Terminons dans ce billet le parcours commencé dans notre billet des 20 novembre et 27 novembre derniers.
Une petite salle est consacrée à un seul tableau, La Ronde des Prisonniers, peint en 1890 par Vincent Van Gogh, quelques mois avant sa mort.
La Ronde des prisonniers se réfère à l'internement subi volontairement par le peintre à l'asile psychiatrique d'Aix-en-Provence, et ses personnages évoquent le cercle d'aliénés solitaires qui l'entourent. Privé de ses marches picturales à travers le paysage provençal, en manque de modèles, pauvre en papier, toile et couleurs, Van Gogh se tourne vers la copie de photographies ou de gravures en noir et blanc que lui envoie son frère Théo (ici, le dessin de Gustave Doré, Newgate, la Cour d'exercice (1872). Par sa charge émotionnelle et symbolique ce tableau occupe une place à part dans l'oeuvre ultime de Van Gogh. Ivan Morozov achètera l'œuvre en octobre 1909 afin de parachever sa collection de toiles de l'artiste, appartenant toutes à la période arlésienne où culmine l'art de Van Gogh.
Entre les mondes / Henri Matisse
Dans la galerie de peintures de la rue Pretchistenka, dix natures mortes incarnent le goût commun d'Henri Matisse et d'Ivan Morozov pour la contemplation rêveuse de ces univers clos, composés d'objets rares au coloris saturé et savamment mis en scène. La succession de ces toiles, acquises entre 1907 et 1913, frappe par la transformation rapide de l'art du peintre au tournant du siècle. Depuis La Bouteille de Schiedam (1896), dans laquelle les qualités picturales de Matisse s'inscrivent encore dans la grande tradition française (Chardin) ou hollandaise (Jan Davidsz de Heem), on assiste avec Pot bleu et Citron (1897) ou Fruits et Cafetière (1901) à l'intrusion violente de la couleur dans sa palette.
Nature morte à la cruche bleue (1898) ou Bouquet (Vase aux deux anses) (1907) marquent la précoce prédominance de la référence à Cézanne dans sa recherche.
Peu après avoir acquis son premier Matisse en 1907, Ivan Morozov rencontre l'artiste par l'entremise de Chtchoukine et lui commande deux toiles, Nature morte à La Danse (1909) et Fruits et Bronze (1910) qui enregistrent l'évolution du peintre vers un art toujours plus complexe dominé par la couleur pure.
En 1911, il lui fait une nouvelle commande de deux natures mortes et d'un paysage qui conduira le peintre à la réalisation de l'un des chefs-d'œuvre de cette période, le Triptyque marocain. Cet énigmatique montage des genres entrelaçant paysage, nature-morte et portrait, est peint à l'hiver 1912-1913 lors du second voyage du peintre à Tanger.
Des nus dans l'atelier
Fait rarissime pour la Russie de l'époque, les collections de Mikhaïl et d'Ivan Morozov consacrent au genre du nu de nombreux dessins, sculptures et peintures. Que ce soit avec les pastels de Degas, les sculptures de Rodin et Claudel, ou à travers la séquence de peintures de Bonnard, Denis, Matisse, Friesz, Manzana-Pissarro, Manguin, Guérin ou Puy, ces œuvres de la collection Morozov participent d'une tentative de saisie du mouvement dans les suspens, torsions et tensions extrêmes des poses observées, ou de l'énigme de ces figures à la fois surexposées et détournées, cachées, tronquées.
