,  lithographie en couleurs, Imprimerie Chaix (Paris)
Marcellin Auzolle (1862-1942) : Cinématographe Lumière, 1896, lithographie en couleurs, Imprimerie Eugène Pichot (Paris)
À la fin du XIXe siècle, un nouveau divertissement apparaît, le cinéma, notamment grâce à l'entreprise des frères Lumière. Rapidement populaire, il est au départ montré dans les salles de spectacle, dont beaucoup deviennent des cinémas après la Grande Guerre. Les musiciens habitués de l'établissement peuvent accompagner les films alors dénués de bande-son. On retrouve dans cette affiche une des manières usuelles d'évoquer le spectacle, en montrant autant le film que la salle, où se divertit un public familial.

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Dernière grande section de l'exposition :

La politique est dans la rue

L’âge d’or de l’affiche artistique advient dans une période marquée par des préoccupations d’ordre social, dans une IIIe République travaillée par une aspiration à de profonds changements. Considérant que « le peuple s’instruit dans la rue autant que dans la classe », l’architecte Frantz Jourdain pose la question de la responsabilité sociale de l’artiste en 1892, dans un article au titre fort : « L’art dans la rue ». Accessible à tous, l’affiche est mise au centre du débat sur l’art social par de nombreux auteurs tels Roger Marx, Joris-Karl Huysmans ou encore Gustave Kahn. Lieu de diffusion de l’affiche, la rue est aussi devenue un espace d’expression à part entière pour les citoyens. Moins violente qu’autrefois, la vie politique voit s’affirmer de nouvelles pratiques, comme les manifestations de rue. C’est dans ce contexte, marqué par une montée des extrêmes dans la capitale, qu’apparaissent les premières affiches illustrées politiques.

À l'entrée de la salle, un sombre tableau de Fernand Pelez (1848-1913) : Sans asile, 1883, huile sur toile.

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Léon Choubrac dit Hope (1847-1885) : Le Dernier Jour de la Commune Grand panorama, 1883, lithographie en couleurs, Imprimerie Franc (Paris)
Anonyme : Histoire d'un crime par Victor Hugo, 1878, lithographie en couleurs, Imprimerie Jules Chéret (Paris)
Relatant le coup d'État de Louis Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851, Histoire d'un crime. Déposition d'un témoin est un essai éminemment politique. Hugo en décide la publication par livraisons à partir de 1877, dans le contexte de crise que traverse la III République face à la menace d'une restauration monarchique. L'affiche met en scène le corps du député républicain Alphonse Baudin, mort sur les barricades, gisant sur une pierre brisée représentant la loi. La tache rouge de l'écharpe ensanglantée du député trouve un écho dans le sang versé au sol et met l'accent sur la République martyrisée.
Jules Chéret :
La Terre par E. Zola, 1889
L'Argent Roman inédit par E. Zola, 1890
Lithographies en couleurs, Imprimerie Chaix (Paris)

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Fernand Pelez : Gare. Voilà la vache enragée, 1897, lithographie en couleurs, Imprimerie Chaix (Paris)
Destinées à créer un fond d'entraide pour les artistes pauvres, les « vachalcades » sont des défilés carnavalesques organisés à Montmartre en 1896 et 1897 sous l'impulsion d'Adolphe Willette et avec le soutien de Jules Roques, patron du journal satirique Le Courrier français.
Léon Choubrac dit Hope : Les Débauches d'un confesseur par Léo Taxil et Karl Milo, 1884, lithographie en couleurs, Imprimerie de la Librairie anticléricale Marie Jogand (Paris)
Jules Chéret : Zézette par Oscar Méténier, 1890, lithographie en couleurs, Imprimerie Chaix (Paris)
Fils de commissaire de police, fondateur du théâtre du Grand Guignol, Oscar Méténier se passionne pour les bas-fonds urbains et les crimes, qu'il met en scène dans ses œuvres. Dans Zézette, il explore le milieu forain dont il décrit la misère et les turpitudes supposées. La scène violente représentée ici constitue le paroxysme de l'intrigue: un cadavre sanguinolent livré en pâture à des fauves de ménagerie rugissants. Ce type de représentation, qui flatte le goût pour le sordide, est largement répandu dans les affiches de romans-feuilletons.

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Théophile Alexandre Steinlen : Le Journal publie Paris par Émile Zola, 1897, lithographie en couleurs, Imprimerie Charles Verneau (Paris)
Henri de Toulouse-Lautrec :
Au pied de l'échafaud Mémoires de l'Abbé Faure, 1893, lithographie en couleurs
Reine de Joie. Par Victor Joze, 1892, lithographie en couleurs, Imprimerie Edward Ancourt (Paris)
Cette affiche fait la promotion de Reine de joie, mœurs du demi-monde, une nouvelle publiée par Victor Joze en 1892. L'écrivain y dépeint les relations d'une courtisane avec différents amants, parmi lesquels un riche banquier juif. L'affiche illustre l'un des passages du récit qui recourt à des stéréotypes ouvertement antisémites.