Edgar Degas (1834-1917) :
Après le bain, pastel, tempera, gouache, fusain sur papier brun contrecollé sur carton, 1895
Femme s'essuyant, pastel sur papier brun, 1884
Parmi les nombreuses sculptures exposées dans la salle, ce bronze de 1884 d'Auguste Rodin, L'Éternel Printemps
Pierre Bonnard : La Glace du cabinet de toilette, 1908
Maurice Denis : Plage à Perros-Guirec. La Plage verte, 1909
Henri Matisse : Jeanne nue, 1908
Émile Othon Friesz : Tentation, 1910
Georges Manzana-Pissarro (1871-1961) :
Zèbres à la source, 1906
Paon et un nu. Anis al Djalis, conte arabe, 1907
Henri Charles Manguin (1874-1949) : La Baigneuse, près de Saint-Tropez, 1906
Charles Guérin (1875-1939) : Le Modèle, 1910
Jean Puy (1876-1960) [voir notre billet du 28 Août dernier] : Scène d'atelier, 1912
Trois nus de Sergueï Konenkov
Ivan Morozov porta un intérêt continu au genre du nu et réunit une collection de sculptures occidentales et russes qui lui est dédiée. On compte dans la collection russe d'lvan Morozov un important ensemble de nus de Sergueï Konenkov (1874-1971), sculpteur à la légende sulfureuse dont la première œuvre fut jugée si provocatrice qu'elle fut littéralement détruite « à coups de marteau » par ses furieux professeurs de l'École de peinture, sculpture et architecture de Moscou. Surnommé à Moscou « le Rodin russe », il deviendra au début des années vingt l'un des artistes officiels du régime soviétique. Sont présentées ici trois œuvres issues de la collection Morozov pour la période 1913-1916. On pourra les confronter aux grands nus classicisants d'Aristide Maillol, rendus également «à l'échelle humaine» et antérieurs de quelques années à peine, présentés dans la salle suivante.
L'histoire de Psyché
Maurice Denis, Aristide Maillol
La dernière salle du parcours est grandiose. Elle fait référence au salon de musique d'Ivan Morozov, décoré par Maurice Denis à partir de ses panneaux de 1908 retraçant l'Histoire de Psyché , complété par de grands vases et de nouveaux panneaux réalisés en 1909, et un groupe de sculptures commandé à Aristide Maillol par l'intermédiaire de Denis.
En juin 2019, le Salon de musique d'Ivan Morozov, avec son décor et son mobilier, est recréé dans le parcours des collections permanentes du musée de l'Ermitage. Cette opération de restitution patrimoniale incluant les 13 peintures originales a été réalisée grâce au mécénat du groupe français LVMH.
Aujourd'hui, l'exposition «La Collection Morozov. Icônes de l'art moderne», permet pour la toute première fois depuis 1918 de contempler ensemble la totalité des panneaux de Maurice Denis, deux de ses grands vases et le groupe des sculptures en bronze « à l'échelle humaine » d'Aristide Maillol.
(au dessus de la porte de sortie, le panneau additionnel 1 Abandon de Psyché, 1909)
Aristide Maillol (1861-1944) :
Pomone et Flore
Le Printemps et l'Été
Bronzes (1911-1912) commandés en janvier 1909 par Ivan Morozov
L'entrée de la salle, avec le panneau additionnel 2 L'Amour emporte Psyché au ciel, 1909
deux panneaux décoratifs latéraux
et deux des grands vases de Maurice Denis.
Panneau I L'Amour s'éprend de la beauté de Psyché, 1908
Panneau II Zéphir transporte Psyché dans une île de désir, 1908
Panneau III Psyché découvre que son mystérieux amant est l'Amour, 1908
Panneau IV La Vengeance de Vénus, 1908
Panneau V Jupiter en présence des dieux, 1908
Avant de terminer cette série de billets sur ce que nous considérons comme l'événement de la saison, quelques tableaux des salles précédentes qui avaient échappé à notre parcours : en effet, le décalage des dates dû à la pandémie a fait que les toiles de Mikhaïl Vroubel présentes dans les deux premiers billets ont dû repartir à la Galerie Trétiakov à Moscou pour une rétrospective de l'œuvre de ce peintre . Elles ont été remplacées par d'autres toiles d'artistes russes de la collection, que nous avons découvertes lors d'une autre visite :
Pas moins de trois toiles pour remplacer le grand tableau Lilas :
Valentin Sérov : Sirène, 1896
Boris Anisfeld (1878-1973) : Étude en vert. Midi, 1906
Alexandre Golovine : Paysage. Pavlovsk, 1911
et à la place du Portrait du poète Valeri Brioussov :
Natalia Gontcharova (1881-1962) : Le Fumeur, 1911