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Clémentine-Hélène Dufau (1869-1937) : La Fronde, 1898, lithographie en couleurs, Imprimerie Charles Verneau (Paris)
Fondé par la journaliste Marguerite Durand, le premier numéro de La Fronde paraît le 9 décembre 1897. Dans le paysage médiatique de la fin du siècle, ce quotidien se singularise par sa conception inédite : pour la première fois, un titre est dirigé, administré, rédigé et composé exclusivement par des femmes. En 1898, sa directrice fait appel à la jeune artiste Clémentine-Hélène Dufau pour promouvoir le journal. Elle dessine une affiche d'un féminisme explicite, qui mêle des femmes de toutes classes sociales regardant vers l'avenir.
Théophile Alexandre Steinlen : Le Petit Sou Journal de défense sociale, 1900, lithographie en couleurs, Imprimerie Charles Verneau (Paris)
Jules Grandjouan (1875-1968) : La Révolution, quotidien, 1906, lithographie en couleurs
Eugène Cadel (1862-1941) : Demandez partout l'Assiette au beurre, 1901, lithographie en couleurs, La Lithographie nouvelle (Asnières)
L'Assiette au beurre est un hebdomadaire satirique créé en 1901. De tendance anarchisante, le journal propose une formule innovante, se singularisant par la rareté du texte au profit d'illustrations en couleurs en pleine page, voire en double page. De nombreux artistes de premier plan, comme Jossot, Steinlen, Willette, van Dongen, ou encore Vallotton y collaborent.

L'art est dans la rue (II/II)
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Eugène Ogé (1861-1936) : La Lanterne. Journal Républicain Anti-clérical. Voilà l'ennemi!, 1902, lithographie en couleurs, Imprimerie Charles Verneau (Paris)
Henri Gustave Jossot (1866-1951) : L'Action. À bas les calottes!, 1903, lithographie en couleurs, Imprimerie Bourgerie & Cie (Paris)
Durant les années qui précèdent la loi de séparation des Églises et de l'État en 1905, la France est profondément divisée sur la question religieuse, qui oppose deux blocs antagonistes. En 1902, la nomination d'Émile Combes à la présidence du Conseil marque la victoire des anticléricaux, qui luttent contre l'ingérence de l'Église dans les affaires publiques. Conçue pour le lancement du journal L'Action, cette affiche témoigne de la virulence des attaques que se livrent les deux camps.

L'art est dans la rue (II/II)
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Louis-Alexandre Gosset de Guines dit André Gill (1840-1885) : Élections législatives du 2 février 1879. Arrondissement de Pontivy, 1879, impression photomécanique coloriée, Imprimerie La Bilette (Paris)
Alors que la production d'affiches illustrées se développe dans tous les domaines, les affiches électorales restent des placards de texte, sans image, jusqu'en 1914 et au-delà. Cette affiche d'André Gill constitue donc une des rares exceptions. Le grand dessinateur, caricaturiste et patron de presse poursuit son combat ici en soutenant le candidat « ami de la République » et du suffrage universel contre le réactionnaire « ami du Roi ». 
Adolphe Léon Willette (1857-1926) : Ad. Willette candidat antisémite, 1889, lithographie en noir
Peintre, caricaturiste, illustrateur et affichiste, Willette se présente comme « candidat antisémite » lors des élections législatives de 1889. Accueillie comme un canular, sa candidature ne recueille que 23 suffrages. L'affiche qu'il conçoit est symptomatique du développement d'un antisémitisme racial en France à partir des années 1880, marquées par le succès du pamphlet La France juive d'Édouard Drumont.
Anonyme : L'Ennemi, c'est lui, 1910, lithographie en couleurs, Imprimerie Affiches Belleville (Paris)
Sous la Ille République, l'influence politique et sociale de la franc-maçonnerie, à son apogée, s'accompagne d'une forte poussée d'hostilité à son encontre. L'antimaçonnisme touche les milieux catholiques, mais aussi le mouvement ouvrier où elle a pu être considérée comme une complice de la bourgeoisie et du capital.

L'art est dans la rue (II/II)
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Terminons sur deux affiches syndicales de Jules Grandjouan :
Public, apprends que chaque semaine les accidents de travail tuent trois des nôtres, 1910, lithographie en couleurs, Imprimerie du Syndicat (Paris)
Les victoires de la Ille République !!! Villeneuve Saint Georges, 1908, lithographie en couleurs, Union des Syndicats du département de la Seine, éditeur

et deux affiches d'Abel Faivre (1867-1945) faisant appel au civisme et à l'épargne des Français :
On les aura! 2e Emprunt de la Défense nationale, 1916
Pour la France versez votre or, 1915
Lithographies en couleurs, Imprimerie Devambez (Paris)

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